Penser un islam apaisé : trois ouvrages récents sur la question
Texte intégral
1Carool Kersten, Islam in Indonesia. The Contest for Society, Ideas and Values, London, Hurst & Company, 2015, XX, 373 pages ; ISBN 9781849044370 (paperback)
Carool Kersten, Contemporary Thought in the Muslim World: Trends, Themes and Issues, London and New York, Routledge, 2019, 218 pages ; ISBN: 9780415855075 (hardback : alk. paper), ISBN: 9780415855082 (pbk.); ISBN: 9780203740255 (electronic bk.)
Ahmad Syafi Maarif, Islam, Humanity, and Indonesian Identity: Reflections on History, Leiden, Leiden University Press (LUP), 2018, 286 pages ; ISBN: 9789087283018, 9789400603097 (e-pub)
2Les études portant sur les aspects politiques, culturels et sociaux de l’Islam indonésien se sont multipliées depuis une vingtaine d’années à un rythme impressionnant qui s’explique par l’importance prise par la religion musulmane dans l’espace public. Très présente dans ces domaines, la recherche indonésienne a été complétée par la publication d’une trentaine d’ouvrages de référence publiés dans des langues occidentales (très majoritairement en anglais, plus rarement en français, en allemand ou en néerlandais) qui ont permis de mieux faire connaître ces évolutions en dehors des frontières de l’Archipel. Cette diffusion du savoir présente cependant un angle mort : l’analyse des ressorts théologiques et intellectuels de ce mouvement de renouveau musulman demeure cependant bien en-deçà de ce que l’on pourrait attendre au vu de l’impressionnante production des nombreux penseurs musulmans indonésiens. Publiant dans leur immense majorité dans leur langue, leurs œuvres demeurent largement inaccessibles et il faut, à cet égard, saluer la publication de trois ouvrages récents en anglais qui viennent combler à point nommé ce vide regrettable.
3Paru en 2015, le livre de Carool Kersten, Islam in Indonesia. The Contest for Society, Ideas and Values, constitue le premier volet d’une œuvre ambitieuse visant à replacer l’Indonésie sur la carte de la pensée islamique mondiale. S’appuyant sur une analyse très fine de plusieurs dizaines d’ouvrages publiés dans l’Archipel – à l’exception notable de ceux des représentants des tendances les plus radicales – ce premier volume propose une cartographie diachronique des différents courants de pensée de l’Islam indonésien. Il souligne, en particulier, l’estompement progressif de la dichotomie classique entre réformisme, principalement représenté par la Muhammadiyah (fondée en 1912) et traditionalisme, défendu par le Nahdlatul Ulama (né en 1926) au profit d’une opposition entre courants conservateurs et progressistes (chapitre 1).
4Cette remise en cause des frontières théologiques traditionnelles remonte au début des années 1970, lorsqu’une première génération d’intellectuels musulmans formés à la fois dans des universités islamiques (Égypte, Pakistan) et des universités occidentales (McGill au Canada principalement) s’emparèrent des postes à responsabilités du ministère des Religions, habituellement réservés aux dirigeants du Nahdlatul Ulama et de la Muhammadiyah. À la suite de sa formation au Canada, l’un de ces jeunes universitaires, Harun Nasution, fut chargé par le ministre (Abdul Mukti Ali) de repenser entièrement le cursus des études supérieures islamiques en Indonésie. Étant lui-même recteur d’un Institut islamique d’État (IAIN), celui de Jakarta, il encouragea l’ouverture de ces institutions religieuses universitaires aux sciences sociales mais aussi à l’étude de courants musulmans jugés déviants par l’orthodoxie sunnite. Cette réforme permit l’éclosion de puissants courants de pensée dont les plus influents furent bientôt connus sous les noms de Mazhab Ciputat (du nom du quartier de l’IAIN de Jakarta) et de Mazhab Yogyakarta, en référence aux écoles de rites (madhab) du sunnisme.
