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AccueilNuméros100Archipel a 50 ansLa fabrique d’Archipel (1971-1982)

Archipel a 50 ans

La fabrique d’Archipel (1971-1982)

Pierre Labrousse 
p. 9-20

Texte intégral

1L’histoire de la revue Archipel avec les cahiers, les dictionnaires, a cinquante ans aujourd’hui. Cela signifie que l’essentiel de son histoire relève d’une génération qui s’en va, ou qui s’en est déjà allée, en tout cas que les lecteurs d’aujourd’hui ne peuvent pratiquement pas connaître. Qui plus est, l’histoire des revues n’est pas un genre très prisé. Elle s’efface derrière les auteurs comme si son autonomie était limitée et comme s’il ne pouvait y être question que de débats d’arrière-cuisine qu’il valait mieux éviter de transmettre à la postérité. Archipel est aussi l’histoire d’une entreprise.

2Le terme même est polysémique. Archipel est une revue certes, mais aussi la dénomination de l’équipe CNRS-EHESS rattachée à la revue, puis l’éditeur des Cahiers d’Archipel, puis le coéditeur des Études insulindiennes et de divers ouvrages. Enfin, une association. Au total, pour ce bilan du cinquantenaire : plus de 25 000 pages de la revue imprimées ou consultables sur internet, une quarantaine de Cahiers et une dizaine d’ouvrages divers. La traversée d’un demi-siècle pour une revue scientifique n’est pas un fait si courant.

3Archipel est né d’une idée de revue avec un tour de table qui a réuni au départ Denys Lombard, Christian Pelras et Pierre Labrousse comme membres fondateurs auxquels se sont progressivement joints, par affinité en quelque sorte, Claudine Salmon, Marcel Bonneff, Henri Chambert-Loir, Claude Guillot et Pierre-Yves Manguin, pour ne citer que les tout premiers. Au départ, il s’agissait d’une sorte de projet de jeunesse, avec l’enthousiasme et l’ambition d’ouvrir la voie dans un domaine où tout paraissait à faire. Il y avait aussi un peu de romantisme, au moins un lien affectif dans cet Archipel première manière.

4La préhistoire des études se limitait à Louis-Charles Damais (1911-1966) déjà installé à Java avant-guerre et aux professeurs des Langues O’, Antoine Cabaton (1863-1942), Véra Sokoloff (1905-1977). Quelques scientifiques étaient passés, comme Jeanne Cuisinier (1890-1964) qui avait élargi son terrain aux deux rives du détroit de Malacca, ou Pierre Pfeiffer du Muséum national d’histoire naturelle (1927-2016).

  • 2 Christian Pelras, « Indonesian Studies in France : Retrospect, Situation and Prospects », Archipel, (...)

5Le premier groupe à se constituer furent les études ethnographiques sous la forme d’une équipe de recherche du CNRS à Timor, avec Louis Berthe qui s’intéressait aussi aux Baduy de Java ouest, Claudine Berthe-Friedberg, Maria et Henri Campagnolo, Brigitte Clamagirand, Gérard Francillon2.

Les fondateurs

  • 3 Son père était directeur d’études à l’EPHE 6e section (actuelle EHESS) et sa mère, maître de confér (...)
  • 4 Voir Henri Chambert-Loir, « Denys Lombard (1938-1998) », BEFEO 85, 1998, p. 6-18, et Christian Pelr (...)

6On a souvent interprété Archipel comme étant le manifeste d’une nouvelle politique de la France qui aurait tardivement découvert l’Indonésie. Cette question récurrente ne peut que faire sourire. La revue n’était que le fruit d’une improbable rencontre entre Denys Lombard qui, venant d’un milieu universitaire3, avait déjà une idée précise du cursus honorum4. Il avait d’abord été membre de l’EFEO (1966-69), avant d’être nommé à l’EHESS comme directeur avec une chaire sur l’ « Histoire de la Méditerranée sud-est asiatique » (1969). Cette nomination donnait une assise plus importante au projet de formation, d’abord autour du séminaire, puis avec la constitution d’une équipe CNRS et l’attribution de locaux par l’EHESS. Mais surtout, elle entérinait un nouveau découpage de la région par la sécession de l’entité insulaire « monde insulindien » par rapport à l’Asie du Sud-Est.

  • 5 Voir la nécrologie de Christian Pelras par Antonio Guerreiro dans Moussons, 2014, n° 24, p. 5-12 et (...)
  • 6 Centre de documentation et de recherche sur l’Asie du Sud-Est et le Monde Insulindien, créé en 1964 (...)

