Sept ans plus tard, quel bilan pour le film The Act of Killing ?
Résumés
Le premier article, de Stéphane Roland, « Sept ans plus tard, quel bilan pour le film The Act of Killing ? », traite du premier film documentaire de Joshua Oppenheimer. En 2012, ce film révéla une terrible vision de l’héritage contemporain du régime de Soeharto. Le film connut un tel retentissement dans la communauté des victimes et à l’international qu’il reste pertinent aujourd’hui de s’interroger sur la démarche de cet objet singulier, ainsi que sur son impact. Le deuxième article, de Jean-Michel Marlaud, « Le Soliloque des muets , un film de Stéphane Roland », recense le film que le documentariste français a consacré aux victimes des événements, essentiellement constitué d’interviews d’anciens prisonniers et de vues du Tribunal populaire international 1965 qui s’est tenu à La Haye, en 2015. Le troisième article, d’Henri Chambert-Loir, « Lettres de Prague : mélodrame et politique », analyse la façon dont le film Surat dari Praha d’Angga Dwimas Sasongko (2016), qui raconte avant tout une histoire d’amour malheureuse, a pour but de montrer à la jeune génération indonésienne l’injustice dont ont été victimes les nationalistes indonésiens qui se retrouvèrent exilés après 1965, mais exclut de cette « réhabilitation » les communistes, qui demeurent ainsi au ban de l’histoire.
Plan
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11965 et le cinéma - Ce dossier rend compte de trois parmi les films, indonésiens ou étrangers, qui ont un rapport avec les événements de 1965 et leurs conséquences. Nous espérons poursuivre ce panorama dans le prochain numéro.
- 2 Françoise Sironi, Comment devient-on tortionnaire ?, Paris, Ed. La Découverte, 2017.
2« Qu’est-il arrivé à votre conscience ? » demanda Françoise Sironi à Duch lors de son expertise psychologique2. Duch, directeur du camp S-21 au Cambodge et personnellement responsable de 17 000 morts, ne comprit pas la question. Une telle tentative de compréhension de « l’indicible » exige une authentique volonté du bourreau de se comprendre lui-même, ainsi qu’un accord tacite avec l’intervieweur, sous peine de déni et de s’abriter derrière les mythes qu’il a fabriqués ou qu’on a fabriqués pour lui afin de justifier ses actes.
3C’est précisément cette mythologie du bourreau qui intéressa le documentariste américano-britannique Joshua Oppenheimer, qui révéla en 2012 dans son documentaire The Act of Killing une terrible vision de l’héritage de la dictature de Suharto en Indonésie, à travers un objet filmique singulier qu’il reste pertinent d’interroger dans sa démarche ainsi que sur son impact.
Un contexte filmique particulier
- 3 La réalité du nombre de victimes se situerait « quelque part » entre un minimum de 500 000 morts ét (...)
- 4 Stéphane Roland, Le Soliloque des Muets, documentaire, prod. Pyramide Production et Obatala, 2017.
- 5 Bradley Simpson, “International Dimensions of the 1965–68 Violence in Indonesia,” in Douglas Anton (...)
- 6 Taomo Zhou, “Ambivalent Alliance: Chinese Policy Towards Indonesia, 1960–1965”, The China Quarterly(...)
- 7 Pierre Nora, Faire de l’histoire, tome 1 : nouveaux problèmes, Gallimard-NRF, Paris, 1974.
4Au début des années 2000, Joshua Oppenheimer entame en Indonésie le recueil de témoignages d’auteurs de massacres de civils, lors de la prise du pouvoir en 1965 par le général Suharto à travers l’éradication du Parti communiste indonésien (Partai Komunis Indonesia, PKI). En effet, après l’assassinat de six généraux qui fournit un prétexte à l’armée pour lancer une répression anticommuniste, au moins cinq cent mille personnes furent arrêtées, torturées et assassinées3, ou emprisonnées et exilées en camps de travaux forcés jusqu’à leur libération progressive qui s’acheva en 1979. Bien que ciblée sur les communistes, la violence déborda largement le cadre politique au gré des particularismes d’un archipel éparpillé en milliers d’îles. La politique, la cohabitation des religions, les luttes d’influences post-coloniales vinrent se mêler aux histoires de villages, de réforme agraire, de chefferies locales et de jalousies diverses. Les témoignages que j’ai personnellement recueillis en Indonésie illustrent autant la violence d’une contre-insurrection militaire que les vols opportunistes des biens ou de la femme du voisin4. Les archives déclassifiées de la CIA5 et de la Chine6 apportent par ailleurs aujourd’hui leur contribution quant à l’influence des puissances étrangères sur cette tragédie parfois considérée trop rapidement comme nationale. Si l’historiographie de ces « événements monstres »7 progresse, elle reste cependant entravée par l’absence de preuves et de coopération des différents gouvernements depuis l’avènement de la démocratie en 1998.
