Images de campagne : Jilbab, James Bond et blagues salaces
Résumés
La campagne en vue des élections indonésiennes (présidence, sénat, assemblée nationale, assemblées provinciales, assemblées régionales) tenues le 17 avril 2019 a parsemé les routes indonésiennes de nombreuses affiches et bannières, vantant les mérites des différents candidats. Parmi ces images, deux thèmes prédominaient. Le premier, l’omniprésence de la religion musulmane, a consacré la course au mieux-disant islamique dans laquelle le pays s’est engagé depuis une vingtaine d’années. La confessionnalisation de la campagne du président sortant, Jokowi, et la forte visibilité des femmes voilées ont largement participé de ce mouvement. Au sein de cette société politique crispée autour des questions religieuses, l’humour et la dérision, second thème très présent, ont semblé être le seul échappatoire, à l’image de la candidature virtuelle du duo Nurhadi-Aldo.
Plan
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1Le 17 avril 2019 s’est tenue en Indonésie une impressionnante série d’élections (présidentielle, sénat, assemblée nationale, assemblées provinciales, assemblées régionales) dont la préparation a temporairement modifié le paysage que l’on pouvait contempler depuis les routes de l’Archipel. À l’approche des agglomérations (où l’affichage était cette année plus strictement réglementé), les bas-côtés étaient encombrés de bannières, calicots et autres affiches vantant les mérites des différents candidats. Au bord des routes javanaises, deux thèmes — sans rapport apparent — dominaient : l’omniprésence de la religion musulmane et l’humour.
Un pieux président : la mue musulmane de Jokowi
- 2 Voir (entre autres) : Martin Van Bruinessen, Contemporary developments in Indonesian Islam : explai (...)
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- 5 Thème ressassé avec emphase lors du dernier meeting de Prabowo par Habib Rizieq Shihab, le virulent (...)
2S’agissant de l’islam, les nombreuses références religieuses présentes sur les affiches ont confirmé la confessionnalisation de la vie publique, relevée dans la plupart des analyses ces dernières années2. Mais ce phénomène a pris indiscutablement une ampleur particulière cette année, du fait de la stratégie adoptée par le président Jokowi, candidat à sa propre réélection. Cinq ans auparavant, celui qui n’était alors qu’une étoile montante de la vie politique était venu bouleverser un système cadenassé par une oligarchie qui avait su parfaitement négocier le virage démocratique de la Reformasi. Durant sa campagne, centrée sur un pragmatisme tout entier dévolu au petit peuple, il avait répugné à instrumentaliser toute référence religieuse. Tenant d’un islam inclusif et tolérant, il n’avait que tardivement et à contrecœur affiché son identité musulmane, en publiant quelques photos de son pèlerinage à la Mecque, en réponse aux rumeurs répandues par le camp adverse le présentant comme le fils d’un millionnaire chinois et chrétien de Singapour3. Prabowo Subianto — déjà son concurrent d’alors — avait quant à lui, mis à profit ses excellentes et anciennes relations avec les milieux islamistes radicaux pour conférer à sa campagne une vigoureuse tournure islamo-nationaliste, à laquelle on attribua sa spectaculaire remontée dans les sondages, dans les mois ayant précédé l’élection. La victoire de Jokowi en 2014 mit un terme très provisoire à cette question de la place de la référence islamique en politique. Deux ans plus tard, une campagne massive de manifestations, là encore orchestrée par des proches de Prabowo, mit à terre l’ancien adjoint de Jokowi, Basuki Tjahaja Purnama (dit Ahok), injustement accusé de blasphème, vaincu aux élections gouvernoriales de Jakarta puis jeté en prison4. Devant l’efficacité de ce « mouvement 212 » — en référence à la première grande manifestation anti-Ahok, le 2 décembre 2016 — clairement décidé à s’impliquer dans la campagne présidentielle de 2019, Jokowi réagit avec pragmatisme. En refusant toute intervention dans le processus judiciaire qui avait conduit à la condamnation de son ancien vice-gouverneur et en laissant agir une justice incapable de résister à la pression islamiste, il ne fit rien pour masquer la gravité de la menace pesant sur le camp progressiste, ce qui eut pour effet de resserrer les rangs quelque peu relâchés de ses partisans. Dans le même temps, il s'efforça de briser la dynamique unitaire du mouvement 212 en contrant l’influence prise par les organisations islamistes radicales sur de larges franges de la population, à la fois par des mesures autoritaires (interdiction du Hizbut Tahrir Indonesia, lutte déterminée contre les rumeurs sur internet…) et par la réaffirmation de sa propre identité musulmane. La désignation de Ma’aruf Amin, l’un des principaux dirigeants du Nahdlatul Ulama, comme candidat à la vice-présidence constitua, à cet égard, une rupture nette par rapport à son premier mandat. Difficilement compréhensible d’un point de vue partisan, dans la mesure où ce dernier avait été, à la tête du Conseil des oulémas indonésiens (MUI), l’un des artisans de la chute de Ahok, ce choix permit au président sortant d’invalider la thèse de la « criminalisation des oulémas » sur laquelle ses adversaires espéraient faire campagne5.