7Christian Pelras5 avait fait des études classiques comme élève de Janson de Sailly, puis de la sociologie, et s’était intéressé aux tissages en Insulinde. Il avait découvert Célèbes-Sud par les Bugis de la diaspora de Malaisie et de Singapour. Dès l’époque de son premier terrain sur la commune de Goulien, petit village du Finistère (en 1962) sur lequel il écrivit sa thèse, il s’était intéressé à l’Indonésie en suivant les séminaires du CEDRASEMI6 dès les premières séances. Il restera fidèle à cette formation ethnographique bien que souvent sollicité par Archipel auquel il apportait et défendait la dimension ethnographique. Son premier terrain à Célèbes-Sud avec Marie-Thérèse son épouse date de 1959-1960. Premiers liens : il rencontre Claudine et Denys Lombard à Makassar (1967). Il entre au Musée de l’Homme (1962) et la même année au CNRS. C’est au CEDRASEMI, dirigé par George Condominas, qu’il sera affecté à son entrée au CNRS, en 1964, et auquel il restera fidèle jusqu’à sa dissolution deux décennies plus tard. Il avait l’habitude d’exprimer ses désaccords dans de longues lettres et de discuter des choix de la revue de façon souvent assez procédurière. Le mobilier breton de la maison où il fut hébergé a été acquis par le musée des Traditions populaires et la bibliothèque de Goulien porte son nom. La nécrologie détaillée qu’a publiée Antonio Guerreiro montre la multiplication de ses activités. Ses articles sont nombreux et divers. Mais Christian Pelras est, et restera, l’homme des Bugis.

  • 7 « L’élaboration d’après corpus d’un dictionnaire de l’indonésien contemporain », Archipel 4, 1972, (...)

8Pierre Labrousse, enfin, capésien qui, venant des lettres classiques de l’Université de Poitiers et de La Réunion, où il avait fait partie du premier groupe de coopérants, avait été nommé lecteur à l’Université Pajajaran de Bandung dans le cadre de la coopération (1965). Il avait été le seul candidat à ce poste. L’Indonésie avait alors une réputation de pays peu sûr qu’elle devait aux discours virulents de Sukarno et à l’ébullition tiers-mondiste. Pierre Labrousse qui n’avait aucune connaissance particulière du pays, avait commencé à publier un dictionnaire français-indonésien fondamental et préparait un dictionnaire général indonésien-français7. Il avait aussi l’avantage de résider en permanence en Indonésie et de pouvoir assurer le suivi de l’entreprise.

  • 8 Archipel no. 56-58 et 60, 1998 à 2000.

9Ces trois amis finalement étaient complémentaires. Tous les trois venaient des études classiques et avaient des points communs, notamment d’être des hypokhâgneux. Denys Lombard était le seul à avoir fait précéder son séjour d’une formation universitaire orientaliste acquise aux Langues O’ où il avait appris cinq langues asiatiques, ce qui lui assurait une certaine avance. Il avait déjà une vision braudélienne de la région, avait déjà noué des relations professionnelles et voyageait beaucoup. Cela lui permettait de choisir et de solliciter des contributions diverses. Les quatre numéros d’hommage8 sont la preuve de ce réseau qui ne fit que s’agrandir. Christian Pelras apportait une ethnographie du terrain déjà très diversifiée et compatible avec l’histoire. D’où les discussions sur le jugement des articles. Pierre Labrousse assurait le côté entreprise avec des contributions sur le contemporain (« Chroniques » de Jules Genest).

10Pour assurer la pérennité de l’entreprise, les trois fondateurs y allèrent de leur poche, environ mille huit cents euros chacun. Il est bon de le rappeler, car la chose n’est pas courante dans le milieu académique. Archipel a été progressivement conçu comme une entreprise, où les membres avaient autant à cœur de remplir les sommaires que de persuader des abonnés qui lui resteront fidèles. Les recettes de la vente des dictionnaires prendront la suite.

Les débuts

11Le choix du titre se fit sans beaucoup de discussions. Le terme Archipel était, bien sûr, pris depuis longtemps, mais pas la séquence « Archipel, études interdisciplinaires sur le monde insulindien ». On élimina les titres complexes des revues qui ne sont dénommées que par des abréviations dont on ignore souvent le sens. Il n’y avait guère que deux unités sémantiques possibles : Archipel et Nusantara, ou alors un titre symbolique du type Moussons. Nusantara était trop peu familier à un public français. On choisit Archipel. Ce fut un bon choix car le titre se trouvait en tête des listes grâce à sa lettre initiale et au logo du Kâla qui se détachait nettement dans les listes de revues.