- 8 Rémy Madinier, « La tragédie de 1965 en Indonésie : une historiographie renouvelée, une mémoire tou (...)
5Aujourd’hui, le communisme est officiellement interdit en Indonésie. Cinquante ans de propagande ont érigé l’anticommunisme au rang d’une culture imprégnant l’ensemble de la société indonésienne. Aucun gouvernement n’a véritablement levé le voile de cette « escroquerie mémorielle »8 qui a transformé des massacres massifs de civils et une répression arbitraire en une victoire sur le « Mal », au sens littéral et sacré du terme. Les anciens prisonniers politiques sont toujours considérés comme des traîtres à la nation et survivent dans une liberté amputée de nombreux droits sociaux, faite d’humiliations et de discriminations. Joko Widodo, premier président issu du peuple, sur qui bien des espoirs reposaient lors de sa première élection en 2014, réélu en 2019, s’est rapidement détourné des questions liées aux Droits de l’Homme, qui semblaient pourtant lui tenir à cœur durant sa campagne pour se concentrer sur le développement économique, lequel reste pour grande partie entre les mains des caciques de l’ancien régime.
Un nouveau genre documentaire ?
6C’est dans ce contexte d’un massacre de masse légitimé par le récit national hérité de l’Ordre Nouveau, mais aussi d’un vide juridique et historique abyssal quant à la reconnaissance de ces massacres en tant que tels en Indonésie, que Joshua Oppenheimer recueille les confidences des gangsters civils (preman) embauchés en 1965 par l’armée pour effectuer la sale besogne. L’apparente impunité dont ils bénéficient intrigue et pousse le réalisateur à inscrire leurs témoignages dans une représentation de l’Indonésie contemporaine :
- 9 Alexis Geng, « The Act of Killing »: entretien avec Joshua Oppenheimer, Allociné, 2013.
« J’ai compris que j’allais créer une nouvelle forme de documentaire dans laquelle nous documentons non les événements quotidiens des vies de ces gens, mais plutôt la façon dont le storytelling crée ce présent. Et plus concrètement, la façon dont ils veulent être vus, dont ils se voient, et dont fonctionne tout ce régime d’impunité. »9
7Libres de parole et de pensée dans une société qui leur fait les honneurs, les bourreaux décomplexés livrent les récits de leurs exactions à la caméra jusqu’à en faire de sordides reconstitutions : optimisation des systèmes d’étranglement, viols des jeunes filles vierges, dépeçage de bébés au couteau sous les yeux maternels, tout y passe dans la fierté du travail accompli, les rires, les danses et les remises en scènes macabres, laissant le spectateur patauger dans un marasme d’horreur et de stupéfaction.
8Le film déchaîna lors de sa sortie tous les superlatifs :
- 10 Extraits de diverses critiques, Internet, 2013.
« Impossible de sortir intact d’une œuvre aussi démente qui se déleste de tout didactisme. »… « Un film hallucinant sur la banalisation du mal. Mais jusqu’où peut aller la connivence avec des tueurs ? »… « La position du réalisateur est bien plus qu’ambiguë, elle est éthiquement douteuse et invalide totalement le film. »… « Pour sa réflexion sidérante sur l’être humain et ses limites, The Act of Killing doit être vu. »10
9En France, où l’éthique documentaire repose sur l’héritage de Jean Rouch et de Claude Lanzmann, apôtres du « cinéma du réel » et de la confiance partagée avec les gens filmés, le dispositif narratif d’Oppenheimer fut pour beaucoup de mes collègues documentaristes critiquable, voire impardonnable. L’accueil de la presse fut cependant positif, les chaînes publiques Arte puis France 2 diffusèrent The Act of Killing. Ailleurs, le film fut largement plébiscité : The Act of Killing rafla tout ce que le monde des festivals comptait comme prix à l’échelle internationale, manquant l’Oscar du meilleur documentaire de peu.
