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Comptes rendus
Littératures

Jean Rocher, Arthur Rimbaud dans l’herbe d’où l’on ne peut fuir ; pourquoi s’engager pour déserter

Henri Chambert-Loir
p. 270-272
Référence(s) :

Jean Rocher, Arthur Rimbaud dans l’herbe d’où l’on ne peut fuir ; pourquoi s’engager pour déserter. Kindle Direct Publishing, 2019, 101 p.

Texte intégral

1La carrière poétique d’Arthur Rimbaud prend fin en 1875, alors qu’il n’a que 21 ans. L’année suivante, le 18 mai, tandis qu’il vagabonde aux Pays-Bas, il s’enrôle soudainement pour six ans dans l’armée coloniale néerlandaise, et il est immédiatement envoyé aux Indes. Son contingent débarque à Batavia le 22 juillet ; il est caserné à Salatiga dans les premiers jours du mois d’août. Le 15 août, Rimbaud manque à l’appel ; il a déserté. Quatre mois plus tard, enfin, il est de retour à Charleville.

2De cette aventure fugace, on sait très peu de choses. Un auteur néerlandais, J.J.M. van Dam, a rassemblé les quelques informations contenues dans les archives militaires dans un article de la revue De Fakkel (février 1941). Rien de substantiel n’a été découvert par la suite. L’article de van Dam est tombé dans l’oubli, mais il a été rigoureusement résumé par L.-C. Damais pour une causerie qui a été publiée dans le Bulletin de la Société des Etudes Indochinoises de Saigon (no. 42, 1967, p. 339-349). Cet article, à son tour, a été résumé par deux journalistes de la radio néerlandaise : Jean Degives & Frans Suaso, De Charleville à Java, 1991. Ces trois articles sont presque également rares (les deux auteurs ci-dessous ne se réfèrent qu’au troisième), et ils sont apparemment ignorés des exégètes du poète.

3« Il serait oiseux de spéculer sur les raisons qui auront conduit Rimbaud à déserter... », affirme Damais (p. 348). Deux auteurs familiers de Java, pourtant, ont entrepris d’imaginer les circonstances qui ont amené Rimbaud à s’engager et à déserter si rapidement, ainsi que les conditions de son évasion de Java. Jamie James, tout d’abord, dans un Rimbaud in Java (Didier Millet, 2011), qui a gardé d’un projet initial un aspect romanesque. Le livre est un essai personnel sur la personnalité et la poésie de Rimbaud. James, écrivain lui-même, se sent des affinités avec Rimbaud et il digresse, savamment d’ailleurs et avec verve, sur toutes sortes de sujets qui ont un rapport plus ou moins lointain avec « l’homme aux semelles de vent » : l’orientalisme littéraire français, le pantoum, la littérature de voyage, le Prince Djalma, Raden Saleh, et bien sûr Java : la jungle, les temples hindo-bouddhiques, la magie, l’islam, l’arbre à poison (upas), l’opium, l’homosexualité — autant de thèmes qui suggèrent un lien, factice en réalité, entre le poète et la culture javanaise.

4Jean Rocher est beaucoup plus terre à terre. Son opuscule s’interroge objectivement sur les conditions dans lesquelles Rimbaud s’est engagé et celles qui l’ont conduit à déserter. En 1876, Rimbaud traversait un période fébrile de recherche et d’errance. Il dévorait des ouvrages scientifiques, apprenait des langues étrangères (dont l’arabe), il était fasciné par l’Orient et il parcourait l’Europe dans tous les sens. Il avait failli s’engager, l’année précédente, en Espagne, dans l’armée révolutionnaire carliste (James affirme qu’il s’est engagé et a déserté immédiatement). L’enrôlement dans l’armée coloniale néerlandaise est donc moins surprenant qu’il n’y paraît ; il a sans doute été motivé par le désir de voir les Indes, et il a certainement été stimulé par la prime très élevée (300 florins), qui était allouée sur le champ.

5Mais Rimbaud a-t-il déserté si rapidement parce qu’il ne supportait pas la vie en caserne ou l’autorité militaire ? Rocher a une thèse beaucoup plus précise : le poète s’était informé, dès l’Europe, sur les conflits dans lesquels était engagée l’armée coloniale aux Indes Néerlandaises ; il s’était engagé en toute connaissance de cause, et il prit plus tard la décision de déserter parce qu’il jugeait le conflit d’Aceh destiné à être excessivement long et dangereux.

6Rocher évoque, de façon succincte mais précise, le contexte javanais de l’époque : contexte géographique, social et historique de Java et de Batavia en cette année 1876 ; composition de l’armée des Indes ; guerres coloniales, en particulier le déroulement de la Guerre d’Aceh jusqu’en 1876, donnant ainsi chair et vraisemblance à l’épisode mystérieux du passage éclair de Rimbaud. L’illustration, excellente, ajoute un sceau de véracité à ce récit, qui se situe à une distance incertaine entre roman et histoire, car, s’il prend parfois la précaution d’indiquer ses hypothèses par des adverbes (« probablement », « sans doute ») ou des conditionnels, l’auteur en présente d’autres comme des faits avérés.

7Un épilogue rapporte la pose, en 1997, par l’ambassadeur de France de l’époque, d’une pla-que commémorative sur un bâtiment d’époque coloniale de Salatiga. Épisode piquant, car le « collaborateur » anonyme de l’ambas-sadeur n’est pas anony-me pour tout le monde, et aussi parce que commémorer solennellement, avec les honneurs de la République, un Français engagé dans une armée coloniale étrangère et déserteur de surcroit, ne manque pas d’ironie.

8Le livre de Jamie James a connu un certain succès ; la traduction française, en 2012, a trouvé des échos dans la presse. Le petit ouvrage de Rocher, par contre, qui a les dimensions d’un article plutôt que d’un livre et qui est commercialisé en impression à la demande, risque de passer inaperçu, alors qu’il est, en ce qui concerne l’épisode javanais, plus objectif et plus solide. Il mériterait de figurer en bonne place dans l’océan des études rimbaldiennes.

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Pour citer cet article

Référence papier

Henri Chambert-Loir, « Jean Rocher, Arthur Rimbaud dans l’herbe d’où l’on ne peut fuir ; pourquoi s’engager pour déserter  »Archipel, 98 | 2019, 270-272.

Référence électronique

Henri Chambert-Loir, « Jean Rocher, Arthur Rimbaud dans l’herbe d’où l’on ne peut fuir ; pourquoi s’engager pour déserter  »Archipel [En ligne], 98 | 2019, mis en ligne le 11 décembre 2019, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archipel/1514 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/archipel.1514

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