Samuel Ling Wei Chan. Aristocracy of Armed Talent. The Military Elite in Singapore. Singapore: NUS Press, 2019, XXVII + 495 p., ISBN 978-981-3250-07-9
Samuel Ling Wei Chan. Aristocracy of Armed Talent. The Military Elite in Singapore. Singapore: NUS Press, 2019, XXVII + 495 p., ISBN 978-981-3250-07-9
Texte intégral
1Rares sont les travaux académiques contemporains concernant Singapour qui ne cherchent pas à démontrer l’exceptionnalité de la Cité-État. Cela n’est guère surprenant lorsque l’on sait à quel point, depuis sa fondation en 1965 à titre de république pleinement indépendante, ses dirigeants et même une proportion dominante de ses citoyens ont eu à cœur de faire valoir son caractère singulier. Singulier mais aussi profondément original, car, tout en étant largement autogénérées, les innovations de la petite république insulaire, qu’elles soient sociales, économiques, urbanistiques, commerciales, industrielles ou autres, s’inspirent constamment des expériences étrangères, quitte à les adapter ou à les ignorer totalement, mais pour faire mieux.
2C’est un peu ce que Samuel Ling Wei Chan cherche à démonter en dressant un portrait minutieux des hauts gradés des forces armées singapouriennes : ceux-ci sont d’un calibre exceptionnel et représentent une élite particulièrement bien éduquée, alors que leur formation s’inspire de ce qui se fait de mieux sur ce plan dans le monde.
3Composé de neuf chapitres, le livre qui leur est entièrement consacré est d’inégale longueur et, il faut bien l’admettre, d’inégale qualité. Le premier et le dernier chapitres tiennent lieu d’introduction et de conclusion. L’introduction et le deuxième chapitre s’avèrent les plus intéressants, du moins pour ceux qui s’intéressent aux conditions et aux étapes du développement des forces armées de la Cité-État.
4Ainsi, l’ampleur de la tâche consistant à équiper une jeune et petite nation de forces armées professionnelles, dans un environnement régional perçu comme instable et dangereux, est bien évidemment souligné, même si on aurait aimé que cela soit réalisé de façon un peu mieux documentée et nuancée. Ainsi, même si le retrait des imposants effectifs militaires britanniques, effectué de 1967 à 1971, a entraîné de sérieux problèmes économiques, notamment du point de vue de l’emploi, le legs à la petite république des immenses installations, en particulier des bases aériennes et de la base navale, s’avéra crucial au développement des forces armées locales. Tout aussi important, semble-t-il, fut le rôle des conseillers israéliens.
5Au cœur du dispositif de défense, le service militaire obligatoire des hommes a été instauré en 1967, deux ans après la pleine indépendance, dans un contexte où le budget national était déjà fort sollicité par les grands chantiers de développement du logement social et du réseau de l’éducation. Pendant quelques années, les investissements en nouveau matériel militaire durent donc demeurer modestes, du moins pendant les quelques années où le parapluie militaire britannique était maintenu, avec l’appui d’unités militaires australiennes et néozélandaises. Puis, dès la fin des années 1960, avec le développement fulgurant des parcs industriels et de la fonction portuaire, accueillant des investissements étrangers massifs, la disponibilité budgétaire s’est accrue de façon substantielle et l’est demeurée. Ainsi a pu être poursuivi l’objectif de mettre en place des forces armées d’élite, particulièrement bien équipées, en particulier au plan de la défense aérienne, modèle israélien oblige.
6Un thème récurrent tout au long de ces deux chapitres, à vrai dire tout au long du livre, est celui de politiques sans cesse affinées de promotion de la vocation militaire auprès d’une population réputée peu attirée par le métier des armes. Ce qui est assez facile à comprendre, l’auteur en est bien conscient : dès les années 1970, la croissance rapide de la richesse collective et son partage par un grand nombre rendaient peu attirants les salaires des militaires. Les autorités singapouriennes durent dès lors prendre des décisions budgétaires conséquentes pour en assurer la compétitivité, à tous les niveaux de la hiérarchie, en particulier bien sûr parmi les hauts gradés.
7C’est au recrutement de ceux-ci et à leurs motifs de carrière que sont consacrés les troisième et quatrième chapitres. Ceux-ci portent sur la compilation et l’analyse d’une série de très longs entretiens menés par l’auteur, en 2016-2017 semble-t-il, auprès de 28 généraux et amiraux à la retraite. Ceux-ci ont été choisis parmi les 170 officiers supérieurs, ou « flag officers », ayant porté au moins une étoile de général ou d’amiral entre les années 1965 et 2018. C’est de cette élite militaire qu’il est question dans le titre et tout au long de l’ouvrage.
8Cent-soixante-neuf de ces hauts gradés sont des hommes, les 28 ayant agi comme répondants semblent l’être aussi, les femmes étant très peu présentes au sein des forces armées. Les hauts gradés militaires sont aussi très majoritairement chinois, à 95%, alors que la population chinoise compte pour quelque 75% de l’ensemble des citoyens singapouriens, les Malais et les Indiens pour 14% et 9% respectivement. Autre caractéristique essentielle, la quasi-totalité des hauts gradés et des répondants ont poursuivi des études universitaires ou professionnelles avancées, grâce à des bourses pour la plupart attribuées par le gouvernement singapourien. D’où la distinction au sein des forces armées du pays entre les « scholars » ou lettrés, et les « farmers » ou paysans. Peu flatteuse, cette distinction est en droite ligne avec l’élitisme éducatif et la méritocratie singapourienne. Ainsi Lee Hsieng Loong, depuis 2004 premier ministre, troisième depuis la fondation moderne de la Cité-État, est le fils du premier ministre Lee Kuan Yew (1965-1990). Ancien général de brigade, il est diplômé comme son père de l’Université de Cambridge en Angleterre! Quant à Goh Chok Tong, celui qui a servi comme premier ministre intérimaire (1990-2004), il était diplômé de l’université Harvard.