Fig. 1– Photographies issues de Facebook
3Le ton beaucoup plus religieux de la candidature de Jokowi à sa réélection, s’est bien sûr manifesté sur ses affiches électorales. La campagne de 2014 — lors de laquelle il faisait équipe avec Jusuf Kalla qui représentait, selon une tradition solidement établie, les « îles extérieures » (sous-entendu à Java) — véhiculait avant tout un message de nationalisme ouvert. Celle de 2019, de par son esthétique et la présence de Ma’ruf Amin à ses côtés — représentant bien plus un islam conservateur et modéré que le pays soudanais dont il est originaire — soulignait l’identité musulmane de l’Indonésie en appelant, sur un mode apaisé, à l’unité du peuple et de l’umat (compris ici au sens de communauté musulmane).
- 6 Kompas, 15 avril 2019.
4Cette confessionnalisation de la campagne de Jokowi ne reposait d’ailleurs pas uniquement sur son colistier. Le président lui-même multiplia les démonstrations de piété : l’une de ses affiches le représentait se préparant à la prière et appelant ses coreligionnaires à faire de même. Quelques jours avant l’élection, il se rendit à La Mecque pour accomplir le petit pèlerinage (Umroh), un déplacement cette fois soigneusement mis en scène6.
Fig. 2 – « Viens faire ta prière. Même débordé, prie toujours avec ton cœur et n’oublie pas tes prières. » Affiche de campagne de Jokowi. (Photo Instagram)
Femmes en politique : une émancipation en trompe-l’œil
5À l’image de leur président, de très nombreux candidats firent assaut de démonstrations pieuses sur leurs affiches de campagne, affirmant eux aussi se présenter au nom de l’umat et réclamant les prières et bénédictions des électeurs, en plus de leur bulletin de vote. Cette injonction religieuse pesa tout particulièrement sur les femmes. À de très rares exceptions près, toutes les candidates se présentèrent voilées sur leurs bannières. Ce symbole de piété et d’appartenance revendiquée à la communauté musulmane était certes attendu de celles se présentant au nom d’un parti musulman (PKS, PKB, PAN, PPP ou PBB).
Fig. 3 – Candidates de partis musulmans (PKS et PPP). On notera le caractère très inclusif de la candidate du PKS, chrétienne convertie à l'islam et saluant l'électeur par un sembah. (Photos : J.P. Elbaz et A. Feillard)
- 7 Sur les différentes manières de porter le voile islamique en Indonésie, voir Suzanne Brenner, « Rec (...)
- 8 Ella S Prihatini, « Electoral (in)equity », Inside Indonesia, 135, Janvier-mars 2019, https://www.i (...)
6Mais, fait nouveau de cette campagne, la quasi-totalité des candidates des partis ne se revendiquant pas de l’islam (PDI-P, Golkar, Gerindra, NasDem, Demokrat, Hanura,…) arboraient elles aussi le jilbab, le plus souvent dans une version assez stricte, ne laissant pas apparaître la racine des cheveux7. Cette omniprésence du voile islamique contribua largement au ton très religieux de la campagne, dans la mesure où les femmes représentaient, cette année, 40 % des candidatures au parlement8.
Fig. 4 – Candidates de partis séculiers (Golkar, PDI-P, Hanura, NasDem). (Photos : Andrée Feillard)
- 9 Julia Ikasarana, Mia Novitasari, « To achieve real representation, women need more power in politic (...)
- 10 Ella S Prihatini, « Electoral (in)equity », op. cit.
