Lettres de Prague : Mélodrame et politique
Résumés
1965 et le cinéma - Ce dossier rend compte de trois parmi les films, indonésiens ou étrangers, qui ont un rapport avec les événements de 1965 et leurs conséquences. Nous espérons poursuivre ce panorama dans le prochain numéro.
Le premier article, de Stéphane Roland, « Sept ans plus tard, quel bilan pour le film The Act of Killing ? », traite du premier film documentaire de Joshua Oppenheimer. En 2012, ce film révéla une terrible vision de l’héritage contemporain du régime de Soeharto. Le film connut un tel retentissement dans la communauté des victimes et à l’international qu’il reste pertinent aujourd’hui de s’interroger sur la démarche de cet objet singulier, ainsi que sur son impact. Le deuxième article, de Jean-Michel Marlaud, « Le Soliloque des muets , un film de Stéphane Roland », recense le film que le documentariste français a consacré aux victimes des événements, essentiellement constitué d’interviews d’anciens prisonniers et de vues du Tribunal populaire international 1965 qui s’est tenu à La Haye, en 2015. Le troisième article, d’Henri Chambert-Loir, « Lettres de Prague : mélodrame et politique », analyse la façon dont le film Surat dari Praha d’Angga Dwimas Sasongko (2016), qui raconte avant tout une histoire d’amour malheureuse, a pour but de montrer à la jeune génération indonésienne l’injustice dont ont été victimes les nationalistes indonésiens qui se retrouvèrent exilés après 1965, mais exclut de cette « réhabilitation » les communistes, qui demeurent ainsi au ban de l’histoire.
Texte intégral
- 2 Surat dari Praha. Film de 94 mn, 2016. Production : Angga D. Sasongko et al. Réalisation : Angga D. (...)
1Le film Lettres de Prague (Surat dari Praha2) raconte une histoire centrée sur deux personnages : Laras, jeune femme de la bourgeoisie urbaine, et Jaya, exilé politique à Prague, qui représentent deux générations, deux destins et deux périodes de l’histoire indonésienne contemporaine. Tout les oppose a priori : une jeune femme élevée dans la société aisée de Jakarta — un homme âgé vivant chichement dans un pays étranger ; une fille qui n’a jamais connu l’affection de sa mère et qui vient de voir celle-ci mourir sans la moindre émotion — un homme qui a été l’unique amour de cette mère ; une jeune femme préoccupée par ses problèmes personnels venue demander une faveur — un homme aigri qui refuse de renouer avec le passé. Le conflit qui les oppose est infime : Jaya doit accepter d’ouvrir la lettre que la mère a confiée à Laras, ainsi qu’un coffret contenant les lettres qu’il lui a envoyées au cours des années et auxquelles elle n’a jamais répondu, mais ce conflit est essentiel pour les deux protagonistes. Il se résout lorsque chacun regarde l’autre pour lui-même.
2L’action se passe presque entièrement à Prague, sans jamais succomber à la tendance, fréquente dans les films indonésiens tournés à l’étranger, au pittoresque et à l’exotisme. Aucune carte postale : la Tchécoslovaquie (ou Tchéquie) n’est manifeste que dans les dialogues. (« Quel dommage que le film n’explore pas la beauté de Prague », déplore Kompas, 1er février 2016.) Des ressorts narratifs conduisent Laras à Prague pour rencontrer Jaya, puis les amène à vivre dans le même appartement pendant environ une semaine. Au fil des épisodes, Jaya, tout d’abord hostile et intraitable, devient plus aimable et confiant, tandis que Laras, tour à tour exigeante, agressive ou curieuse, finit par concevoir du respect et de l’empathie pour cet homme qui aurait pu être son père.