Un récit résolument contemporain
10S’il dévoile la réalité des crimes des milices civiles sous l’Ordre Nouveau, le réalisateur se défend de toute approche historique ou didactique. À aucun moment ne sera expliquée la situation géopolitique ou historique qui mena aux massacres. Rien ne sera dit de la montée en puissance du communisme après-guerre dans une société à peine sortie du joug colonial, ni des conflits d’influence entre la Russie et la Chine qui tentaient de mettre la main sur le troisième parti communiste de la planète avec ses trois millions de membres, face à la paranoïa anticommuniste de la CIA qui supporta l’armée indonésienne. De même, la complexité politico-religieuse d’une société où la croyance est un devoir constitutionnel sera délaissée malgré son rôle primordial dans les massacres. Le remembrement des terres engagé par le PKI, qui accumula les rancœurs anticommunistes et servit de détonateur dans les campagnes, ne sera pas non plus abordé. À l’inverse d’une approche complexe de la sociologie indonésienne et de la géopolitique de la guerre froide, Oppenheimer concentre son écriture sur les personnages des tueurs, faisant définitivement basculer l’horizon narratif de son documentaire vers celui du cinéma.
11Ainsi, Joshua Oppenheimer documente, mais fait surtout vivre, ressentir. Il filme à hauteur d’homme, sans voix off omnisciente. Travaillant « en immersion », il se fait accepter par ses protagonistes et partage avec eux une expérience collaborative de fabrication filmique, sans y perdre son propre point de vue. En scénariste éclairé, Oppenheimer identifie plusieurs types de personnages dont il fait évoluer la psychologie au fil du film et provoque des situations de tension parfois à la limite du soutenable, le spectateur n’oubliant jamais qu’il est bel et bien confronté à la réalité. Les remises en scène des souvenirs des tueurs alternent avec des séquences qui montrent leur impunité contemporaine, assurée par un solide réseau au sein de l’élite de l’ancien régime. Préfet, directeur de journal, ministre, chef de mouvement paramilitaire évoquent fièrement leurs crimes passés et jouissent de leur position dominante : « Relax Rolex ! » comme dit l’un d’eux. Oppenheimer révèle ainsi le système fascisant et corrompu d’une Indonésie toujours à la botte de ceux qui détiennent les clés du pouvoir et de l’oppression depuis l’Ordre Nouveau.
Représenter la banalité du mal
12Faisant appel au document brut comme à l’art, le champ d’expression filmique documentaire est vaste mais reste soumis à la question du sens des représentations qu’il propose. Pour Oppenheimer,
- 11 Alexis Geng, op. cit.
« La question est la suivante : comment définir une méthode de réalisation qui permette de montrer de quoi est vraiment fait notre monde, de quoi nous sommes vraiment faits, en tant qu’êtres humains ? »11.
- 12 Alexis Geng, op. cit.
- 13 Françoise Sironi, op. cit.
13Ainsi, filmer la banalité du mal est l’objectif véritable d’Oppenheimer. Il laisse donc des êtres humains à qui on avait donné un permis de tuer se rouler dans la turpitude de leurs cerveaux reptiliens ; les séquences d’aveux toutes plus abjectes les unes que les autres et les remises en scène de massacre s’enchaînent, provoquant le malaise du spectateur rendu complice par voyeurisme de la perversité des bourreaux. « Le film demande un effort douloureux à ses spectateurs, qui consiste à apercevoir une petite part de soi-même dans ces hommes. Les gens qui croient à cette idée selon laquelle ils sont bons sont effrayés du fait que nous sommes tous plus proches des criminels que nous aimons le croire. »12 justifie l’auteur. Le but semble noble : rappeler notre potentiel de cruauté prêt à s’éveiller dans un contexte propice. Il rouvre néanmoins la sempiternelle question de la représentation de la violence en documentaire : pour Lanzmann, on ne représente pas une chambre à gaz, le récit oral se suffit à lui-même. Mais le parrainage d’un autre maître, Werner Herzog, soutint ici la proposition de la mise en abîme mémorielle des bourreaux. L’horreur succède à l’horreur, la cruauté humaine sera bel et bien documentée. Je ne peux me départir du raisonnement de Françoise Séroni : on ne naît pas bourreau, on le devient13. N’aurait-il pas été pertinent de croiser les itinéraires individuels et collectifs qui ont rendu ces hommes aussi cruels, d’exposer la mécanique psychosociologique de la fabrique du bourreau plutôt que d’en observer le pathétique résultat ? La mise en perspective de la mémoire des tueurs reste ignorée et la proposition cathartique parvient difficilement à se libérer d’un exhibitionnisme de cruauté qui se prolonge sans qu’une véritable ébauche de cheminement autocritique soit amorcée. En fin de film, pourtant, le personnage principal semble pris d’un embryon de remord. Une séquence forte montre le bourreau revenu sur les lieux de ses crimes pris de convulsions et de nausées, tentant d’expurger ses actes passés par un vomissement qui ne viendra pas. Je ne peux alors m’empêcher de penser que cette séquence aurait peut-être constitué un bon point de départ : « Qu’aviez-vous fait de votre conscience ? »...