  • 9 Enregistrée à Guéret en janvier 1971.
  • 10 Pour reprendre le trait d’humour de R.J. Wilkinson terminant son dictionnaire à Mytilène, A Malay-E (...)
  • 11 Création parue au Journal Officiel du 21 janvier 1978.

12Dans sa première formule, Archipel était géré par une société commerciale (SARL)9, sise à Fursac dans la Creuse « a poor centre for Malay studies »10. Cette société fut dénommée SECMI (Société pour l’étude et la connaissance du Monde insulindien). Son siège était dans un garage qui existe toujours. Mais on comprit vite que la formule ne convenait pas, d’autant plus que la comptabilité faisait l’objet d’un contrôle des Impôts. C’est ainsi, qu’en 1978, l’on migra d’une SARL à une association régie par la loi de 1901, parisienne cette fois, baptisée « Association Archipel » formule plus appropriée pour les publications académiques sans but lucratif11. Mais cela faisait aussi entrer Archipel dans le radar des services de renseignement dont une personne continue d’assister aux assemblées générales. Enfin nous le supposons.

Les lieux

13Si l’on pose la question des lieux de croisement, on doit relever leur caractère hétérogène. Les premières rencontres eurent lieu d’abord à Jakarta, dans le restaurant « Trio » à Menteng, qui existe toujours, puis à Bandung, avec Claudine Salmon, Denys Lombard et Pierre Labrousse. Enfin à Paris dans un des cafés de la place du Trocadéro. Il s’agissait, d’une part, de réunir des articles, de construire le sommaire du premier numéro et, d’autre part, de décider de l’impression. Le troisième lieu de rencontre de Denys Lombard et Pierre Labrousse fut pour le choix d’une imprimerie. Dans ce premier temps, il était prévu d’imprimer Archipel en Indonésie et de le distribuer en France. Cela créait une situation quelque peu floue du point de vue juridique. La revue ne bénéficiait pas d’un cadre institutionnel. Et il était impensable d’entrer dans les izin terbit (autorisation de paraître) qui étaient surtout faites pour contrôler la presse. À la suite d’une visite chez le directeur de l’enseignement supérieur Koesnadi Hardjasoemantri qui prodigua ses encouragements, l’inquiétude fut levée. L’idée d’une revue scientifique étrangère publiant en Indonésie et acceptant l’indonésien ne pouvait qu’agréer. Pierre Labrousse en avait conclu que le projet était bienvenu. À Bandung, restait encore en état de marche l’ancienne imprimerie Kolff, rebaptisée Tjikapundung, du nom de la rivière qui passe à proximité, puis Karya Nusantara dans le vocabulaire de l’Ordre Nouveau. Elle travaillait avec des monotypes, juste en face du Centre de la conférence afro-asiatique qui est aujourd’hui un musée. Mais l’imprimerie accusait son âge. Les caractères avaient tendance à danser. Il fallait tout relire pour éviter des sur-coquilles. On eut juste le temps de corriger la page de garde du premier numéro qui affichait « Pierre Babrousse » et « Denys Combard » ! Ce défaut est particulièrement visible sur les premiers numéros (1-5 et surtout le 5). Heureusement intervint peu après une modernisation de l’entreprise qui permit de poursuivre la collaboration, après le départ de Pierre Labrousse (numéros 6-16, 1973-1978).

  • 12 Mikihiro Moriyama, Sundanese Print Culture and Modernity in 19th-century West Java, Singapore, Sing (...)

14On eut également recours à l’imprimerie Al-Ma’arif, dont le propriétaire était un Arabe, qui imprimait, par dizaines de milliers, des Coran bon marché et des livres d’apprentissage de l’arabe, qu’il faisait colporter dans les villages reculés. Son groupe était lié à une mosquée et à une madrasah. Il existe toujours12.

15De 1979 à 1982, la revue fut imprimée alternativement à Yogyakarta (no. 17, 19, 21 et 23) et à Bandung (no. 18, 20, 22, 24). Le choix de Yogyakarta fut déterminé par la présence de Claude Guillot qui avait pris la suite du poste de lecteur à Gajah Mada. La fabrication d’Archipel fut confiée à la Percetakan Persatuan, l’imprimerie de la Muhammadiyah, également équipée de monotypes, dont elle faisait fondre les caractères à Mertoyudan, aux environs de Magelang à Java Centre. Les conditions de travail étaient vétustes et Claude Guillot passait chaque jour pour corriger page par page, afin de ne pas accumuler les problèmes. L’imprimerie avait affecté à la composition un vieux prote qui avait vécu la période hollandaise et qui finit par s’éteindre sur une page d’Archipel. Avant de procéder au pliage, les ouvriers étalaient les cahiers sur le sol au risque de traces diverses, en particulier d’empreintes de pied. L’imprimerie était dirigée par le secrétaire de la Muhammadiyah qui était persuadé que le Pape prévoyait de venir s’établir à Yogyakarta. La solution dura jusqu’au départ de Claude Guillot. Archipel vint s’installer à Paris en 1983 (no. 25). Une autre histoire commençait.

