Fadly Rahman. Jejak Rasa Nusantara : Sejarah Makanan Indonesia (« Sur les traces d’un goût insulindien ; Histoire de l’alimentation en Indonésie »)
Fadly Rahman. Jejak Rasa Nusantara : Sejarah Makanan Indonesia (« Sur les traces d’un goût insulindien ; Histoire de l’alimentation en Indonésie »). Jakarta : Gramedia Pustaka Utama, 2016, xxii-396 p. ISBN : 978-60203-3521-6.
Texte intégral
1La cuisine, celle d’Indonésie comme celle de tous les autres pays, est un domaine passionnant parce qu’elle constitue un « fait social total » et relève donc de la plupart des sciences humaines. Et pourtant — ou peut-être faut-il dire pour cette raison — la cuisine indonésienne n’a fait jusqu’à présent l’objet d’aucune recherche sérieuse. L’ouvrage de Fadly Rahman, enseignant au département d’histoire de l’Université Padjadjaran, à Bandung, est donc le premier du genre. Que le premier auteur à entreprendre une telle étude soit un chercheur indonésien est pour le moins encourageant.
2Le mot makanan du titre (sont utilisés aussi boga et kuliner) est pris au sens le plus large, incluant aliments, techniques, recettes, pratiques et saveurs. L’auteur étudie l’alimentation sous tous ses aspects : il envisage tous les domaines en rapport avec elle (agriculture, élevage, économie, climat, santé, botanique, droit et autres) et il utilise les sources les plus diverses. La recherche est rigoureuse et la bibliographie impressionnante (l’auteur utilise des sources anglaises, néerlandaises, françaises, indonésiennes et soundanaises).
3L’étude, cependant, ne commence qu’au Xe siècle, avec l’épigraphie en vieux-javanais, alors que l’archéologie fournit quantité d’informations sur l’alimentation à des époques très reculées. À partir du XVIe siècle, grâce aux sources étrangères et notamment aux récits de voyages, grâce aussi aux littératures en malais et en javanais, notre vision de l’alimentation et de la cuisine devient beaucoup plus claire. Le Français Augustin de Beaulieu, qui fut reçu à plusieurs reprises par le Sultan d’Aceh en 1621, décrit un repas au palais d’un luxe inouï : 30 femmes déposent devant lui 30 bassines en argent, dont chacune contient six plats, sauces, riz, gâteaux et boissons différents présentés sur des assiettes et dans des coupes en or, tandis que le sultan lui offre par ailleurs, dans une grande coupe en or, un alcool puissant comme le feu. 180 mets devant notre voyageur ! Les Hollandais, pour « inventer » le rijsttafel, n’avaient qu’à donner un nom batave à un protocole qui existait depuis déjà plus de deux siècles.
4Un tel festin était certes inconnu de la majorité de la population. La différence entre classes sociales du point de vue de la nourriture est un sujet sur lequel la documentation est difficile à réunir. L’auteur cite à ce propos la Serat Centhini. Les influences étrangères (Inde, Chine, Moyen-Orient, Europe) se manifestent par l’adoption d’aliments, de saveurs et de recettes.
5L’auteur insiste avec raison sur le tournant majeur que représente l’écriture : alphabétisme et imprimerie. La cuisine, qui était jusque là affaire de transmission orale et de tradition régionale et familiale, devient l’objet d’une réflexion portant sur les aspects les plus divers de la nourriture (qualités nutritives, hygiène, gastronomie, diversification).
- 1 Plusieurs personnes se sont interrogées sur le sens et l’origine du mot bitja. Je remercie Arlo Gri (...)
6Le premier livre de cuisine paraît aux Indes (vers 1850, la quatrième édition date de 1856) très tard par rapport aux traités européens de gastronomie, mais très tôt dans l’histoire de l’imprimerie locale. L’ouvrage, intitulé Kokki Bitja ataoe Kitab Masak Masakan India jang Bahroe dan Semporna (« Le Parfait cuisinier, ou le livre nouveau et complet des recettes des Indes »1), est signé par une certaine Nonna Cornelia, malheureusement inconnue par ailleurs (on sait seulement qu’elle est décédée très peu après la publication de son livre et qu’elle habitait Batavia, dans une demeure appelée Tiada Ketahoewan, « Incognito », p. 93). Il est écrit en bas-malais et imprimé en caractères latins, ce qui laisse penser qu’il s’adressait à un public autochtone, urbain et relativement éduqué. Un authentique public en tout cas, car des rééditions parurent jusqu’au début du XXe siècle. Le livre a la particularité de donner les recettes par ordre alphabétique, sans distinction d’origine, alors que beaucoup de livres suivants, jusqu’à aujourd’hui, les classent par régions. Les recettes sont exposées de façon extrêmement succincte, comme le montre celle du Babi Ketjap : « Boemboenja bawang poeti biar banjak, sapottong djae giling haloes toemis, abis taroh itoe babi dipottong ketjil-ketjil, goreng sama itoe boemboe, lada, ketjap, miso atau tautjo, aijer djeroek tipis, masokin daon koetjai, taroh aijer masak sampe kentel ». Les ménagères étaient supposées avoir le sens des quantités et des durées de cuisson.
7Le deuxième livre de cuisine est publié en néerlandais dix ans plus tard et il a de même l’ambition de couvrir l’ensemble des Indes Néerlandaises : Oost-Indisch Kookboek (anonyme, Semarang, 1866, 570 recettes). L’ouvrage eut beaucoup de succès et fut traduit en malais treize ans plus tard.