De l’influence culturelle exogène aux particularismes indonésiens
14Les tueurs intègrent à leur récit leur passion pour le cinéma de gangsters américains auxquels ils s’identifient. Leur proposition mémorielle qui se voudrait épique et hollywoodienne devient alors métaphore. Leur sentiment de posséder tous les pouvoirs, notamment celui de vie et de mort sur le peuple au nom d’un nationalisme salvateur teinté de croyance divine et de réussite capitaliste, exprime un pan de la pensée de l’Ordre Nouveau. Le bourreau, allégorie du régime, se caricature lui-même à travers les attributs du personnage du gangster hollywoodien, comme le respect gagné par les armes, les signes matérialistes et onéreux de la réussite sociale, la domination sexuelle de la femme-objet ou sa capacité meurtrière au nom de son désir absolu de liberté individuelle. Ce ne serait donc pas au nom d’une mythologie sectaire pétrie de symboles et de rites d’appartenance tels le nazisme ou le communisme cambodgien qu’aurait ici agi le bourreau. L’appel permanent des tueurs aux particularismes anthropologiques d’un modèle de société bâti sur la domination révèle leur idéal d’un monde essentiellement masculin, où force et violence régissent les rapports humains et fondent le capital social individuel. Pour Oppenheimer, la convocation de l’anticommunisme apparaît donc comme le masque du vide idéologique de l’Ordre Nouveau, régime militaire soumis au pragmatisme individualiste d’une oligarchie corrompue et fascinée par une version caricaturale et violente du mythe impérialiste américain.
- 14 Le Pancasila est la philosophie de l’État indonésien depuis son indépendance. Ses cinq principes so (...)
- 15 « En 2017, Oxfam classait l’Indonésie au sixième rang des pays les plus inégalitaires : les quatre (...)
- 16 Gloria Truly Estrelita, The dissemination of hate crime by the state against LEKRA (Penyebaran hate (...)
15Certainement imprégné d’une culture exogène post-coloniale à laquelle sa propagande anticommuniste doit beaucoup, Suharto, le « général souriant », sut pourtant comprendre en profondeur les particularités de la société indonésienne pour mieux l’asservir. Tout en faisant table rase de la gauche, il renforça le sentiment nationaliste en prenant soin de préserver le socle du Pancasila14 hérité de la révolution et l’image de libérateur que fut Sukarno, au moins pour un temps. Il ouvrit néanmoins les portes d’une économie majoritairement rurale aux capitaux internationaux dès 1967, à travers des multinationales qui privent encore aujourd’hui le peuple indonésien de ses richesses territoriales au profit de l’élite. De fait, l’Indonésie connut sous Suharto un sursaut économique, les revenus du pétrole permettant de financer de nouvelles infrastructures et des industries d’État, d’améliorer la santé et l’éducation ainsi que le revenu moyen par habitant, même si son héritage laisse 40 % de la population proche du seuil de pauvreté15. Par ailleurs Suharto mit en ordre les divers corps d’armée, de police et de renseignement pour contrôler la population. Il élimina les intellectuels et les artistes pressentis de gauche, stérilisant les terrains de la culture et de la revendication sociale pour des générations16. Suharto sut également exploiter le sentiment religieux contre le fallacieux présupposé athéiste du communisme, tout en limitant le pouvoir politique des religions afin d’éviter notamment le développement d’un Etat islamique. Visionnaire, il mit en place une propagande transgénérationnelle, imprégnant les esprits du récit unificateur de la victoire sur le communisme qui allait aplanir les différences culturelles, cultuelles et dialectales d’un pays mosaïque large comme l’Europe. Si l’ombre de Suharto se teinte effectivement d’américanisme, l’allégorie du gangster résiste peu à l’intelligence sordide et méticuleuse d’un homme capable de déclencher le troisième plus grand massacre du XXe siècle puis de régner trente ans d’une main de fer pour être finalement inhumé avec les honneurs militaires, riche et impuni, soutenu jusqu’au bout par les plus grandes puissances du monde.