La revue et les institutions

16Avant Archipel, l’histoire de l’institutionnalisation de la recherche sur l’Asie du Sud-Est commence avec la création du CEDRASEMI (Centre de documentation et de recherche sur l’Asie du Sud-Est et le Monde insulindien). Archipel en fut brièvement tributaire en se plaçant sous son patronage, d’abord 43 rue Cuvier, puis 6 rue de Tournon. En fait, les deux destins étaient liés. Le CEDRASEMI ne possédait à ses débuts qu’une bibliothèque de recherche liée à la RCP 611 du CNRS (1964). L’année suivante, la formation reçut un important fonds en provenance du Musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie. Le déménagement à Valbonne ne se fit pas sans peine. Une partie des postes créés revint progressivement dans la région parisienne. Les chercheurs formèrent un nouveau groupe nommé IRSEA (Institut de recherche sur l’Asie, 1993) installé à Aix-en-Provence et Marseille. Cette opération de décentralisation était-elle une réussite ? Ce n’est pas évident.

17Quand Denys Lombard fut nommé directeur d’études en 1969, il se trouva dans la formation de Georges Condominas, le CEDRASEMI. Les deux dernières lettres avaient été rajoutées dès l’annonce de cette nomination. Très vite des dissensions se firent jour. L’Asie du Sud-Est portait en elle des conflits de la guerre coloniale. Les assemblées générales de la formation donnaient lieu à des échanges houleux sur lesquels Georges Condominas avait grand-peine à maintenir son autorité. Denys Lombard et les membres du groupe se trouvaient confortés dans l’idée de faire sécession. Avec la solidarité de la section orientaliste du CNRS, le groupe de recherche insulindien put transiter vers un cadre plus familier défini au CNRS par l’intitulé « Langues et Civilisations orientales » (1978). Avec, à la tête des commissions, Louis Bazin pour le Proche et Moyen-Orient, André Bareau pour le bouddhisme, Colette Caillat l’Inde, Pierre-Bernard Lafont l’Asie du Sud-Est, Jacques Gernet la Chine, Bernard Franck le Japon. Avec un échelon ultime, l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres par laquelle passaient les nominations des professeurs des Langues O’. Le partage des subsides du CNRS, source inévitable de tensions, se faisait là, entre gens de bonne compagnie, d’autant plus que la période fut généreuse en recrutements : Claudine Salmon (1969), Marcel Bonneff (1974), Monique Lajoubert (1975), Gilbert Hamonic (1977), Claude Guillot (1982), François Raillon (1985), Andrée Feillard (1994). Cette première tentative de fédérer l’Asie du Sud-Est et le monde insulindien était un échec mais sans grande conséquence. Au moins, le dialogue était-il ouvert, même si la sécession était consommée. Archipel fut logé d’abord dans un foyer de jeunes Américaines, rue de Chevreuse, puis dans les locaux de l’EHESS, 54 Bd. Raspail. Quant au LASEMA (Laboratoire Asie du Sud-Est et Monde insulindien) il fut initialement basé au 22 rue d’Athènes, puis déménagea au Centre A.G. Haudricourt, sur le Campus CNRS, à Villejuif.

Les participants

18En 1962, les accords d’Evian mirent fin à la guerre d’Algérie et inspirèrent une relève des missions de l’armée. C’est ainsi qu’un premier « contingent » de professeurs partit aux Antilles la même année, et en 1963 à La Réunion. Puis le régime fut étendu à l’international, en s’ouvrant à diverses spécialités.

19Dans la première vague, se trouvait Pierre Labrousse qui enchaîna, après sa période militaire réunionnaise, avec un poste à l’Université Pajajaran de Bandung. Quelques mois après, arrivait Marcel Bonneff, affecté à l’Institut de Pédagogie de Jakarta (IKIP), puis nommé à l’Université Gajah Mada de Yogyakarta. Dans la deuxième vague, diverses spécialités étaient représentées avec Bernard Dorléans, François Raillon, Gérard Chesnel, géographe, pour ne citer que ceux qui furent en relation avec Archipel.