- 11 Anti-Ahok To Anti-Jokowi : Islamist Influence on Indonesia’s 2019 Election Campaign, Jakarta : Inst (...)
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- 13 Des femmes qui étaient souvent plus nombreuses que les hommes lors des meetings du parti. Dyah Ayu (...)
7À l’image de nombreuses autres démocraties, l’Indonésie s’est engagée, depuis quelques années, dans une politique visant à encourager l’entrée des femmes en politique. Une première loi de 2002 a invité les partis à « prendre en compte l’égalité de genre et l’équité » dans la constitution de leurs listes. Après deux révisions, en 2008 et 2011, l’objectif a été fixé à 30 % de candidatures féminines. D’abord indicatif, ce seuil est devenu obligatoire en 2014 et il est, depuis 2019, assorti de sanctions : la Commission électorale (KPU) peut désormais interdire les formations politiques ne répondant pas à cette exigence9. Pour plusieurs raisons, cette progression du nombre de femmes en politique s’est toutefois accompagnée d’une confessionnalisation croissante et largement contrainte de leurs candidatures. En premier lieu, parce que le processus de sélection très opaque des partis politiques a confirmé leur fonctionnement patriarcal : bon nombre de candidates choisies le furent en raison de la présence d’un mari, d’un père ou d’un frère au sein des instances dirigeantes de leur formation politique et non du fait de leur capacité à conduire une campagne électorale ou à occuper un siège de parlementaire. Cette conception de la place des femmes en politique a favorisé le rôle qui leur est traditionnellement dévolu au sein de la cellule familiale, à savoir celui de gardienne des valeurs religieuses et morales. En second lieu, cette tendance a été accentuée par le nouveau système électoral indonésien de liste ouverte, dans lequel l’électeur peut choisir son ou sa candidate sans tenir compte de sa place dans la liste du parti10. L’impossibilité de sécuriser des positions éligibles pour les femmes (comme cela se fait dans d’autres pays) et la concurrence entre membres d’un même parti a incité les candidates, souvent sans légitimité propre, à ne prendre aucun risque en présentant le visage lisse (et voilé) de la bonne musulmane. Enfin, ce phénomène fut d’autant plus patent que les courants islamistes se sont particulièrement investis cette année dans les questions de genre, contribuant à une surenchère religieuse dans ce domaine. À la suite de la mobilisation contre Ahok et dans la perspective des échéances de 2019, les groupes musulmans conservateurs ont ciblé l’électorat féminin, enjoignant les mères de famille à se mobiliser pour lutter contre le communisme, l’homosexualité et les atteintes à la morale, autant de maux qu’ils associaient à la candidature du président Jokowi11. Promu par les cercles proches du mouvement 212, un mot d’ordre « Indonesia Tanpa Feminis » (L’Indonésie sans les féministes) est apparu sur les réseaux sociaux et est devenu viral à l’approche des élections12. Revendiqué par nombre de candidates issues des parti islamistes, ce slogan a ainsi accompagné la forte mobilisation des femmes au sein du Parti de la justice prospère (PKS)13. En assimilant toute volonté d’émancipation féminine à une trahison envers la nation et la religion, les militantes islamistes ont exercé sur l’ensemble des candidates une pression à laquelle peu d’entre elles ont pu résister. Il n’est à cet égard pas surprenant de constater que l’une des rares candidates musulmanes à Java à avoir osé se présenter sans voile sur ses affiches était Puan Maharani, ministre de Jokowi, responsable du groupe parlementaire du PDI-P et héritière de la dynastie Soekarno. Forte de cette triple légitimité et bien connue du grand public, elle est parvenue à s’émanciper des contraintes pesant sur l’immense majorité des autres candidates. Un seul parti, le Partai Solidaritas Indonesia (PSI) a refusé ce recours systématique à la référence religieuse. Militant pour les droits des femmes et l’interdiction de la polygamie, il n’est parvenu à réunir que 1,9 % des suffrages, loin des 4 % requis pour être représenté au parlement.
Fig. 5 – Photo Andrée Feillard
Une fantaisie exclusivement masculine
8Alors que les femmes étaient condamnées au conformisme bigot qui marqua la campagne, certains hommes purent, eux, s’en émanciper. Bien que numériquement beaucoup moins présent, un second thème, celui de l’humour et de la dérision, caractérisait de nombreuses affiches promouvant des candidatures masculines.