8Dès qu’on en trouve la trace, c’est-à-dire à partir du milieu du XIXe siècle, on peut voir trois tendances se développer parallèlement : d’une part, la littérature culinaire (essentiellement des recueils de recettes) tend à une normalisation (les recettes sont prescriptives), une diversification (les recettes sont innombrables ; on peut manger un plat minangkabau à Sulawesi) et une ambition de gastronomie ; d’autre part, le gouvernement consacre des efforts multiples pour organiser l’approvisionnement en aliments, offrir une éducation en matière d’alimentation et contrôler sous-nutrition et malnutrition ; enfin, le marché, appuyé par la publicité, module la consommation.
9L’auteur utilise le terme indonésien gastronomi dans le sens de « connaissance de la cuisine », si bien que tout auteur d’un livre de cuisine est un gastronom, ce qui est à la fois excessif et réducteur, car il montre bien par ailleurs que leur préoccupation majeure est beaucoup moins le raffinement et le plaisir que l’introduction d’une alimentation saine, équilibrée et bon marché, en même temps qu’un souci éducatif et même « politique » dans la recherche d’un équilibre, toujours mouvant, entre cuisines javanaise, « régionales », chinoise et hollandaise.
10L’auteur réserve une grande place, trop grande peut-être, aux livres de cuisine parus entre 1857 et 1942. Ils sont importants, bien sûr, mais les informations sur les pratiques alimentaires de l’Indonésie à cette époque se trouvent ailleurs, dans la presse entre autres. On peut se demander aussi quel était le public de ces livres : urbain et éduqué certainement. Les cuisinières pauvres ne lisaient pas, les femmes riches ne cuisinaient pas... Qui étaient donc ces fameuses ibu rumah tangga auxquelles s’adressent les auteurs des livres de recettes, ces mères de familles qui cuisinaient et qui lisaient des livres ?
11Une question qui vient à l’esprit à propos de la cuisine indonésienne est celle de sa définition : existe-t-il une cuisine nationale ? Bondan Winarno, qui fut jusqu’il y a peu l’un des hérauts de la gastronomie indonésienne, exprimait une opinion très répandue en affirmant qu’il n’existe pas, en Indonésie, de cuisine nationale ; il n’y a que des cuisines régionales. Fadly Rahman ne pose pas la question en soi, mais la notion est abordée à plusieurs reprises, et il est question de « cuisine indonésienne » tout au long du livre. Le premier livre de cuisine malais (Kokkie Bitja, c.1850, cité ci-dessus) réunit déjà, sous le terme de « recettes des Indes » des plats autochtones, chinois et hollandais. La cuisine nationale, si on en reconnaît l’existence, est-elle plus qu’une somme de plats régionaux ? Que connaît-on, d’ailleurs, des cuisines régionales ? Uniquement ce qu’en disent les livres de recettes, ce qui est loin de l’alimentation quotidienne. C’est là, entre autres, que les travaux ethnographiques pourraient apporter une contribution importante.
12L’ouvrage se termine en 1967 avec le fameux Mustika Rasa voulu par le Président Soekarno, le plus politique des livres de cuisine, qui contient 1.600 recettes « nationales », dont le Sayur Manipol Usdek.
13On aurait aimé que soient aussi abordés les aspects sociaux de la nourriture : les relations entre nourriture et religion, la nourriture offerte aux ancêtres, les distinctions entre classes sociales en termes d’alimentation, les pratiques que l’on appelle ailleurs « manières de table », la nourriture partagée (les selametan entre autres) ou offerte (les innombrables cadeaux de spécialités régionales qui circulent à travers tout l’Archipel), ou encore l’histoire des lieux de restauration (warung, rumah makan, kaki lima), mais les aspects du phénomène culinaire sont si nombreux que dix volumes comme celui-ci n’y suffiraient pas. Ce livre est un point de départ auquel se référeront toutes les études à venir.
14J’ai gardé le dessert pour la fin : ce livre roboratif et savoureux est le texte d’un mémoire de master rédigé à l’université Gadjah Mada en 2014. On n’est pas habitué à des mémoires aussi copieux et originaux, encore moins dans un style aussi élégant et alerte. On attend avec impatience la thèse que l’auteur devrait entamer bientôt en France.
Notes
1 Plusieurs personnes se sont interrogées sur le sens et l’origine du mot bitja. Je remercie Arlo Griffiths de m’avoir mis sur la voie : bitja vient du néerlandais beetje (« qui se respecte, digne de ce nom »), tandis que kokki (kokkie dans certaines rééditions) est le néerlandais kokkie, diminutif de kok (« cuisinier »). Een beetje kokkie a donné kokkie bitja, « un cuisinier compétent ».
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Pour citer cet article
Référence papier
Henri Chambert-Loir, « Fadly Rahman. Jejak Rasa Nusantara : Sejarah Makanan Indonesia (« Sur les traces d’un goût insulindien ; Histoire de l’alimentation en Indonésie ») », Archipel, 98 | 2019, 243-246.
Référence électronique
Henri Chambert-Loir, « Fadly Rahman. Jejak Rasa Nusantara : Sejarah Makanan Indonesia (« Sur les traces d’un goût insulindien ; Histoire de l’alimentation en Indonésie ») », Archipel [En ligne], 98 | 2019, mis en ligne le 11 décembre 2019, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archipel/1415 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/archipel.1415
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