5Encouragé par d’autres établissements, comme l’université islamique privée Paramadina, fondée par Nurcholish Madjid, ou encore certaines pesantren (écoles coraniques) du Nahdlatul Ulama, ce mouvement entraîna le développement d’un islam dit substantif (par opposition à normatif) qui contribua à brouiller les frontières entre traditionalisme et réformisme musulman (chapitre 2). À la faveur de la dissémination des jeunes diplômés de ces divers établissements, porteurs d’un véritable phénomène de crowd thinking, plusieurs organisations furent fondées pour porter ce renouveau de la pensée musulmane en milieu néo-santri : le Jarigan Islam Liberal (Courant de l’islam libéral, JIL), le Jarigan Intellectual Muhammadiyah Muda (Réseau des jeunes intellectuels de la Muhammadiyah, JIMM) ou encore les réseaux Gusdurian (influencés par la théologie audacieuse d’Abdurrahman Wahid dit Gus Dur, ancien président de la République et figure tutélaire du Nahdlatul Ulama).
6Ces jeunes intellectuels établirent des liens fructueux entre post-traditionalisme et néo-modernisme selon le jargon consacré (chapitre 3). Ils bousculèrent leurs aînés en se plaçant souvent en opposition ouverte face aux conservateurs de la Muhammadiyah (Din Syamsuddin) et du Nahdlatul Ulama (Ma’aruf Amin et Sahal Mahfudh) et contribuèrent à la formation d’un front informel pour la défense du Pancasila face à l’islamisme militant (chapitre 4). L’affrontement entre approches « formalistes » et « substantivistes » de l’islam porta particulièrement autour des questions de droit.
7La progression de la place de la loi islamique dans le droit positif indonésien, amorcée sous l’Ordre nouveau avec la loi sur les tribunaux religieux de 1989 puis poursuivie avec la « Compilation juridique » (Kompilasi Hukum) de 1991, connut une accélération aussi brouillonne que spectaculaire avec la Reformasi (autorisation de la charia à Aceh, règlementations régionales inspirées de la loi islamique, les fameux perda sharia ailleurs), suscitant de nombreux débats parmi les intellectuels musulmans (chapitre 5). Somme remarquable, ce premier ouvrage, consacré exclusivement aux penseurs de l’Archipel, ne permettait pas pour autant de les situer à l’échelle du monde musulman.
8C’est à cette tâche que s’est attelé Carool Kersten dans son nouvel opus, Contemporary Thought in the Muslim World: Trends, Themes and Issues (2019). Tout aussi dense et érudit que le premier, ce second ouvrage met en lumière à la fois les circulations ayant nourri les penseurs indonésiens et l’originalité de la scène intellectuelle du pays s’agissant des questions religieuses. Afin de présenter de manière synthétique une carte du monde musulman contemporain, l’auteur propose, fort utilement, de réduire à trois les catégories désignant les divers courants de pensée musulmans, alors qu’on peut en compter jusqu’à plusieurs dizaines si l’on cumule l’ensemble des taxinomies utilisées dans ce domaine (chapitre 1).
9La première regroupe les « musulmans traditionnels, socialement conservateurs » qui, face à la polarisation croissante de leur religion, mettent l’accent sur leur rôle d’intermédiation caractérisée par la tempérance et la tolérance. Cette première catégorie, très présente parmi les figures d’autorité des grandes institutions de l’Islam comme Al-Azhar au Caire, l’est également en Indonésie au sein du Nahdlatul Ulama avec des théologiens comme Salal Mahfudh (1937-2014), Mustofa Bisri (né en 1946), ou encore Said Aqil Siradj (né en 1953) et Masdar Farid Ma’sudi (né en 1954). Ce courant a été influencé par des penseurs comme le Palestino-Américain Ismaʿil Raji al-Faruqi (1921-1986), le Malaisien Syed Naguib al-Attas (né en 1931) et l’Iranien Seyyed Hossein Nasr (né en 1933) qui ont été, depuis les années 1970, les précurseurs d’une « islamisation de la connaissance ».
10Une seconde catégorie regroupe les « réactionnaires », dont le projet de retour à une pensée islamique souvent anhistorique est né d’une insatisfaction à l’égard du monde musulman contemporain. Principal représentant de ce courant, l’Égyptien Sayyid Qutb (1906-1966) a eu une influence planétaire. Pourtant, comme dans son premier ouvrage, Carool Kersten ne s’intéresse pas à ses épigones indonésiens.