20Tous étaient fraîchement émoulus de l’université et forcément avec une connaissance limitée de l’Indonésie. La rencontre entre des spécialistes qui n’avaient pas encore les moyens d’aller sur le terrain et des profanes parfois présomptueux, qui avaient la chance d’y être déjà, mettait un peu de tension. On notera cependant la rapidité avec laquelle les nouveaux venus qui sont les spécialistes d’aujourd’hui assimilaient la connaissance de l’Indonésie.

21Claudine Salmon avait fait des études de droit, de lettres, de sociologie, et de chinois simultanément, en se déplaçant d’une institution à l’autre, conjointement à Denys Lombard. Ils firent un premier séjour en Chine de 1964 à 1966, durant lequel ils participèrent au projet de Guide Nagel de la Chine (1568 p.) qui les inspirera pour faire un guide de l’Indonésie. Elle fut nommée au CNRS en 1969.

22Marcel Bonneff avait été recruté directement par le Ministère des Affaires étrangères, théoriquement sur le poste de l’IKIP (Institut pédagogique de Jakarta), puis avait pu choisir un poste de lecteur à Yogyakarta. Il avait fait des études de psychologie et de philosophie à Bordeaux. Il commençait à apprendre le javanais. Il apparaît très tôt dans le Comité de direction avec Henri Chambert-Loir (no. 7, 1974).

23Henri Chambert-Loir avait le profil type de l’indonésianiste, à savoir des études de lettres et le malais aux Langues O’. Il avait été recruté à l’EFEO et eut d’emblée une participation active dans Archipel, avec la thématique littérature, philologie, histoire.

24Pierre-Yves Manguin était installé à Jakarta comme représentant de l’EFEO. Il assura un temps la continuité de la revue en alternance avec Claude Guillot qui avait l’avantage de résider à Yogyakarta à cette époque et avec Henri Chambert-Loir qui était établi à Bandung.

25Claude Guillot venait des études d’histoire et de lettres modernes. Il était entré dans la coopération avec un premier détachement en Égypte, puis en Tanzanie. Le poste de Yogyakarta était sa troisième affectation. Il suivit la fabrication d’Archipel à Yogyakarta.

26Denys Lombard avait déjà noué des relations avec des collègues européens et, dès 1975, Russell Jones (SOAS) était entré dans le comité de la revue. En 1978, il organisa un premier colloque des études malaises à l’EHESS, lequel se traduisit par l’introduction, dans le comité de rédaction, de deux nouveaux collègues européens, C.D. Grijns (Université de Leiden) et Luiji Santa Maria (Université de Naples). Notons que ces rencontres, initiées par Archipel, prendront vite une dimension européenne avec l’élargissement de sa thématique à l’Asie du Sud-Est, ce qui poussera Archipel à laisser filer ultérieurement sa participation à une structure trop ambitieuse.

Les sommaires et couvertures

  • 13 Carte des Indes et de la Chine dressée sur plusieurs relations particulières rectifiées par quelque (...)
  • 14 Farida Soemargono et Pierre Labrousse, Kamus dasar Perantjis-Indonesia, Ananta, Bandung, 1969.
  • 15 Jean Giraudoux, Perang Troja tidak akan meletus, traduit par Jim Lim, Ananta, Bandung, 1967.

27Le graphisme de la couverture était satisfaisant puisqu’il perdure : sobriété du dos avec une numérotation en continu, sobriété de la couverture, avec un motif de Kâla puis des motifs détourés. Pour les quatre premiers numéros fut choisie une carte ancienne de 170513. Le plus important était la tête de Kâla chronophage qui fut préférée comme logo symbolique à Ananta qui avait déjà servi pour le Dictionnaire fondamental14 et La guerre de Troie n’aura pas lieu de Giraudoux, traduit par Jim Lim15. Le motif du Kâla fut décliné pour les quatre numéros suivants (no. 5-8). Le no. 10 étant un numéro spécial, le graphisme d’un bateau fut adapté au contenu (no. 9-12). Le numéro 13 « Regards sur les indonésiennes » dirigé par Claudine Salmon représenta Srikandi, l’héroïne de wayang brandissant son arc. Pour le motif de couverture, il fut au début pratiqué une alternance de quatre couleurs : rouge, vert, orange, bleu, symbolique voulue par Denys Lombard dont le sens nous échappe.

  • 16 « Pages d’exotisme I : L’odeur d’Ilang-ilang de René Ghil », Archipel 1, 1971, p. 103-104.

28Pour mieux structurer la revue, la rédaction imagina des rubriques qui eurent des destins divers. En plus de l’actualité, faite surtout de colloques, il y eut des « pages d’exotisme » dont la littérature française fournit des exemples en abondance car l’aire de l’Océan Indien reste avant tout un « horizon chimérique » selon l’expression de Jacques Le Goff, avec des auteurs méconnus comme René Ghil amoureux d’une danseuse javanaise16.

