1De façon générale, le commerce romain, bien qu’appartenant à un système impérial impliquant a priori des transports de marchandises en quantité et sur de longues distances, fut toujours limité au moins pour deux raisons. D’une part, les zones d’économies étaient « à court rayon », comme a pu l’écrire Fernand Braudel à propos de la Méditerranée au XVIe siècle (Braudel, 1949), et seules les denrées de première nécessité circulaient sur de longues distances, tels les céréales, l’huile, le vin ou encore, par exemple, le métal (Finley, 1975, p. 37). D’autre part, pour que l’économie devienne réellement mondiale, il aurait fallu des moyens puissants : une masse suffisante d’échanges et de biens disponibles, des moyens de transport et de paiement. Or, aucune de ces conditions n’était pleinement satisfaite durant l’Empire romain. Mais ces économies apparemment fermées ont en réalité leurs portes et leurs fenêtres ouvertes. Elles laissent échapper vers les pays voisins, vers les provinces limitrophes, de petits ruisseaux qui, ajoutés les uns aux autres, permettent et animent la vie de l’ensemble. Ces ruisseaux ne peuvent guère être constitués cependant que par des produits rares et de petit tonnage. Ce commerce ne devenait lucratif, c’est une évidence, que dans la mesure où le prix d’une cargaison augmentait de valeur entre le point de départ et le lieu de vente. Or il paraît bien que la céramique, même celle qui nous semble aujourd’hui un peu plus « luxueuse » que l’énorme masse des poteries utilitaires, était vendue à vil prix. La sigillée par exemple atteignait au IIe siècle les régions les plus pauvres de Grande-Bretagne (Green, 1979).
2Comment expliquer un tel paradoxe ? En n’oubliant pas que l’échange étant réciprocité, à tout trajet aller doit correspondre un trajet retour, aussi compliqué et sinueux soit-il. C’est par cette volonté, cette nécessité de non-retour à vide, sur lest uniquement, que nombre d’auteurs expliquent, par exemple, la diffusion de la céramique grecque. Mais peut-être faut-il relativiser ce phénomène. On a souvent parlé de bateaux coulés avec leur cargaison de poteries (évidemment nous ne parlons pas ici des amphores qui n’étaient que des contenants), sans jamais préciser si la cargaison était intégralement composée de poteries. Pour s’en tenir encore à la Grande-Bretagne, les découvertes du port de Londres, l’épave de Pudding Pan Rock ou encore les découvertes de céramiques de Lezoux à l’embouchure de la Tyne, par exemple, témoignent bien d’une circulation de céramiques gauloises vers la Grande-Bretagne, sans que rien ne permette d’évaluer l’exacte importance des cargaisons. Certains auteurs ont pourtant vite franchi le pas de la généralisation et aussi, peut-être, celui de l’idéologie : « L’échange des produits manufacturés, non pas de luxe, mais d’usage quotidien, était très actif » (Rostovtzeff, 1957, p. 69 ; à rapprocher de Walbank, 1969, p. 20-31). À y regarder de près à travers les exemples qui nous sont parvenus, on constate que le « commerce mondial » de la céramique se ramène bien souvent à de petites quantités d’objets, transportés de façon probablement occasionnelle pour être vendus rapidement à l’arrivée. Comme le fait remarquer Pierre George : « Des caravanes d’animaux de bât jusqu’au XVIe siècle, un modeste roulage, une navigation fluviale pittoresque, mais à assez faible capacité de déplacement, un petit cabotage maritime ont suffi, pendant des siècles, à assurer la réputation des villes marchandes et la fortune de leur bourgeoisie, l’éclat des foires périodiques » (George, 1970, p. 338).
3La dédicace de M. Secundus Silvanus qui remercie la déesse Nehalennia d’avoir porté sa cargaison à bon port en Grande-Bretagne et qui s’intitule assez pompeusement negotiatore cretarius Britannicianus (CIL, XIII, 8793) évoque plus une entreprise hasardeuse, rarement tentée, qu’une entreprise parfaitement rodée à l’exportation maritime régulière de céramiques. On a l’impression que Silvanus a tenté sa chance et qu’il est encore tout étonné d’avoir réussi. Il est bien probable que la majorité des potiers rutènes, arvernes ou de la Gaule de l’est auraient été fort étonnés d’apprendre que leurs produits avaient franchi les mers. Ce n’était pas là leur problème, tout préoccupés qu’ils étaient de satisfaire leurs acheteurs, ceux avec qui ils avaient un contact direct, c’est-à-dire les marchands professionnels ou occasionnels, mais aussi la clientèle urbaine et rurale de proximité, à travers la participation aux marchés locaux ou l’approvisionnement de boutiques.
4En définitive, il ne semble s’agir là que d’un modeste commerce international opportuniste, limité par les moyens économiques et techniques de l’époque. La céramique produite partout à bas prix ne pouvait pas enrichir le commerçant. Le prix, sensiblement augmenté par le transport, aurait conduit les acheteurs à se détourner du produit sauf exceptionnellement pour des pièces qui n’étaient pas disponibles sur le marché local et dont la possession pouvait alors être un marqueur social.