11Un dernier groupe rassemble les tenants d’un « discours islamique progressiste », périphrase que l’auteur préfère au terme de « libéral », piégé, selon lui, comme le sont ceux de « modéré » ou de « fondamentaliste » pour les catégories précédentes. Quatre figures tutélaires ont posé et diffusé les jalons de ce renouveau dans l’islam sunnite : l’historien franco-algérien, Mohammed Arkoun (1928-2010), les philosophes marocain Mohammed Abed al-Jabri (1935-2010) et égyptien Hasan Hanafi (né en 1935) et, enfin, le spécialiste d’herméneutique littéraire, lui aussi égyptien, Nasr Hamid Abu Zayd (1943-2010). En milieu chiite, l’Iranien Abdolkarim Soroush (né en 1945) a eu un rôle similaire. Cet islam progressiste, fondé sur une approche croisant théologie et sciences humaines et sociales, eut un grand retentissement dans les milieux musulmans occidentaux, en Turquie et en Indonésie. Cette influence fut toutefois limitée par la nature académique des principaux écrits de ces auteurs, beaucoup plus difficilement accessibles aux croyants les moins éduqués que les œuvres des réactionnaires.
12Une fois posée cette nouvelle taxinomie des différents courants religieux, Carool Kersten la passe au crible de cinq thèmes principaux montrant ainsi une relative fluidité de ces catégories, au sens où certains auteurs peuvent passer de l’une à l’autre en fonction des sujets évoqués. Consacré aux « philosophies de la connaissance », le chapitre 2 revient sur le timide retour du rationalisme au sein d’une communauté musulmane ayant consacré la primauté des connaissances transmises, depuis l’abandon du Mutazilisme au IXe siècle de notre ère. La question est d’autant plus sensible s’agissant de l’exégèse coranique (chapitre 3) que le statut très particulier du Coran « incréé » la rend délicate, voire dangereuse, comme en témoigne l’exécution pour apostasie du Soudanais Mahmoud Mohamed Taha (1909-1985) ou encore les controverses ayant conduit Nasr Hamid Abu Zayd et Abdolkarim Soroush à quitter leurs pays du fait de leurs travaux.
13En comparaison, le soufisme (chapitre 4 « Les dimensions spirituelles de la pensée musulmane contemporaine ») demeure un espace de liberté relative malgré les attaques des réactionnaires. L’intérêt renouvelé pour la poésie soufie médiévale (et tout particulièrement pour Ibn al-Arabi et Djalâl ad-Dîn Rûmî) s’accompagne du développement d’un « soufisme urbain », particulièrement au sein des nouvelles classes moyennes éduquées.
14Consacré à la relation entre islam et politique, le chapitre 5 analyse l’évolution des différents courants de pensée musulmans dans leurs rapports à la laïcité, à la liberté et à la démocratie. En ce domaine, la question du Califat demeure, depuis sa disparition en 1924, un enjeu symbolique majeur. Dans les milieux réactionnaires, l’existence d’une figure de proue unificatrice continue de captiver de nombreux musulmans qui relisent l’histoire du siècle écoulé au prisme du traumatisme de sa perte. À l’inverse, depuis l’ouvrage pionnier d’Ali Abd al-Raziq (Islam and the Foundations of Political Power, 1925), dans lequel cet érudit religieux formé à al-Azhar soutenait que ni le Coran ni les Traditions du Prophète ne contenaient de soutien concret à une forme prescrite de gouvernance islamique, les tenants d’un discours islamique progressiste se sont penchés sans tabou sur la question.
15Plus récemment, un autre mode de pensée sur la domination islamique s’est également développé parmi les érudits sunnites de l’Islam traditionnel et conservateur. Moins préoccupé par la forme spécifique de gouvernance et plus soucieux de veiller à ce que la substance des enseignements de l’islam soit mise en œuvre, il se désigne sous la notion coranique de wasatiyya ou « communauté du juste milieu » en se situant, sur ce thème, à égale distance des progressistes et des réactionnaires.
16Autre sujet emblématique, celui de la charia (chapitre 6) est considéré, par les courants conservateurs et réactionnaires, comme un système juridique complet et applicable dans un État moderne. Les progressistes insistent quant à eux sur l’étymologie du terme, suggérant plutôt une ligne directrice éthique pour les croyants. Ils sont partisans d’une réinterprétation substantiviste de ce corpus de textes et dénoncent les ré-applications de la loi islamique comme de nouveaux moyens de contrôle social.