3Ce film sans grand mouvement, tourné principalement en intérieur, où le dialogue tient lieu d’action, au point qu’il pourrait s’agir de l’adaptation d’une pièce de théâtre, frôle constamment le drame sentimental limité aux émotions de deux personnages. Il y est question de façon répétitive de l’amour impérissable que se sont voués Jaya et Sulastri, la mère de Laras, et les chansons, trop nombreuses diront certains, qu’interprètent alternativement Laras et Jaya, accentuent lourdement ce romantisme convenu.
4Il s’agit pourtant d’un film à caractère historique et même politique qui ne manque pas d’audace. En pré-générique figure un texte déroulant, comme il s’en trouve fréquemment dans les films inspirés d’événements historiques. Ce texte rapporte qu’à la suite des événements sanglants de 1965, les gens de gauche et les partisans de Soekarno furent éliminés, tandis que les étudiants se trouvant en Tchécoslovaquie furent contraints de reconnaître le gouvernement qui se proclamait Ordre Nouveau. L’action et les personnages sont ainsi situés dans un cadre historique. Le déroulement du film confirme qu’il n’est question que de l’histoire de Jaya : pourquoi se trouve-t-il à Prague, pourquoi a-t-il renoncé à l’amour de sa vie, pourquoi refuse-t-il de rentrer en Indonésie ? Laras n’est là que pour donner corps à la dimension sentimentale et pour le questionner.
- 3 Voir https://www.cnnindonesia.com/hiburan/20160126110918-220-106688/kisah-pilu-eksil-1965-yang-mela (...)
5En 1965-1966, il se trouvait en Tchécoslovaquie quelque 200 étudiants (une source dit 250) qui avaient été envoyés étudier, comme des milliers d’autres dans plusieurs autres pays communistes, par le gouvernement de Soekarno, afin de créer les forces vives du développement national. Ils bénéficiaient d’une bourse locale très modeste, qui les obligeait à trouver de petits emplois pour survivre, mais ils s’étaient engagés à servir leur pays à leur retour. Ils étaient trop jeunes pour avoir une quelconque affiliation politique, mais ils étaient pour la plupart d’ardents partisans du président Soekarno. L’un d’eux devait déclarer en 2016 : « Depuis toujours, mon milieu m’avait fait idolâtrer Soekarno. J’écoutais souvent ses discours. Il était impressionnant ; même s’il avait beaucoup de défauts, c’était un homme hors du commun. »3
6Lorsqu’en 1966, le gouvernement de Soeharto, via l’ambassade d’Indonésie à Prague, exigea qu’ils prêtent allégeance à l’Ordre Nouveau – il en fut de même dans le monde entier – une centaine d’entre eux refusa de le faire ; leur passeport ne fut pas renouvelé ; ils se retrouvèrent du jour au lendemain apatrides et classés Tapol catégorie C.
- 4 Voir à ce sujet les trois articles réunis dans le dossier « Littératures d’exil », dans Archipel 91 (...)
- 5 Voir en particulier https://www.bbc.com/indonesia/berita_indonesia/2015/10/150928_indonesia_lapsus_ (...)
- 6 Cf. https://www.republika.co.id/berita/nasional/politik/16/07/24/oat7x6318-mereka-yang-tak-bisa-pul (...)
- 7 Ceci jusqu’en 2014, selon les propos de l’ambassadeur qui prit ses fonctions par la suite, Aulia A. (...)