29Forts de l’expérience du guide Nagel sur la Chine, Denys Lombard avait imaginé la rédaction progressive d’un guide Archipel de l’Indonésie, qui aurait été bienvenu car les guides des grands éditeurs n’avaient pas encore occupé le terrain. On en trouvera deux exemples avec le guide de Sumatra Ouest, résultat d’un voyage des responsables de la revue (no. 4, 1972) et, dans Archipel 10 (1977), un guide de Célèbes-Sud. Mais les grandes maisons d’édition entrèrent vite dans le marché. L’une des agences de voyage, Assinter, confia à Sylvette et Marcel Bonneff la rédaction d’un guide publié en 1977. L’idée ne fut pas poursuivie dans le cadre d’Archipel.

30À noter l’unique publicité de la page 4 de couverture du numéro 4 (1972) pour la compagnie aérienne UTA, en échange d’un transport de la revue à Paris. Les numéros réservés à UTA devant être réservés à la première classe...

31Plus tard, on imagina aussi un cahier d’images (16 pages) pour pallier le manque d’iconographie des articles et répondre au rôle grandissant de l’image. Cela supposait de trouver des documents originaux. L’idée disparut puis reparut.

32Enfin les numéros spéciaux, déjà présents avec le no. 5 (1973) « Cinéma indonésien », le volume sur Célèbes-Sud (no. 10, 1973), et celui sur la femme indonésienne par Claudine Salmon (no. 13, 1977). Le 5 est particulièrement représentatif. Le sujet n’avait pratiquement pas été traité hors les frontières de l’Indonésie. Pour la première fois paraissait une filmographie complète du cinéma indonésien, Denys Lombard avait eu l’idée de faire un article d’histoire du cinéma en images avec les photographies de la Cinémathèque indonésienne et de traiter le thème du silat qui traverse les genres et les pays de la Chine à l’Indonésie.

33À partir de 1983 (no. 25), la présentation fut modifiée avec l’impression de la revue en France. Marcel Bonneff et Henri Chambert-Loir passent de « secrétaires de la rédaction » à membres du « comité de rédaction », M. Bonneff, H. Chambert-Loir, D. Lombard, Ch. Pelras. Tandis que Pierre Labrousse prend la fonction de responsable de la revue, pour signer l’envoi d’un exemplaire au ministère de l’intérieur, conformément à la loi, peu observée semble-t-il, avant que cette obligation ne soit supprimée.

34Pour la gestion des abonnements, des commandes et des envois, Archipel put bénéficier de la gestion de Marie-Thérèse Pelras qui accompagna la revue pendant plus de trente ans, jusqu’à maintenant, au centième numéro, avec une constance redoutable.

Les dictionnaires

  • 17 Farida Soemargono et Pierre Labrousse, Kamus dasar Perantjis-Indonesia, Ananta, Bandung, 1969. Trad (...)
  • 18 Futur ministre des Relations extérieures, 1981-1984.

35Face à l’absence de tout manuel, si ce n’est le petit dictionnaire de Surarti édité à Semarang, le terrain à défricher était vaste. Le choix se porta sur une adaptation du Dictionnaire du français fondamental de Georges Gougenheim17. Le financement fut assuré grâce à la demande insistante de l’ambassadeur Claude Cheysson18 qui avait demandé des suggestions d’action culturelle. Le projet de Bandung, à savoir la publication d’un dictionnaire, fut mis en concurrence avec un autre projet du département de français de l’Université d’Indonésie. Bandung fut heureusement retenu. Cette décision était pleine de conséquence parce qu’elle constitua l’acte fondateur du financement d’Archipel. Les entreprises françaises furent mises à contribution et le dictionnaire imprimé à 10 000 exemplaires par l’imprimerie Cikapundung de Bandung. L’ouvrage était édité par Ananta, éditeur créé pour l’occasion, avec un logo représentant Ananta, par Sujadi. Ce dernier fut plus connu sous le nom de Pak Raden, son personnage dans une série télévisée, Si Unyil dont tous les Indonésiens d’un certain âge se souviennent.

  • 19 Pierre Labrousse, avec la collaboration de Farida Soemargono, Winarsih Arifin et Henri Chambert-Loi (...)