17Le chapitre 7 (« Traiter de la différence et de la pluralité ») aborde les questions relatives à la liberté de religion, de conviction et d’expression et par extension, à la question des droits de l’homme. Il établit à cet égard un lien entre les attitudes musulmanes à l’égard des femmes, l’égalité des sexes, la pluralité religieuse et les droits de l’homme. Il met en lumière, dans ce domaine, l’œuvre de théologiennes musulmanes féministes comme Amina Wadud (née en 1952) et Fatima Mernissi (1940-2015) qui ont su utiliser le slogan du « retour au Coran et à la Sunna » pour combattre les courants conservateurs et réactionnaires avec leurs propres armes.
18L’ouvrage se conclut par un rapide tour d’horizon des positions ou des différents courants de pensée quant aux grands « enjeux du XXIe siècle » (mondialisation, crise écologique, éthique médicale et bioéthique). Le grand intérêt de ce volume, en dehors du fait qu’il livre, de manière synthétique et très lisible, une grande masse d’informations relatives à l’histoire théologique et intellectuelle récente de l’Islam dans le monde, est de nous permettre de situer, précisément et pour la première fois, l’Indonésie dans ce tableau d’ensemble.
19À cet égard, la parution (2018), dans une traduction anglaise, de la seconde édition révisée d’un ouvrage fondamental de l’un des grands penseurs de l’Islam indonésien doit être également saluée. Ancien président de la Muhammadiyah (2000-2005), Ahmad Syafi Maarif, est l’un des trois Indonésiens à s’être vu décerner le titre de guru bangsa (professeur de la nation) par ses compatriotes musulmans. Les deux autres, Nurcholish Madjid (1939-2005) et Abdurrahaman Wahid (1940-2009), étant décédés, il en est le seul détenteur vivant ce qui rendait d’autant plus regrettable l’inaccessibilité de sa pensée à qui ne lisait pas l’indonésien. Islam, Humanity, and Indonesian Identity: Reflections on History, vient combler ce manque et permet de découvrir l’un des intellectuels les plus influents de ce « discours islamique progressiste » qu’analyse Carool Kersten.
20Comme le rappelle Herman L. Beck dans sa longue préface, Ahmad Syafi Maarif est un éminent représentant de cette diaspora minang qui a tant apporté à l’Islam indonésien. Né en 1935 à Sumpur Kudus, hameau rural de l’ouest de Sumatra, il suit, dès son plus jeune âge, une double formation, alternant les cours à l’école publique où il reçoit une éducation primaire classique le matin et les cours de religion l’après-midi, donnés dans la petite maison de prière communautaire (surau) de son village. Il poursuit ensuite ses études à Yogyakarta, berceau de la Muhammadiyah dont il devient membre. Comme il l’expliquera lui-même plus tard dans son autobiographie, il appartenait alors au courant de l’organisation réformiste que l’on qualifierait aujourd’hui de fondamentaliste et était très influencé par la pensée du théologien radical pakistanais Sayyid Abul Alad Maududi (1903-1979). C’est auprès de l’un des compatriotes de ce dernier, Fazlur Rahman (1919-1988), qu’il découvre un islam ouvert et progressiste.
21Après avoir rédigé, sous sa direction à l’université de Chicago, une thèse de doctorat consacrée aux débats sur la place de l’islam à la Constituante, il revient en Indonésie au milieu des années 1970 et devient un fervent défenseur de la démocratie et du Pancasila dont il était auparavant un féroce critique. Devenu président de la Muhammadiyah au lendemain de la Reformasi, il incarne le virage libéral de l’organisation en défendant, par exemple, le droit d’adhérer à une religion autre que l’une des six religions « officielles » d’Indonésie et même celui d’être athée. Après la fin de son mandat, son influence a quelque peu reculé au sein de l’organisation réformiste, marquée par le tournant conservateur qui touche alors l’ensemble de l’Islam indonésien. Depuis 2015 toutefois, la nouvelle direction s’est rapprochée de sa ligne progressiste et de nombreux jeunes se revendiquent de la pensée de celui qui a été l’une des rares personnalités musulmanes à prendre ouvertement la défense de Basuki Tjahaja Purnama (Ahok), l’ancien gouverneur de Jakarta condamné pour blasphème.