7L’histoire de la communauté de ces exilés durant les années suivantes est très mal connue. Ils n’ont publié ni revues ni mémoires, à la différence des exilés dans d’autres pays (URSS, Chine, Albanie, Cuba, Pays-Bas, France, Suède)4. Quelques-uns d’entre eux, cependant, ont confié des souvenirs à des journalistes, notamment Bismo Gondokusumo et Rony Surjomartono.5 Ce dernier, dont le nom est souvent abrégé en Rony Marton, était, en 1966, président de l’Union des étudiants indonésiens, qui était divisée en plusieurs factions : nationalistes, religieux, etc. Ceux qui sont restés à Prague sont demeurés apatrides pendant plus de vingt ans, avant d’obtenir la nationalité tchèque, suite à la « Révolution de velours » de 1989. Ils étaient libres de circuler, le seul pays qu’ils ne pouvaient pas visiter étant l’Indonésie. Ils reçurent l’assistance de la Croix Rouge locale. Tous trouvèrent du travail, mais rarement en rapport avec leurs qualifications universitaires. La plupart d’entre eux fondèrent une famille en se mariant localement. Quelques-uns, beaucoup plus tard, après la « Réforme » indonésienne de 1998, obtinrent à nouveau la nationalité indonésienne, mais très peu d’entre eux décidèrent de rentrer en Indonésie. Les exilés en Europe de l’Ouest sont tous retournés en Indonésie, une fois qu’ils ont obtenus un passeport européen ; ils visitaient leur patrie en tant que touristes étrangers ; des Français parmi eux en ont rendu compte, comme Sobron Aidit et Walujo Sedjati. Mais certains Tchèques ne firent jamais le voyage.6 Les liens avec la mère patrie et avec leur milieu social avaient été altérés à jamais, tandis qu’ils avaient acquis, dans leur pays d’accueil, une sécurité, un confort, des liens et des habitudes. Le grand retour dont ils avaient toujours rêvé était devenu impossible. Leur bannissement d’Indonésie était accentué par l’attitude de l’ambassade d’Indonésie à Prague, qui leur était interdite d’accès.7
8Tels sont les personnages qu’incarne Jaya. Le réalisateur et le scénariste ont passé quelque temps à Prague ; ils ont rencontré des représentants de cette communauté, dont Pak Bismo et Pak Rony cités plus haut, et ils ont recueilli les informations essentielles sur leur histoire passée et leur vie quotidienne d’aujourd’hui. D’où le portrait de Jaya : étudiant en énergie nucléaire devenu employé d’entretien à l’opéra de Prague. N’ayant jamais fondé de famille, il mène une vie solitaire et quasiment ascétique. Car le film n’est pas un documentaire : il faut une jolie actrice en tête d’affiche et une jolie histoire d’amour pour céder aux goûts du public. Et donc, lorsqu’il était parti pour Prague, Jaya avait laissé à Jakarta la femme qu’il aimait (Sulastri), à laquelle il avait promis de l’épouser à son retour. Mais 1966 est survenu, il n’a pas pu rentrer, et il n’a pas donné de nouvelles, de peur que Sulastri n’en subisse les conséquences : comme il l’explique à Laras, qui n’avait jamais entendu l’expression « bersih lingkungan », Sulastri aurait pu être inquiétée, voire emprisonnée, pour entretenir des relations avec un prévenu politique.
9Cependant, lorsqu’au bout de vingt ans, la tension se relâche à Jakarta (affirme le film), Jaya se met à envoyer à Sulastri des lettres enflammées, dans lesquelles il l’assure de son amour éternel – lettres auxquelles elle ne répond pas, mais qui bouleversent sa vie familiale, en particulier ses rapports avec son mari et avec sa fille (Laras).
10A mesure que la relation entre Laras et Jaya se fait moins tendue, il se confie plus volontiers. La veille du départ de la jeune femme, il l’invite une dernière fois chez lui, où se réunissent quelques amis : un jeune Indonésien qui réside à Prague et que l’on a déjà vu plusieurs fois, et surtout trois compagnons d’exil, dont deux ne sont autres que Pak Bismo et Pak Rony. Eux aussi racontent à Laras des épisodes de leur histoire, et l’on bascule ainsi, à l’insu du spectateur, dans le reportage en direct. Les quatre exilés entonnent en choeur des chansons indonésiennes, exactement comme dans un reportage filmé qui accompagne un article sur Bismo Gondokusumo.8 Après leur départ, Laras et Jaya chantent encore, côte à côte sur le tabouret du piano, et s’abandonnent dans une pose quasiment amoureuse – et se réveillent : ils ont dormi ensemble sur un canapé étroit ; en tout bien tout honneur, comme on disait autrefois, mais la situation est pour le moins surprenante. On peut supposer que Jaya, un instant, a vu Sulastri en Laras, et cette substitution momentanée symbolise la réunion du couple, en même temps que la réconciliation de deux époques antagonistes.