36La vente permit de recruter deux secrétaires Rukmini Adibrata et Ria Partono à plein temps pendant huit ans, qui composèrent le fichier qui allait permettre la compilation d’un dictionnaire sur corpus. La plus grande partie de ce fichier de 80 000 exemples était sous-traitée à l’extérieur par des lecteurs qui recevaient des consignes sur la thématique à retenir. C’est ce corpus qui permit de rédiger un dictionnaire indonésien-français entièrement nouveau et qui n’avait pas d’équivalent19. Les bénéfices permirent aussi de financer les premiers volumes d’Archipel et d’acheter des livres qui furent le point de départ de la bibliothèque indonésienne sise aujourd’hui avenue du Président Wilson, mais prête à rejoindre le GED (Grand équipement Documentaire). Pierre Labrousse avait eu l’intuition de l’arrivée de l’informatique dans l’édition et fait l’acquisition d’une photocomposeuse, engin de 400 kg qui permettait de faire soit des bromures, soit des films dans une baignoire. Après cela l’imprimerie ne servait plus qu’à imprimer. L’ouvrage confié à l’imprimerie Marcel Bon à Vesoul était d’une excellente qualité. La photocomposeuse put être revendue avant l’arrivée des ordinateurs individuels.

37L’Association Archipel n’avait pas les moyens de financer l’édition de cet ouvrage. On fit appel au ministère des Affaires étrangères, à l’ambassadeur Loïk Hennekine, pour organiser une souscription auprès des Centres culturels et des Alliances françaises de Jakarta et de Bandung. Ce qui permit de vendre 400 exemplaires environ. Le projet fut également classé en tête des soutiens à l’édition du CNRS (section Extrême-Orient). Tout cela permettait de boucler le financement du Dictionnaire général indonésien-français.

  • 20 Farida Soemargono, Dictionnaire français-indonésien, partie française basée sur le Micro-Robert, éd (...)

38Pour son pendant, le dictionnaire français-indonésien20, l’entreprise se posait en d’autres termes. On avait sous la main nombre d’excellents dictionnaires français. Il fallait les adapter et les traduire. On n’allait pas inventer un nouveau corpus. Le choix se porta sur le Micro-Robert qui générait un dictionnaire français-indonésien de 1 000 pages environ, avec une grande qualité de l’analyse sémantique. Alain Rey avec qui l’accord fut conclu aurait aimé mettre un pied dans les langues orientales mais les commerciaux s’y opposèrent avec la raison que l’entreprise n’était pas formatée pour ce qu’ils considéraient comme un tout petit tirage. Archipel eut l’autorisation d’adapter le Micro-Robert, ce que Winarsih Arifin et Farida Soemargono firent très bien. La relecture fut assurée par Hendra Setiawan.

Les cahiers d’Archipel

39La création des cahiers d’Archipel répondait à un double objectif. D’abord celui de manuels dont le besoin allait de pair avec l’enseignement de l’indonésien qui dans les années 80, aux Langues O’, se hissa à égalité avec des langues mieux équipées en outils descriptifs et pédagogiques, comme le persan, le polonais.

40L’idée des « nouveaux dragons » était à la mode. Les premiers volumes étaient liés à l’enseignement. À commencer par le premier de la collection : Denys Lombard, Introduction à l’indonésien (1976), suivi de la Méthode d’indonésien et du dictionnaire de poche de Pierre Labrousse et Farida Soemargono, auxquels on peut adjoindre La langue minangkabau (1981) de Gérard Moussay, suivie du monumental Dictionnaire Minangkabau-Indonésien-Français (1995), publié en coédition avec L’Harmattan et l’introduction à la littérature, ouvrage dirigé par Henri Chambert-Loir, Sastra : Introduction à littérature indonésienne contemporaine (1980).

41Dans un premier temps Denys Lombard, qui manifesta toujours une volonté farouche de pousser les publications, créa une collection conjointe avec l’EHESS, qui publia les thèses de Claude Guillot, Muriel Charras, François Raillon, Chantal Vuldy, Bernard Sellato, Manuelle Franck, et quelques autres travaux, soit au total une dizaine de volumes. L’arrêt de cette collection en 1993 fut décidé par l’EHESS pour des raisons liées à l’organisation des aires culturelles. La collection s’arrêta là tout net, mais les Cahiers d’Archipel purent prendre la relève immédiatement, ce qui explique leur caractère parfois disparate. Mais cela fut possible grâce au recrutement d’Anna Pezzopane qui fut toujours animée par le souci de l’esthétique. Cela tient aussi à la diversité des partenariats pour des coéditions notamment avec l’EFEO, avec l’Asiathèque, L’Harmattan, l’éphémère éditeur Puyraimond qui publia la thèse de Marcel Bonneff, et Gramedia en Indonésie. L’avantage des Cahiers était que la décision de publier pouvait être prise immédiatement. Les thèses avaient déjà été lues et jugées par un jury. C’est ainsi qu’une deuxième série de thèses put voir le jour dans les Cahiers : Farida Soemargono, Laurence Husson, Monique Zaini-Lajoubert, Andrée Feillard, Nathalie Lancret, Silvia Vignato, Jean-Marc de Grave, Paul Wormser.