9Consacrés aux mécanismes de promotion au sein de la hiérarchie militaire singapourienne, ainsi qu’à la structure organisationnelle qui en résulte, le cinquième et le sixième chapitres sont eux aussi largement fondés sur le résultat des entretiens avec ces 28 répondants. Le cinquième est sans doute le moins rigoureux du livre alors que l’on y a droit aux opinions des répondants sur une foule de sujets dont on se demande ce qu’ils font dans un livre pareil. Encore que, s’agissant d’élite, les potins sont sans doute révélateurs. Mais le problème que ce chapitre fait ressortir, d’ailleurs présent à travers tout le livre, est celui de la rigueur et de la clarté des analyses. Afin de réaliser celles-ci, l’auteur passe souvent et de façon pas toujours claire, d’une méthode à l’autre, soit le recours à d’abondantes sources écrites, soit celui aux déclarations de ses répondants. Si cela peut être acceptable en soi, il aurait au moins fallu que cela soit mieux expliqué. Le septième chapitre porte à la fois sur le volet formation de ces militaires d’élite, en particulier sur l’imposant programme de bourses d’étude et sur la durée, souvent assez courte, des carrières militaires ; aussi sur le fait que bon nombre de ces haut gradés reviennent à la vie civile, discrètement semble-t-il et en coupant tous les liens avec l’establishment militaire. Sur cette question, cruciale quant à la séparation entre le pouvoir militaire et le pouvoir politique, Chan est très clair et convaincant : il n’y a pas ou que très peu de jeu d’influences, pas de magouilles, pas de double-rôle, pas de corruption, méritocratie oblige !
10Le huitième chapitre ainsi que la conclusion ont le mérite de repasser en revue, de façon limpide et utile, quelques-uns des grands enjeux auxquels le pays a été confronté. Ceux-ci comprennent les difficiles décisions prises pour établir le service militaire obligatoire, toujours en vigueur aujourd’hui, et la construction de forces armées dissuasives, à la présence étonnamment discrète, bien que très réelle, dans le petit territoire national de quelque 720 km2. Des décisions généralement judicieuses, il a fallu en prendre pour s’adapter à l’évolution des tensions et des alliances militaires dans la région et à l’enrichissement et l’embourgeoisement tout à fait exceptionnels, dès les années 1970, d’une majorité des citoyens singapouriens, généralement peu attirés par la carrière militaire. Sur ce plan, notamment par l’appel à la fierté nationale et au patriotisme, tout comme aux investissements appropriés, le vice premier-ministre Goh Keng Swee a été l’un des décideurs-clés dans cette affaire. Compagnon de la première heure (1959) de Lee Kuan Yew, il a agi comme vice-premier ministre (1973-84) de la République insulaire et rempli plusieurs postes ministériels, dont ceux des Finances (1967-70), de l’Éducation (1979-80 et 1981-84) et, surtout, de la Défense (1965 à 1979).
11Il s’avère que, à défaut d’avoir connu le feu de la guerre, les diverses unités singapouriennes d’infanterie, de marine et d’aviation ont acquis et continuent à acquérir une large expérience de formation outre-mer, y compris en France pour les aviateurs, et d’interventions humanitaires aux quatre coins du globe, dont aux États-Unis lorsque l’ouragan Katrina frappa dans le delta du Mississippi à la fin septembre 2005.
12Il apparaît évident que l’ouvrage de Chan a certes quelques défauts, dont celui de ne pas être d’une lecture facile. L’une des principales raisons derrière ce problème est le recours tout à fait excessif de l’auteur aux abréviations. Le lexique, d’une longueur de 12 pages, en dresse une liste de quelque 360, par ailleurs abondamment utilisées à travers tout l’ouvrage. On en trouve en moyenne une bonne quinzaine par page, souvent jusqu’à 30 !
13Celui qui parvient tout de même à lire l’ouvrage en entier ne peut que reconnaître l’exceptionnelle richesse, même la candeur, des données compilées et analysées mais aussi de la documentation consultée et présentée, y compris dans la centaine de pages consacrées aux annexes et la vingtaine à la bibliographie. Surtout, le lecteur doit admettre qu’en publiant pareille étude sur un sujet pourtant sensible, politiquement explosif, concernant une république réputée très portée sur la censure et le contrôle de l’opinion publique, l’auteur et son éditeur ont réussi un coup de maître. Plusieurs devront revoir leurs opinions sur la nature de l’autocratie et de la méritocratie singapouriennes.
Pour citer cet article
Référence papier
Rodolphe De Koninck, « Samuel Ling Wei Chan. Aristocracy of Armed Talent. The Military Elite in Singapore. Singapore: NUS Press, 2019, XXVII + 495 p., ISBN 978-981-3250-07-9 », Archipel, 100 | 2020, 256-260.
Référence électronique
Rodolphe De Koninck, « Samuel Ling Wei Chan. Aristocracy of Armed Talent. The Military Elite in Singapore. Singapore: NUS Press, 2019, XXVII + 495 p., ISBN 978-981-3250-07-9 », Archipel [En ligne], 100 | 2020, mis en ligne le 28 novembre 2020, consulté le 26 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archipel/2292 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/archipel.2292
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