11La mère, qu’on n’aperçoit que quelques minutes sur son lit de mort (et de façon phantasmatique, lorsqu’en épilogue, elle lit elle-même, d’outre-tombe, la lettre qu’elle a adressée à Jaya), est le personnage qui amorce l’histoire en provoquant la rencontre, à Prague, de Laras et Jaya. Ce personnage de la mère a une valeur symbolique importante : elle fait en sorte que Laras apprenne le lien qui la liait à Jaya et qui explique ses défaillances d’épouse et de mère ; elle parvient ainsi à ce que Laras comprenne et accepte leur passé familial, mais aussi qu’elle comprenne et qu’elle assume le passé national, le drame de 65.
12Laras demande à Jaya pour quelle raison il n’a pas voulu rentrer en Indonésie après la chute de Soeharto, mais n’obtient pas de réponse. Elle lui offre même, au moment de le quitter, un billet d’avion pour l’Indonésie, qu’il refuse dans un geste de colère. Il parle seulement « d’inconséquence ». Sa vie a perdu toute signification lorsqu’il lui a été interdit de rentrer en Indonésie : il ne pourrait vivre son amour avec Sulastri, il ne serait pas ingénieur, il ne fonderait pas de famille, il ne participerait pas à la vie nationale – tout était fini. Accepter les miettes de cet avenir perdu à l’aube de la vieillesse, ç’aurait été perdre la justification de sa vie d’exilé. Il proclame n’avoir jamais regretté d’avoir refusé l’Ordre Nouveau. Ce refus est devenu sa seule raison d’être, et il doit s’y tenir, même après la disparition du régime de Soeharto.
- 9 Cf.
13Angga, le réalisateur, explique que les exilés qu’il a rencontrés à Prague ont une vie normale, mais qu’ils sont « prisonniers de la dimension d’injustice »9 – un bon résumé de la façon dont ils présentent leur situation, qui se trouve fidèlement transposée dans celle de Jaya. Il ajoute, à une autre occasion : « J’espère que, pour ceux qui n’étaient pas nés à l’époque, le film peut être une porte ouverte pour lire des livres et s’informer sur les exilés politiques ». Mais alors, demande la journaliste Isyana Artharini, peut-être n’était-il pas nécessaire d’envelopper la condition des exilés dans une histoire d’amour et de musique, parce qu’une oeuvre plus forte sur les exilés pouvait naître de leur vie quotidienne aujourd’hui. Ce à quoi Angga répond très rationnellement : « Peut-être qu’aujourd’hui, je ne peux traiter le sujet qu’à travers une histoire d’amour ; peut-être demain un autre réalisateur, un autre scénariste pourront faire un film plus substantiel, allant droit à la racine du problème, sans passer par l’amour et la musique ; ce serait formidable. »
14Mais même si l’argument politique est enveloppé, voire en partie noyé, dans une histoire d’amour inaboutie, qui a brisé la vie de deux êtres séparés par l’Histoire, la condition des exilés est bien présente, et elle a de quoi surprendre dans le contexte indonésien actuel. Qu’un film sentimental, un drame musical langoureux, ait pour thème central la reconnaissance par la jeune génération actuelle du drame qui a frappé la génération précédente, cela est assurément inattendu. La question de 1965 (reconnaître les massacres et autres crimes, désigner les responsables, prendre soin des victimes) est en cause depuis les débuts de la Reformasi : Abdurrahman Wahid avait déjà envisagé de balayer toutes les interdictions et de rendre leur statut aux exilés ; la réaction des forces politiques a été si violente que la question a été remise sous le boisseau pendant des années. Joko Widodo a envisagé à son tour d’affronter le problème, mais une fois encore les forces vives de la société l’ont réduit au silence. Le communisme, son enseignement et tout ce qui le concerne sont toujours interdits, et de nombreux incidents liés, soit au communisme, soit aux événements de 65, ont montré, ces dernières années, que la société, ou du moins la classe dirigeante, n’était pas prête à reconsidérer l’histoire et à mettre en cause les crimes contre les droits de l’homme commis pendant le régime de l’Ordre Nouveau. Cette tendance réactionnaire ne s’exprime pas seulement par la voix des autorités, mais aussi par l’action de milices (qui font par exemple des razzias dans des librairies, interdisent la tenue de réunions, ou manifestent avec violence devant un tribunal), qui ne représentent qu’une minorité de la population.