42Ce récit des origines, qui pourrait se définir comme la période nomade d’Archipel, appelle une seconde partie de l’histoire de la revue qui pourrait avoir comme thème la constitution d’un réseau académique international. Au fil des années, Archipel n’a cessé de s’étendre dans la communauté scientifique et d’accéder au rang de revue référencée pouvant entrer en ligne de compte pour la carrière des chercheurs. Mais aussi après le retour d’Indonésie en 1983, la liberté de style va progressivement se figer dans un cadre plus académique. Les exigences formelles pour obtenir la participation des institutions ont pour effet l’effacement d’une certaine indépendance. Une autre conséquence est la désaffection des abonnés privés qui est regrettable. Il conviendra d’imaginer d’autres formules sur internet. Mais enfin la génération qui a créé la revue peut se retirer avec la satisfaction du projet accompli.

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Notes

2 Christian Pelras, « Indonesian Studies in France : Retrospect, Situation and Prospects », Archipel, 16, 1978, p. 7-20.

3 Son père était directeur d’études à l’EPHE 6e section (actuelle EHESS) et sa mère, maître de conférences dans cette même institution.

4 Voir Henri Chambert-Loir, « Denys Lombard (1938-1998) », BEFEO 85, 1998, p. 6-18, et Christian Pelras, « En mémoire de Denys Lombard », Archipel 55, 1998, p. 7-10.

5 Voir la nécrologie de Christian Pelras par Antonio Guerreiro dans Moussons, 2014, n° 24, p. 5-12 et par Pierre Labrousse dans Archipel, 88, 2014, p. 3-7.

6 Centre de documentation et de recherche sur l’Asie du Sud-Est et le Monde Insulindien, créé en 1964 par Georges Condominas, André-Georges Haudricourt et Lucien Bernot.

7 « L’élaboration d’après corpus d’un dictionnaire de l’indonésien contemporain », Archipel 4, 1972, p. 21-26.

8 Archipel no. 56-58 et 60, 1998 à 2000.

9 Enregistrée à Guéret en janvier 1971.

10 Pour reprendre le trait d’humour de R.J. Wilkinson terminant son dictionnaire à Mytilène, A Malay-English Dictionnary, 1959, tome I, p. 3.

11 Création parue au Journal Officiel du 21 janvier 1978.

12 Mikihiro Moriyama, Sundanese Print Culture and Modernity in 19th-century West Java, Singapore, Singapore University Press, 2005.

13 Carte des Indes et de la Chine dressée sur plusieurs relations particulières rectifiées par quelques observations par Guillaume de l’Isle de l’Académie Royale des Sciences ; à Paris chez l’auteur sur le Quai de l’Horloge et se trouve à Amsterdam chez Louis Renard près de la Bourse. Avec privilège pour vingt ans, 1705.

14 Farida Soemargono et Pierre Labrousse, Kamus dasar Perantjis-Indonesia, Ananta, Bandung, 1969.

15 Jean Giraudoux, Perang Troja tidak akan meletus, traduit par Jim Lim, Ananta, Bandung, 1967.

16 « Pages d’exotisme I : L’odeur d’Ilang-ilang de René Ghil », Archipel 1, 1971, p. 103-104.

17 Farida Soemargono et Pierre Labrousse, Kamus dasar Perantjis-Indonesia, Ananta, Bandung, 1969. Traduction de G. Gougenheim, Dictionnaire fondamental de la langue française, Paris, Didier, 1958.

18 Futur ministre des Relations extérieures, 1981-1984.

19 Pierre Labrousse, avec la collaboration de Farida Soemargono, Winarsih Arifin et Henri Chambert-Loir, Dictionnaire général Indonésien – Français, Paris, Association Archipel, 1984.

20 Farida Soemargono, Dictionnaire français-indonésien, partie française basée sur le Micro-Robert, édition dirigée par Pierre Labrousse, Paris, Association Archipel, 1991.

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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre Labrousse , « La fabrique d’Archipel (1971-1982) »Archipel, 100 | 2020, 9-20.

Référence électronique

Pierre Labrousse , « La fabrique d’Archipel (1971-1982) »Archipel [En ligne], 100 | 2020, mis en ligne le 28 novembre 2020, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archipel/2028 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/archipel.2028

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Auteur

Pierre Labrousse 

Professeur honoraire, institut national des langues et civilisations orientales

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Droits d’auteur

CC-BY-ND-4.0

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