22Plus qu’une réflexion théologique, Islam, Humanity, and Indonesian Identity est le plaidoyer sans concession d’un croyant qui, au soir de sa vie, entend brandir l’étendard d’un optimisme de raison face au « pessimisme et au sentiment de stagnation culturelle », dominant au sein de la communauté musulmane indonésienne et de l’Oumma. Dans son introduction Syafi Maarif se désole du faible niveau moral des politiciens de son pays depuis la disparition de la génération des pères fondateurs. Mais il affirme aussi sa conviction, forgée durant de longues années au service du Pancasila et du dialogue interreligieux, de voir « l’Indonésie être sauvée ». Ce salut par la modération et la tolérance se situe pour lui à l’exact opposé des discours d’une minorité agissante de « personnes – égoïstes et bouffies de rhétorique bon marché – qui insistent pour montrer de l’Islam un visage féroce » et qui ont donné naissance à « un monstre qui prétend parler au nom de Dieu et s’est clairement détaché́ de la charia au sens propre du terme ». Pour lui, c’est bien l’association entre mauvaise gouvernance et Islam de peur qui a conduit le pays dans une ornière morale et qu’il faut donc combattre par une analyse mêlant histoire indonésienne et exégèse coranique.
23Très influencé dans ce dernier domaine par la pensée de son maître Fazlur Rahman, Maarif revient tout au long de son livre sur la nécessaire contextualisation de toute bonne théologie musulmane. Le discours est à cet égard stimulant, mais la principale originalité de l’ouvrage se situe sans doute plus dans ses longues analyses de l’histoire de l’Indonésie qui illustrent ces considérations religieuses. La liberté de ton de l’auteur, à l’égard d’un discours victimaire souvent dominant au sein de l’islam réformiste, est à la fois frappante et salutaire. Prenant le contre-pied d’une lecture univoque de la formation de la nation indonésienne et de son identité religieuse, Syafi Maarif consacre l’essentiel de son premier chapitre (« Islam and Nusantara ») à déboulonner méthodiquement quelques statues emblématiques de la martyrologie islamiste classique.
24Pour lui, la longue et tardive islamisation de l’Archipel qui a peu à peu supplanté bouddhisme et hindouisme, s’est faite au nom de valeurs que trop de musulmans semblent avoir oubliées. Il prône ainsi le retour d’une certaine tolérance à l’égard de pratiques jugées aujourd’hui hétérodoxes. Cela doit conduire à une réhabilitation de ces courants musulmans locaux que l’aile conservatrice de sa propre organisation a toujours combattus. Le rapprochement, amorcé ces dernières années, entre jeunes du Nahdlatul Ulama et de la Muhammadiyah, constitue à cet égard pour Syafi Maarif le signe réjouissant d’un dépassement de l’opposition dans laquelle leurs aînés s’étaient enfermés.
25Autre sujet délicat, l’histoire de la colonisation, doit être aussi revisitée. La domination coloniale, rappelle-t-il, toute cruelle et injuste qu’elle fut, a dans l’ensemble plus favorisé l’expansion de l’islam qu’elle ne l’a ralenti. Elle est surtout à l’origine – certes involontaire – de la formation de la nation puis de l’État indonésien. La naissance de l’Indonésie indépendante explique l’auteur, est indissociable d’un processus d’union dont on a aujourd’hui perdu la dynamique. Pour faire comprendre au lecteur ce qu’elle signifiait, il rend un hommage inattendu au dirigeant marxiste Tan Malaka, exécuté en 1949, un homme dont il oppose la droiture et le dévouement à cette majorité de la classe politique (y compris certains partis musulmans) qui a perdu son âme en acceptant la démocratie dirigée de Soekarno, inaugurant ainsi une longue période de régime autoritaire dans le pays.
26Plus général, le chapitre (« Islam and Democracy »), propose un inventaire détaillé des arguments islamiques en faveur d’un régime républicain pluraliste. Invitant croyants et athées à la tolérance mutuelle, il affirme le droit de ces derniers à participer à la communauté nationale. Il rend ensuite un hommage appuyé aux trois générations d’intellectuels musulmans qui, depuis les années 1970, se sont employés à réconcilier islam et Pancasila. Si nul ne s’étonnera de voir figurer Harun Nasution, Nurcholish Madjid, Munawir Sjadzali, Taufik Abdullah ou encore Abdurrahman Wahid parmi ces penseurs, on relèvera que la présence d’Amien Rais, devenu depuis une dizaine d’années l’une des cautions intellectuelles du radicalisme dans l’Archipel, tient sans doute plus à des considérations de diplomatie interne à la Muhammadiyah (il fut l’un des prédécesseurs de Maarif à la tête de l’organisation) qu’à une analyse objective de son parcours. Signalons également la mention d’une seule femme (Siti Musda Mulia) parmi la seconde génération de ces intellectuels, et l’espoir de Maarif de voir la génération qui émerge tout juste (une dizaine de jeunes penseurs parmi lesquels Yudi Latif, Sukidi Mulyadi, Ahmad Norma Permata, Hasibullah Satrawi, Hilman Latief, ou encore Moh. Shofan) parvenir à imposer cet islam définitivement ancré dans la démocratie qu’il appelle de ses vœux.