15Or, la littérature (entre autres, les deux romans Amba de Laksmi Pamuntjak, 2012, et Pulang de Leila Chudori, 2013) et le cinéma (ces Lettres de Prague, 2016) abordent la question des événements de 65 et de leurs victimes, notamment les exilés, avec une grande ouverture d’esprit et une parfaite sérénité. Il n’y a pas de confrontation avec le pouvoir en place ou les éléments radicaux de la société, simplement le constat que la jeune génération (les fameux « milléniaux ») désire être informée du passé récent du pays, qu’elle est familière de l’idée que le régime de Soeharto était une dictature injuste et criminelle, et qu’elle envisage les séquelles des exactions du régime avec bon sens et générosité. Le cinéma et la littérature ne feront pas bouger les forces politiques en place, mais elles reflètent un état d’esprit qui finira peut-être par dominer l’espace social.
16L’équipe qui a réalisé les Lettres de Prague est faite de professionnels aguerris : le réalisateur (Angga Dwimas Sasongko), qui avait déjà réalisé cinq films, est reconnu comme l’un des réalisateurs actuels les plus prometteurs ; le scénariste (M. Irfan Ramli) est connu également ; le musicien (Glenn Fredly) célébrait vingt années de succès ; les deux acteurs principaux (Julie Estelle et Tio Pakusadewo) ont une carrière à leur actif. Rien ne laissait penser, cependant, qu’Angga Dwimas Sasongko choisirait de traiter un sujet politique sensible. L’affiche du film porte la mention : « Inspired by a true event and Glenn Fredly’s songs, a love story by Angga Dwimas Sasongko ». Le « true event » n’est pas une histoire individuelle, c’est celle collective des étudiants de Prague ; quant à l’inspiration des chansons de Glen Fredly, elle ne concerne que l’intrigue sentimentale. Quatre de ses chansons ont été choisies pour le film ; ce sont des complaintes où rindu rime avec kalbu et malam avec dendam, sans la moindre préoccupation politique ou sociale.
- 10 Cf. http://www.indonesia.cz/mengintip-lembaran-sejarah-indonesia-ceko-melalui-film-surat-dari-praha (...)
17Le film a connu un notable succès, tout du moins auprès de la critique. Les journaux apprécient l’intrigue sentimentale (« Une grande histoire d’amour interdite par la tyrannie », titre Kompas), mais ils célèbrent surtout le message politique : il est temps de réécrire l’histoire, Jaya est un héros du nationalisme, les exilés sont victimes de l’Ordre Nouveau. Le film a reçu trois prix prestigieux et des nominations pour neuf autres. Une reconnaissance notable est d’avoir été choisi pour représenter l’Indonésie au cinquième ASEAN Film Festival, à Prague même, en 2016, en compétition avec des films des Philippines, de Malaisie, de Thailande et du Vietnam. L’ambassadeur d’Indonésie à Prague, Aulia Aman Rachman déjà cité, a expliqué ce choix : « parce que le film témoigne des liens qui unissaient l’Indonésie et la Tchécoslovaquie (de l’époque) et représente une page de l’histoire nationale dont nous devons tirer leçon en vue des progrès de la nation dans le futur ».10
18Le roman Pulang de Leila Chudori (traduit en français sous le titre Retour, Paris : Pasar Malam, 2014) traite également d’exilés en Europe, à savoir ceux qui, en 1982, ont ouvert le restaurant Indonesia, à Paris, rue de Vaugirard. L’auteur a ainsi choisi de mettre en scène quatre personnages tout à fait réels et bien connus, au point qu’on peut les considérer comme des figures historiques, mais elle a totalement dénaturé leur tempérament, leur expérience et leur position politique, au point que, d’un point de vue historique, ce roman est une mascarade. Néanmoins, le roman présente une analogie frappante avec les Lettres de Prague, en ceci que les deux oeuvres sont fondées sur trois ressorts narratifs : la rencontre de deux générations, la découverte d’une histoire d’amour, et un art unificateur (la cuisine dans le roman, la chanson dans le film). Les deux oeuvres signifient que la jeune génération en a fini avec les dictats de l’ancien régime ; elle ne veut pas hériter des conflits de leurs parents ; elle veut aborder l’avenir avec ses propres questionnements.