9D’autant plus remarquable qu’elle tranchait avec l’atmosphère empesée des références religieuses, cette appétence à la fantaisie semblait relever de logiques diverses et parfois contradictoires. La première fonction de ces affiches originales était bien sûr de susciter l’attention des passants, à travers un slogan ou une illustration rompant avec les codes habituels de la communication politique. Scénario le plus fréquent, une mise en scène autour du héros d’un film à succès permettait de suggérer les qualités remarquables du candidat tout en s’abritant derrière une certaine autodérision.
10On pourra bien sûr s’interroger sur la capacité de l’électeur — voire même de celle du candidat — à interpréter correctement les références proposées. « L’impossible mission » qu’entendait accomplir Baksin Kinas Mappaseng sur la seconde affiche, désignait-elle son élection ou bien la conduite de son mandat ? Dans les deux cas le slogan semblait susceptible de se retourner contre son auteur d’autant que les deux points (inexistants dans le titre du blockbuster américain dont il s’inspirait) semblaient donner un caractère inéluctable à l’échec annoncé.
Fig. 6 – Photos Jean-Pascal Elbaz
11Partagée par de trop nombreux candidats, cette volonté d’originalité aboutit inévitablement à des répétitions et, partant, à un certain conformisme. Au moins cinq candidats de diverses circonscriptions javanaises affirmaient ainsi, images à l’appui, être prêt à « se mettre à l’envers pour le peuple » (siap jungkir balik untuk rakyat).
Fig. 7 – Photos Jean-Pascal Elbaz et Facebook
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- 15 Prabowo dénonça ainsi lors de son dernier meeting électoral le « viol de la mère patrie », « la spo (...)
12De l’aveu même des candidats, ces facéties avaient plus particulièrement pour but d’attirer l’attention d’une catégorie fort courtisée de votants, celle du kelompok milenial , ces jeunes ayant atteint l’âge adulte après l’an 200014. N’ayant pas connu l’Ordre nouveau et le combat pour la démocratie, ces nouveaux électeurs étaient réputés porter un regard désabusé et volontiers critique sur le monde politique de leurs parents. La mise à distance, suggérée par la fantaisie de certaines affiches, l’autodérision qu’elle véhiculait, constituaient, pensait-on, un pas dans leur direction. Fort peu d’affiches toutefois portaient une critique fondamentale du système politique. Les thèmes de la corruption et de la trahison des élites, pourtant violemment mis en scène par Prabowo Subianto à la fin de la campagne, ne semblent pas avoir fait d’émules parmi les candidats, y compris ceux de son propre camp15. Rares furent ceux qui, à l’image de Ir. Mohammad Amin, osèrent proposer de « remplacer les sales députés », avec une nouvelle signification à l’acronyme pelakor qui désigne habituellement, de manière très péjorative, les « briseuses de couple » (Perebut Laki Orang).
Fig. 8 – Photo Instagram
- 16 « Moh. Amin : Pelakor Adalah Gambaran Pribadi Saya », Sulteng Raya, 19 septembre 2018, https://sult (...)
13En s’attribuant, pour le détourner, ce terme argotique et injurieux, ce candidat du Nasdem (Nasional Demokrat) à Sulawesi-centre espérait sans doute mettre les rieurs de son côté, tout en s’attaquant à un système jugé globalement corrompu avec un cynisme assumé. « Je ne peux pas garantir que je suis propre. Mais au moins, je peux faire mieux », déclarait-il ainsi au moment de la présentation de sa candidature16.
Dildo for Indonesia ou la transgression phallocrate
- 17 Kate Lamb, « Vote “Dildo for Indonesia” : rivals for president find young voters hard to please », (...)
14Pour l’essentiel, la dérision réellement contestataire demeura cantonnée au sein de l’espace cybernétique, mais elle prit cette année un relief particulier avec la candidature virtuelle du binôme Nurhadi et Aldo. Née de l’imagination d’un groupe d’étudiants lassés du conformisme ambiant, ce qui n’était au départ qu’une blague de potaches prit, du fait de son succès foudroyant sur les réseaux sociaux, une dimension politique. Le ticket présidentiel imaginaire serait né, selon l’un de ses créateurs, de la déception consécutive à la nomination de Ma’aruf Amin comme colistier de Jokowi17. Le fait que le président ait, à son tour, cédé aux sirènes et aux pesanteurs du mieux-disant islamique en s’associant avec un vieux religieux conservateur pour assurer sa réélection, aurait désespéré une partie de cette jeunesse qui avait cru en lui en 2014. En empruntant les codes visuels du tandem Jokowi-Ma’aruf, Nurhadi et Aldo voulurent tourner en dérision l’épidémie de bigoterie frappant l’Indonésie.