Du gangster au crime contre l’humanité
- 17 Les critiques relevèrent notamment une séquence filmée d’extorsion de commerçants d’origine chinois (...)
- 18 Nous passerons sur la discussion du concept de génocide qui, pour certains, pourrait s’appliquer ic (...)
- 19 Anne Pohlman, “A Fragment of a Story: Gerwani and Tapol Experiences,” Intersections: Gender, Histor (...)
- 20 Lors du tribunal de Nuremberg, Edgar Faure démontra que la chaîne de commandement nazie se confonda (...)
- 21 Saskia Wieringa, Testing of prisoners: collaboration between Indonesian and Dutch psychologists, Ra (...)
16Exploitant la revendication de la violence pour mieux la dénoncer, The Act of Killing s’enferme dans une spirale funèbre qui flirte parfois avec les limites éthiques du documentaire17, faisant apparaître une sorte de folie meurtrière qui habiterait les tueurs. Cette dramatisation aliénante marque peut-être une autre limite du propos, le film délaissant la dynamique globale des massacres dont le caractère organisé et planifié s’apparente bien à celle d’un génocide18. En effet, après avoir défini une population cible et l’avoir déshumanisée par un supra-récit légitimant le passage à l’acte, une logistique fantastique fut développée pour arrêter, torturer, assassiner et détenir pendant quinze ans des centaines de milliers de personnes19. Tous les corps de l’État furent engagés dans ce processus d’éradication, dans une chaîne continue de commandement20 qui incluait également des civils tels que les tueurs du film, mais aussi des psychologues universitaires qui assistaient aux interrogatoires dans le but de détecter des indices d’appartenance communiste chez les personnes arrêtées21, ou des milices d’étudiants affectées à la chasse aux communistes dans les rues. On envoya les citadins se faire tuer en campagne et réciproquement pour brouiller les pistes. Des listes furent dressées, certaines en collaboration avec la CIA, qui fournit également armes, munitions et outils de propagande, après avoir formé les cadres militaires indonésiens à la gestion du pays. Des commandos spéciaux furent envoyés jusque dans de petites îles isolées pour arrêter et tuer des personnes précises : instituteurs, intellectuels, artistes, chefs de village, mais aussi animateurs de centres sociaux et culturels, et bien sûr responsables d’associations féministes, les femmes ayant payé un lourd tribut lors des événements. On fit disparaître les corps dans les fosses communes, les grottes et les rivières, tandis que l’Etat brûlait les livres et légitimait les meurtres.
17Cette précision planificatrice, cette lourdeur logistique, ce ciblage politique et culturel dans un contexte de guerre froide internationale n’apparaissent qu’en filigrane dans The Act of Killing, au profit d’une narration centrée sur des personnages qui évoluent au sein d’un décor dont la sociologie et l’histoire resteront inexpliquées. Peut-on reprocher au « Jour le Plus Long » de ne pas évoquer Auschwitz ? Resserrer le propos d’un film est rarement un défaut. Avant tout réalisateur de film dont la nature même fait appel à l’émotion, Oppenheimer poursuivra son but narratif à travers la lucarne de ses personnages, laissant à d’autres le soin de faire l’exégèse sociohistorique du contexte dans lequel ils évoluent.
Au-delà du film, le symbole
- 22 International People’s Tribunal (IPT) 1965 est une organisation dont le but est de replacer « 1965 (...)