19Le roman comme le film traitent des exilés politiques post-1965, un sujet que la société indonésienne s’obstine à ignorer, et ils semblent donc réhabiliter de façon globale les hommes et les femmes « de gauche », c’est-à-dire essentiellement nationalistes et communistes, qui furent victimes de la politique de l’Ordre Nouveau. Or, là aussi, les deux oeuvres partagent une restriction fondamentale : l’amnestie n’est pas générale.
20Dans Pulang, Leila Chudori a pratiquement gommé toute référence au communisme : ses quatre protagonistes n’étaient pas communistes ; ils n’ont pour ainsi dire aucune opinion politique ; ils sont politiquement inoffensifs, et c’est bien pourquoi ils peuvent être réhabilités.
- 11 Cf. https://www.tribunnews.com/internasional/2016/02/02/menampilkan-indonesia-kecil-lewat-kisah-par (...)
21Angga, quant à lui, a une idée très claire de la nature des exilés : « Vous devez comprendre la carte, dit-il : il y a les exilés de Paris, de Stockholm, de Prague et les RMS. Les exilés sont divisés en plusieurs groupes. Il y a des membres du Parti communiste qui cherchaient un asile, il y en a à Paris, à Cuba ; il y a des gens du GAM en Suède, des partisans du RMS aux Pays-Bas, et il y a des étudiants Mahid (à Prague) qui n’ont rien à voir avec tout ça, mais qui ont été stigmatisés comme les autres. »11 Il y a donc des gens qui sont victimes d’une stigmatisation (ceux de Prague) et par conséquent d’autres qui méritaient cette stigmatisation : ce sont les sécessionistes et les communistes.
22Il déclare également : « Les personnes stigmatisées comme communistes alors qu’elles ne l’étaient pas, peu de gens en parlent. Je me suis demandé quel était le stigmate que nous leur faisions porter (aux exilés) ; c’était le communisme, non ? Moi aussi, j’étais comme ça, jusqu’à ce que je rencontre nos aînés de Prague. Pour moi, c’est un sujet qu’il faut aborder. » « Pour moi, en tant que réalisateur, ajoute-t-il, l’une des fonctions d’un film est de lutter contre les stigmates. Lorsqu’une stigmatisation affirme que les personnes qui ne pouvaient pas rentrer de l’étranger étaient des communistes, alors qu’en fait, un petit nombre d’entre eux ne l’étaient pas, ils étaient au contraire nationalistes, ils pensent encore à l’Indonésie jusqu’à aujourd’hui, et jusqu’à aujourd’hui ils vivent avec ce stigmate, c’est quelque chose qu’il faut redresser, et c’est pourquoi j’ai eu très envie de faire ce film. »
23L’une des premières déclarations de Jaya, lorsqu’il accepte de répondre aux questions de Laras, est : « Je ne suis pas communiste », et il faut comprendre qu’il ne l’a jamais été. Et à la fin du film, lors de la soirée qui réunit, chez Jaya, trois authentiques exilés de Prague, ceux-ci expliquent à Laras que les communistes étaient en minorité parmi les étudiants de Prague ; la majorité était des nationalistes, partisans de Soekarno.