27Mais pour cela, nous explique Syafi Maarif, il faudra que la communauté musulmane indonésienne surmonte ses faiblesses qu’il analyse au chapitre 3 (« Indonesian Islam »). La principale d’entre elles est la piètre qualité du système éducatif indonésien, qu’il soit religieux ou public. Tout en reconnaissant à son pays d’avoir vaincu l’illettrisme, l’auteur rappelle ses piètres performances au regard des pays ayant un niveau de développement comparable. Il regrette, en particulier, l’obsession formaliste de plus en plus prégnante dans l’enseignement religieux (sans épargner sa propre organisation) et propose de formuler une philosophie de l’éducation fondée sur un concept « d’unité́ de la connaissance » qu’il n’entend pas abandonner à un fondamentalisme étroit, ni même aux conservateurs promoteurs de cette « islamisation de la connaissance » évoquée plus haut. S’appuyant sur le Coran et la Sunnah, comme points de référence, cette réforme attendue devra reposer sur une réflexion collective, désignée ici sous le terme coranique d’ijtihad jamaʿi. Cette notion, dont l’auteur espère qu’elle permettra un accord autour d’un enseignement mettant l’accent sur la substance plus que sur la forme, est à nouveau convoquée au chapitre suivant consacré à l’avenir de la religion musulmane.
28S’appuyant, entre autres, sur l’œuvre de Muhammad Iqbal, Syafi Maarif met en avant une exigence de transparence et de vérité devant conduire à privilégier la qualité plutôt que la quantité dans le domaine de la foi. Illustrant son propos par un retour à sa période de prédilection, celle des deux premières décennies de l’indépendance, il remarque que celle-ci fut surtout marquée par la rigueur morale de dirigeants ayant su construire un vivre ensemble grâce à leur attachement à des principes communs plus qu’à des démonstrations de piété vide de sens. Il rend ainsi un vibrant hommage à Mohammad Hatta, souvent critiqué au sein de la communauté musulmane pour être à l’origine de l’abandon de la fameuse Charte de Jakarta qui conférait une inclinaison islamiste au Pancasila. Il invite ainsi les musulmans indonésiens à s’inspirer de la parabole du sel et du rouge à lèvre qu’aimait à invoquer l’ancien vice-président de la République : le premier bien que disparaissant dans les aliments les marque de son goût, le second n’étant là que pour être visible mais sans aucune saveur.
29L’ouvrage se termine par une courte réflexion sur la relation entre Islam et identité indonésienne dans un monde global (chapitre 5 « Islam, Humanity, and Indonesian Identity »). Syafi Maarif y laisse poindre un certain pessimisme quant à l’état de la communauté islamique en Indonésie et ailleurs et assigne, une nouvelle fois, à cette jeune génération susceptible de dépasser les clivages entre Muhammadiyah et Nahdlatul Ulama, la tâche d’opérer un redressement moral salvateur. Ce dernier devra, selon lui, passer par un renouveau des valeurs prophétiques du Pancasila qu’il serait impossible pour les humains de concevoir seuls.
30Ouvrage très engagé, volontiers sarcastique à l’égard des radicaux, Islam, Humanity, and Indonesian Identity : Reflections on History constitue une parfaite illustration du poids de ce « discours islamique progressiste » qu’évoque Carool Kersten et de l’extraordinaire liberté de parole, sans équivalent dans le reste du monde musulman, dont jouissent ses porte-paroles.
Pour citer cet article
Référence papier
Rémy Madinier , « Penser un islam apaisé : trois ouvrages récents sur la question », Archipel, 100 | 2020, 217-225.
Référence électronique
Rémy Madinier , « Penser un islam apaisé : trois ouvrages récents sur la question », Archipel [En ligne], 100 | 2020, mis en ligne le 28 novembre 2020, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archipel/2146 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/archipel.2146
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