18Très rapidement, The Act of Killing va transcender sa fonction filmique. Diffusé en Indonésie publiquement puis sous le manteau, le film eut un véritable effet d’électrochoc dans la communauté des anciens prisonniers politiques : enfin, ils avaient une bannière derrière laquelle marcher. Enfin, les bourreaux apparaissaient en tant que tels, réhabilitant de fait chaque victime de l’Ordre Nouveau dans une dignité qu’il s’agissait dès lors de faire entendre. Ici, le pouvoir citoyen du cinéma fut réel et le film d’Oppenheimer apparaît comme la première œuvre qui ouvrit une brèche significative dans la propagande d’Etat, ce qui n’est que justice au regard du rôle que le septième art joua dans la diffusion du récit anticommuniste. Sous l’influence de son succès international relayé par les diasporas, les prises de paroles publiques au nom d’une réhabilitation historique se multiplièrent en Indonésie, prenant souvent The Act of Killing en référence. J’assistai en 2014 à des témoignages publics d’ex-prisonniers politiques (tahanan politik, tapol), des lancements de livres et de blogs internet, des conférences universitaires, des pièces de théâtre et des concerts, des expositions artistiques, la présentation de rapports sur « 1965 ». L’initiative singulière du « Tribunal Populaire International 1965 » prit naissance à cette époque22. La première élection de « Jokowi » n’était pas étrangère à ce besoin de libération de la parole. De nombreux témoins se confièrent à ma propre caméra, influencés par ce climat de relâchement et dans l’espoir que le nouveau président développerait bientôt une politique de réhabilitation historique, voire de réconciliation. Un climat qui ne dura pas : une fois élu, Joko Widodo annonça, probablement sous le coup de pressions exercées autant par ses rivaux que par certains de ses alliés, qu’il n’y aurait aucune excuse publique de la part de l’Etat quant aux événements de « 1965 ». Les milices de l’organisation des Jeunes du Pancasila (Pemuda Pancasila) reprirent du service en perturbant violemment conférences et projections de film, menaçant physiquement les militants des Droits de l’Homme et les ex-tapol. La sortie du second opus d’Oppenheimer, The Look of Silence (2014), qui aborde le point de vue des victimes à travers l’histoire d’un jeune indonésien face aux bourreaux de son frère, aggrava encore les choses. Le film fut immédiatement interdit en Indonésie. Je fis personnellement les frais de ce regain d’oppression lors de mon deuxième tournage en 2015, qui s’acheva par mon arrestation suivie d’une surveillance renforcée impliquant l’arrêt de mes investigations, décidée tant pour ma propre protection que celle de mes sources et soutiens.
19Initiatique malgré son éthique discutable, nécessaire du point de vue des victimes, The Act of Killing demeure le film qui aura dévoilé au monde la part sombre de l’Indonésie, y compris aux Indonésiens eux-mêmes. Certes, depuis sa diffusion, l’historiographie de « 1965 » a progressé et les personnages des gangsters paraissent aujourd’hui renvoyer une image réductrice de la complexité de la mise en œuvre des massacres et de ce que fut l’Ordre Nouveau. Mais en devenant l’étendard des victimes du régime de Suharto, ce film a entraîné une multiplication des prises de paroles publiques et aiguillonné une jeune génération, qui s’empare dorénavant de son histoire avec de nouvelles perspectives. À l’inverse, devenu symbole d’une nouvelle exigence démocratique et historique, il a probablement servi de prétexte à un renforcement de l’oppression, révélant l’inertie d’un système et d’une culture anticommuniste dont il faudra certainement plusieurs générations pour se défaire et dresser le véritable bilan. Face à ces reliquats d’un fascisme anachronique, les témoignages à visage découvert des anciens prisonniers politiques et de tous ceux qui travaillent à la réhabilitation de l’histoire de leur pays répondent de la façon la plus digne.
Notes
2 Françoise Sironi, Comment devient-on tortionnaire ?, Paris, Ed. La Découverte, 2017.
3 La réalité du nombre de victimes se situerait « quelque part » entre un minimum de 500 000 morts établis et trois millions de personnes, ce dernier nombre étant une revendication tant des victimes que des militaires, à considérer prudemment.