24La journaliste Isyana Artharini, qui a recueilli les propos d’Angga ci-dessus, remarque très justement : « En affirmant que Jaya n’est pas communiste, les Lettres de Prague disent que lui et les autres exilés ne sont pas des “individus dangereux”. Mais alors, quelle est la signification de ce déni de stigmatisation pour ceux qui étaient véritablement affiliés au Parti communiste ? Le film abolit-il des stigmates ou ne fait-il que les renforcer ? »
25Les Lettres de Prague traitent d’exilés politiques indonésiens dans un pays d’Europe. Le film est courageux et fait preuve d’un remarquable souci d’authenticité ; il témoigne d’une ouverture d’esprit, d’une générosité et d’une volonté de porter un regard neuf sur l’histoire récente. Mais l’ouverture d’esprit a des limites très étroites : les anciens communistes méritent la stigmatisation que leur a imposée le régime de Soeharto ; seuls les nationalistes peuvent être considérés comme des victimes. Il faut revisiter l’histoire, mais avec prudence : les anciens communistes demeurent au ban de la société.
Notes
2 Surat dari Praha. Film de 94 mn, 2016. Production : Angga D. Sasongko et al. Réalisation : Angga D. Sasongko. Scénario : M. Irfan Ramli. Acteurs : Julie Estelle, Tyo Pakusadewo. Musique : Glenn Fredly.
3 Voir https://www.cnnindonesia.com/hiburan/20160126110918-220-106688/kisah-pilu-eksil-1965-yang-melatari-surat-dari-praha?
4 Voir à ce sujet les trois articles réunis dans le dossier « Littératures d’exil », dans Archipel 91, 2016.
5 Voir en particulier https://www.bbc.com/indonesia/berita_indonesia/2015/10/150928_indonesia_lapsus_eksil_praha).
6 Cf. https://www.republika.co.id/berita/nasional/politik/16/07/24/oat7x6318-mereka-yang-tak-bisa-pulang-karena-dituduh-sukarnois.
7 Ceci jusqu’en 2014, selon les propos de l’ambassadeur qui prit ses fonctions par la suite, Aulia A. Rachman (https://www.liputan6.com/lifestyle/read/2580199/tangis-haru-para-eksil-rayakan-hut-ri-di-negeri-orang).
8 https://www.bbc.com/indonesia/berita_indonesia/2015/10/150928_indonesia_lapsus_eksil_praha.
9 Cf.
10 Cf. http://www.indonesia.cz/mengintip-lembaran-sejarah-indonesia-ceko-melalui-film-surat-dari-praha/.
11 Cf. https://www.tribunnews.com/internasional/2016/02/02/menampilkan-indonesia-kecil-lewat-kisah-para-eksil-di-praha?page=all. Le RMS (Republik Maluku Selatan) est un mouvement sécessioniste qui proclama une République des Moluques méridionales en 1950, combattit le gouvernement de Jakarta jusqu’en 1966, puis s’exila aux Pays-Bas. Le GAM (Gerakan Aceh Merdeka) est un mouvement sécessioniste qui mena durant 40 ans une lutte armée sanglante contre le gouvernement central pour l’indépendance d’Aceh. Les Mahid (Mahasiswa Ikatan Dinas) sont les étudiants qui furent envoyés dans des universités de pays socialistes à la fin du régime de Soekarno et qui étaient liés par contrat avec le gouvernement.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Henri Chambert-Loir, « Lettres de Prague : Mélodrame et politique », Archipel, 98 | 2019, 63-70.
Référence électronique
Henri Chambert-Loir, « Lettres de Prague : Mélodrame et politique », Archipel [En ligne], 98 | 2019, mis en ligne le 11 décembre 2019, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archipel/1331 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/archipel.1331
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page