Fig. 9 – Photo instagram
- 18 Nadia Hamid, « #DildoForIndonesia : The meme that’s gone viral for poking fun at both ends of Indon (...)
15Le succès de la satyre (qui rassembla plus de 400 000 abonnés sur Instagram) ne résida pas dans ses seuls référents visuels. Ce fut avant tout le détournement très transgressif de slogans en apparence innocents, par le surlignage de certaines lettres, qui fit la renommée de l’improbable duo. Les jeux de mots proposés étaient presque invariablement à connotation sexuelle, à l’image de leur principal slogan, obtenu par la contraction des dernières syllabes de leurs deux noms : Dildo for Indonesia (« Un godemiché pour l’Indonésie »). Plus transgressif encore, dans l’atmosphère très religieuse de la campagne, les deux candidats prétendaient être membres du Partai Untuk Kebutuhan Iman (Parti pour les besoins de la foi), formée sur le mot butuh (pénis) et dont l’abréviation, PUKI, est une expression argotique désignant le sexe féminin18.
16Également représentants autoproclamés de la Koalisi Indonesia Tronjal Tronjol Maha Asyik, (Coalition indonésienne des galipettes merveilleuses), abrégée en Kontol Maha Asyik (« Braquemard en folie »), le tandem était en fait formé d’un masseur de Kudus qui avait accepté de jouer le rôle de Nurhadi et d’une image de synthèse pour Aldo. Avec leur tête de monsieur tout le monde, les deux compères incarnaient en quelque sorte le bon sens populaire et représentaient ces millions d’Indonésiens anonymes, ni plus ni moins doués pour la politique que la plupart des candidats. Le ticket Nurhaldi-Aldo était donc à la fois un hommage à la démocratie — et à sa liberté d’expression — et une critique de la vacuité des promesses électorales. Dans une campagne aseptisée par l’absence d’idéologie et la piété bon teint de l’immense majorité des candidats, l’affrontement à coup de slogans creux contractés en acronymes faciles à mémoriser était ainsi tourné en dérision par leur transformation en allusions salaces :
Fig. 10 – Photos instagram
17Un improbable « Programme de subvention des factures de café internet » (Program Subsidi Tagihan Warnet), parodiait ainsi les nombreuses « cartes » mises en place ou annoncées par le président Jokowi et était résumé par l’acronyme Prostat Bau (« la prostate pue »). Composée pour l’essentiel de jeux de mots volontiers vulgaires, la satire sociale se faisait parfois plus précise. Avec une critique de l’argent roi par un Nurhadi grimé en Karl Marx, ou encore la promesse d’un « programme halal pour légaliser la marijuana » en remplacement de la culture du palmier à huile, la candidature du duo pastiche pointait clairement du doigt les tabous et les non-dits d’une démocratie circonscrite par le conservatisme moral et les intérêts financiers de l’oligarchie.
Fig. 11 – Photos instagram
- 19 Yulida Medistiara et Ahmad Bil Wahid « Kontroversi di Balik Nurhadi-Aldo », detikNews, 8 janvier 20 (...)
- 20 Tunggal Pawestr, « Are #DildoforIndonesia a pair of sexist pricks ? » Inside Indonesia, 135, janvie (...)
18Dildo for Indonesia eut un écho remarquable dans le pays et Nurhadi fut même invité à plusieurs émissions où il débattit doctement du phénomène, en compagnie de dirigeants politiques et d’experts. L’initiative, très commentée sur la toile, contribua à une certaine réflexion autour des impensés de la vie politique indonésienne. Curieusement, elle ne fut pas attaquée par les réseaux religieux militants, peut-être par crainte d’être à leur tour tournés en ridicule. Certains commentateurs, comme Hamdan Zoelva, ancien président de la Cour constitutionnelle, lui reprochèrent de fragiliser la démocratie en participant au dénigrement de la politique19. Mais les critiques les plus sévères vinrent des milieux féministes qui soulignèrent à quel point le duo, cette fois à son corps défendant, était le reflet d’une société phallocrate20.