4 Stéphane Roland, Le Soliloque des Muets, documentaire, prod. Pyramide Production et Obatala, 2017.
5 Bradley Simpson, “International Dimensions of the 1965–68 Violence in Indonesia,” in Douglas Anton Kammen & Katharine E. McGregor (eds), The contours of mass violence in Indonesia, 1965-68, Singapour, NUS, 2012.
6 Taomo Zhou, “Ambivalent Alliance: Chinese Policy Towards Indonesia, 1960–1965”, The China Quarterly, 2015.
7 Pierre Nora, Faire de l’histoire, tome 1 : nouveaux problèmes, Gallimard-NRF, Paris, 1974.
8 Rémy Madinier, « La tragédie de 1965 en Indonésie : une historiographie renouvelée, une mémoire toujours tronquée », Archipel, 2014.
9 Alexis Geng, « The Act of Killing »: entretien avec Joshua Oppenheimer, Allociné, 2013.
10 Extraits de diverses critiques, Internet, 2013.
11 Alexis Geng, op. cit.
12 Alexis Geng, op. cit.
13 Françoise Sironi, op. cit.
14 Le Pancasila est la philosophie de l’État indonésien depuis son indépendance. Ses cinq principes sont la croyance en un Dieu unique, une humanité juste et civilisée, l’unité de l’Indonésie, une démocratie guidée par la sagesse à travers la délibération et la représentation, la justice sociale pour tout le peuple indonésien.
15 « En 2017, Oxfam classait l’Indonésie au sixième rang des pays les plus inégalitaires : les quatre hommes les plus fortunés y sont plus riches que les cent millions de personnes les plus pauvres. ». Rémy Madinier, « L’Indonésie choisit la démocratie », Le Monde Diplomatique, juin 2019.
16 Gloria Truly Estrelita, The dissemination of hate crime by the state against LEKRA (Penyebaran hate crime oleh negara terhadap Lembaga Kebudayaan Rakyat), mémoire de master, Universitas Indonesia, 2010.
17 Les critiques relevèrent notamment une séquence filmée d’extorsion de commerçants d’origine chinoise sous la menace des paramilitaires, interrogeant la distance éthique du réalisateur pris dans la spirale de son dispositif filmique. Oppenheimer s’est expliqué sur cet épisode, qu’il compensa du mieux qu’il put en remboursant les commerçants le lendemain du tournage.
18 Nous passerons sur la discussion du concept de génocide qui, pour certains, pourrait s’appliquer ici : déshumanisation, propagande, définition d’une population cible à éradiquer, mise en œuvre massive des massacres par l’État puis par embrigadement de civils, meurtre de personnes de tout âge et genre, chaîne de commandement organisant les meurtres et leur justification… seul le critère ethnique, national ou religieux définissant le génocide est ici manquant, ce qui fait demander par certains militants de « 1965 » que soit appliqué et reconnu le concept de « génocide politique » aux massacres indonésiens.
19 Anne Pohlman, “A Fragment of a Story: Gerwani and Tapol Experiences,” Intersections: Gender, History and Culture in the Asian Context, Issue 10, 2004.
20 Lors du tribunal de Nuremberg, Edgar Faure démontra que la chaîne de commandement nazie se confondait avec celle des responsabilités, notamment face à Göring, qui se dédouanait derrière sa hiérarchie. Ce concept sera repris lors du « Tribunal Populaire International 1965 » (International People Tribunal 1965), à La Haye, en 2015.
21 Saskia Wieringa, Testing of prisoners: collaboration between Indonesian and Dutch psychologists, Rapport final IPT65, 2016.
22 International People’s Tribunal (IPT) 1965 est une organisation dont le but est de replacer « 1965 » sur un terrain juridique. Un tribunal populaire, donc sans valeur pénale, s’est symboliquement tenu en 2015 à La Haye en présence de témoins et d’experts. Les juges ont conclu qu’à l’examen des preuves présentées, les faits révélés pourraient être qualifiés de crimes contre l’humanité et donc jugés comme tels lors d’un éventuel tribunal pénal.
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Référence papier
Stéphane Roland, « Sept ans plus tard, quel bilan pour le film The Act of Killing ? », Archipel, 98 | 2019, 49-57.
Référence électronique
Stéphane Roland, « Sept ans plus tard, quel bilan pour le film The Act of Killing ? », Archipel [En ligne], 98 | 2019, mis en ligne le 11 décembre 2019, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archipel/1310 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/archipel.1310
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