- 21 Edward Aspinall, « Indonesia’s election and the return of ideological competition », New Mandala, 2 (...)
19Il est bien sûr impossible d’apprécier l’influence de ces différentes images sur le résultat des élections. S’agissant de la campagne pastiche de Nurhadi et Aldo, les craintes de voir le vote blanc massivement encouragé par cette initiative se sont révélées infondées : avec près de 80 %, de votants, le scrutin du 17 avril a été marqué par le plus fort taux de participation depuis 2004. Concernant la place des femmes, leur importante visibilité sur les affiches électorales leur a permis de progresser légèrement au sein de la représentation nationale (elles forment désormais 20,4 % des députés, contre 17 % en 2014), mais bien loin de ce que leur présence massive sur les listes électorales pouvait laisser espérer. Quant à l’omniprésence de la religion dans la campagne, elle semble avoir eu des résultats contrastés. Elle n’a pas vraiment profité aux partis se réclamant de l’islam, qui ont rassemblé 31,4 % des suffrages, opérant ainsi seulement une légère progression par rapport à 2014 (29,1 %) pour retrouver, à la virgule près, leur niveau de 2009. La confessionnalisation a, par contre, certainement pesé dans la confortable victoire de Jokowi, réélu à 55,5 % (contre 53 % en 2014) contre Prabowo. Le choix de Ma’ruf Amin comme colistier lui a assuré le soutien du Nahdlatul Ulama qui s’est engagé quasi unanimement — et pour la première fois depuis la Reformasi — dans la campagne, permettant au président sortant d’enregistrer dans ses populeux bastions javanais des scores bien supérieurs à ceux de 201421. Le ralliement des oulémas traditionalistes a permis au président sortant de briser la dynamique du mouvement 212 et de rallier une partie des classes moyennes pieuses qui s’étaient mobilisées contre Ahok. En endossant les habits du bon musulman, Jokowi a certes contribué au mieux-disant islamique qui a marqué les bords de route durant la campagne, mais il n’a fait aucune annonce qui puisse laisser imaginer un quelconque changement de sa politique religieuse, fondée sur un islam ouvert et tolérant et sur la défense du Pancasila. En cantonnant l’opposition islamiste à ses franges radicales et à ses débordements, cette stratégie lui a sans doute permis de retrouver une marge de manœuvre quelque peu réduite depuis l’affaire Ahok. Les éructations saoudiennes de Habieb Rizieq Shihab (voir note 5) et les invectives de Prabowo — qui a, comme en 2014, refusé de reconnaître sa défaite avec une mauvaise foi confondante — n’auront sans doute désormais qu’une influence très limitée sur la conduite de son second mandat.
20Reste que les images de cette campagne témoignent d’une nette répartition des rôles entre les sexes sur la scène politique : enfermées dans un pieux conformisme, les femmes se voient privés de ces précieux outils que sont l’humour et la satire qui seuls semblent pouvoir permettre de faire évoluer une société crispée autour de son identité religieuse.
Notes
2 Voir (entre autres) : Martin Van Bruinessen, Contemporary developments in Indonesian Islam : explaining the “conservative turn,” Singapour, ISEAS, 2013 ; Noorhaidi Hasan, « The making of public Islam : piety, agency, and commodification on the landscape of the Indonesian public sphere », in Contemporary Islam, No. 3, 2009 ; Greg Fealy and Sally White (eds.), Expressing Islam : Religious Life and Politics in Indonesia, Singapour, ISEAS, 2008.
3 Marcus Mietzner, « Indonesia’s 2014 Elections. How Jokowi Won and Democracy Survived », Journal of Democracy, vol. 25, n° 4, octobre 2014 ; Rémy Madinier, « Jokowi, un trublion dans la Reformasi des oligarques », Archipel 91, Paris, mai 2016, p. 259-280.
4 Rémy Madinier, « Le gouverneur, la sourate et l’islamiste adultère : retour sur l’affaire Ahok », Archipel 95, mai 2018, p. 173-193.
5 Thème ressassé avec emphase lors du dernier meeting de Prabowo par Habib Rizieq Shihab, le virulent chef de la milice des Défenseurs de l’Islam (Front Pembela Islam, FPI), qui intervenait depuis l’Arabie Saoudite où il est réfugié pour échapper à une condamnation au titre de la loi anti-pornographie dont — ironie du sort — il avait été l’un des plus ardents promoteurs. Kompas, 8 avril 2019.
6 Kompas, 15 avril 2019.
7 Sur les différentes manières de porter le voile islamique en Indonésie, voir Suzanne Brenner, « Reconstructing Self and Society : Javanese Muslim Women and « The Veil» ». In American Ethnologist, vol. 23, No. 4, novembre 1996.
8 Ella S Prihatini, « Electoral (in)equity », Inside Indonesia, 135, Janvier-mars 2019, https://www.insideindonesia.org/electoral-in-equity.
9 Julia Ikasarana, Mia Novitasari, « To achieve real representation, women need more power in political parties », conférence « Indonesia at Melbourne », 16 avril 2019, https://indonesiaatmelbourne.unimelb.edu.au/to-have-real-representation-women-need-more-power-in-political-parties/
10 Ella S Prihatini, « Electoral (in)equity », op. cit.
11 Anti-Ahok To Anti-Jokowi : Islamist Influence on Indonesia’s 2019 Election Campaign, Jakarta : Institute For Policy Analysis Of Conflict (IPAC), Report No. 55, 15 mars 2019.
12 Max Walden, « The Indonesian women campaigning to “uninstall feminism” and oppose anti-sexual violence laws », https://www.abc.net.au/news/2019-05-25/why-some-women-are-campaigning-against-equality-in-indonesia/11114288
13 Des femmes qui étaient souvent plus nombreuses que les hommes lors des meetings du parti. Dyah Ayu Kartika, « An anti-feminist wave in Indonesia’s election ? », New Mandala, 14 avril 2019, https://www.newmandala.org/an-anti-feminist-wave-in-indonesias-election/
14 Suyono Sugondo, « Caper Dengan Baliho Foto Terbalik, Hanya Bikin Tersenyum Sesaat », Jogjainside, 31 mars 2019, https://jogjainside.com/caper-dengan-baliho-foto-terbalik-hanya-bikin-tersenyum-sesaat/
15 Prabowo dénonça ainsi lors de son dernier meeting électoral le « viol de la mère patrie », « la spoliation de ses ressources naturelles au profit des pays étrangers », la « négation des droits du peuple », Kompas, 8 avril 2019.
16 « Moh. Amin : Pelakor Adalah Gambaran Pribadi Saya », Sulteng Raya, 19 septembre 2018, https://sultengraya.com/68965/moh-amin-pelakor-adalah-gambaran-pribadi-saya/
17 Kate Lamb, « Vote “Dildo for Indonesia” : rivals for president find young voters hard to please », The Guardian, 18 janvier 2019, https://www.theguardian.com/world/2019/jan/18/vote-dildo-for-indonesia-rivals-for-president-find-young-voters-hard-to-please.
18 Nadia Hamid, « #DildoForIndonesia : The meme that’s gone viral for poking fun at both ends of Indonesian politics », Coconuts Jakarta, 7 janvier 2019, https://coconuts.co/jakarta/features/dildoforindonesia-meme-thats-gone-viral-poking-fun-ends-indonesian-politics/.
19 Yulida Medistiara et Ahmad Bil Wahid « Kontroversi di Balik Nurhadi-Aldo », detikNews, 8 janvier 2019. https://news.detik.com/berita/d-4376383/kontroversi-di-balik-nurhadi-aldo.
20 Tunggal Pawestr, « Are #DildoforIndonesia a pair of sexist pricks ? » Inside Indonesia, 135, janvier-mars 2019.
21 Edward Aspinall, « Indonesia’s election and the return of ideological competition », New Mandala, 22 avril 2019 (https://www.newmandala.org/indonesias-election-and-the-return-of-ideological-competition/).
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Référence papier
Rémy Madinier, « Images de campagne : Jilbab, James Bond et blagues salaces », Archipel, 98 | 2019, 279-284.
Référence électronique
Rémy Madinier, « Images de campagne : Jilbab, James Bond et blagues salaces », Archipel [En ligne], 98 | 2019, mis en ligne le 11 décembre 2019, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archipel/1298 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/archipel.1298
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