5La Gaule, sillonnée de rivières et de fleuves, de routes et de chemins, présentait-elle un commerce plus dynamique, mieux organisé ? Lorsque l’on regarde la production des ateliers et centres de production de céramiques, force est de constater que, même pour ceux réputés pour leurs céramiques « de luxe » – tout étant relatif –, de nombreuses céramiques communes ou, si l’on préfère, utilitaires étaient également fabriquées en quantité, bien qu’elles aient pendant longtemps moins attiré l’attention des chercheurs.
6La demande en céramique était bien peu élastique – la céramique, surtout commune, étant un bien strictement utilitaire, l’utilisateur ne devait acheter que ce dont il avait besoin. Aussi fallait-il que le potier puisse vendre ou faire vendre ses productions au-delà de l’atelier et de son horizon urbain et campagnard s’il voulait voir la demande de ses produits augmenter. Mais il se heurtait rapidement aux céramiques produites par une myriade d’autres petits ateliers répartis un peu partout, au plus près de la clientèle. Afin de conserver le marché local, le potier « de proximité » avait intérêt à produire des céramiques utilitaires d’un prix certainement très bas, comme nous le verrons, ainsi que des pièces lourdes et encombrantes, et par conséquent peu intéressantes pour une exportation à bas prix. Malgré ces handicaps, certains centres de production ont prospéré et se sont développés, certainement du fait de l’arrivée de nouveaux potiers, attirés par la réussite des premiers, plus que par le calcul économique d’un grand patron (Jacob, Leredde, 1982 ; Jacob, 1981b, p. 15-17), ce qui n’exclut pas des alliances, des entraides dont on subodore parfois l’existence (Jacob, 1981a, vol. I, p. 56-73). Quelles sont les conditions de ce qui peut paraître comme une réussite sur le plan de la commercialisation au-delà du seul horizon commercial de l’atelier, sous-tendant une production plus importante et donc le développement de certains centres de production ?
7Pour tenter de comprendre le développement de ces centres potiers, regardons brièvement le cas de Jaulges – Villiers-Vineux (Jacob, Leredde, 1985, p. 167-172). Lors de l’implantation des premiers potiers, probablement vers la fin du Ier siècle de notre ère, ils semblent n’avoir produit que de la vaisselle utilitaire, sans grande originalité, répondant à une demande essentiellement locale. Vers la fin du IIe siècle apparaissent des productions de céramiques sigillées lisses et décorées, comme l’atteste la fabrication sur place non seulement de vases, mais aussi de poinçons et de moules. Cette sigillée ne paraît pas avoir été produite en très grande quantité, ni avoir été une véritable réussite commerciale (essoufflement de la mode, qualité médiocre ?). Cependant le centre s’agrandit dès le IIIe siècle. Les potiers vont alors s’ingénier à créer des formes nouvelles et à développer des techniques de décoration jusque-là peu usitées. Tout semble mis en œuvre pour séduire la clientèle et se démarquer des autres. C’est ainsi qu’apparaît la jatte de forme Chenet 323 qui est une création originale des potiers de Jaulges – Villiers-Vineux, dont le succès réside peut-être dans la qualité de la pâte et de la cuisson. La technique de la métallescence, déjà présente au IIe siècle, va être perfectionnée et mise en œuvre sur de multiples formes de vases. Cette recherche d’originalité se retrouve encore au travers d’autres productions, qui semblent elles aussi séduire une clientèle proche et lointaine – comme les vases de forme Drag. 45 ornés de têtes de lion déversoirs, des vases à pâte blanche peints de motifs géométriques… –, et s’illustre par la parfaite maîtrise du façonnage, avec l’obtention de parois extrêmement fines pour certains vases et gobelets essentiellement métallescents. Les quantités produites, autant que l’on puisse en juger par le résultat des prospections aléatoires conduites durant une vingtaine d’années et qui portent sur plusieurs tonnes de tessons collectés, varient d’un type et d’une technique à l’autre. Certaines productions sont des réussites indéniables : confectionnées en grande quantité, elles ont été exportées parfois loin en Gaule (Séguier, Morize, 1996). D’autres s’apparentent davantage à des tentatives pour s’adapter aux goûts (statuettes en terre blanche, craquelée-bleutée...) et sont vite abandonnées, peut-être du fait de leur qualité inférieure à celles d’autres centres de production, à moins que, là aussi, les goûts et les besoins n’aient évolué. C’est cette maîtrise technique et cette recherche de l’originalité qui a conduit à l’extension du centre qui, à l’évidence, avait largement dépassé la capacité d’achat de la clientèle locale aux IIIe et IVe siècles. Pour pérenniser leurs activités, les potiers devaient donc produire original et mieux que leurs collègues qui se trouvaient uniquement au contact de la clientèle locale. D’où ce fourmillement d’essais et parfois de réussites.
8Au-delà de l’attrait des produits, il fallait aussi que les possibilités de circulation existent (Jacob, 1984). Une importante voie, dite « de Sens à Alésia », traverse le site, une des voies d’Agrippa (Lyon – Boulogne-sur-Mer) ne passe qu’à quelques kilomètres et non loin coule l’Armançon, un affluent de l’Yonne, très certainement navigable à l’époque. Il n’est pas anodin que certaines formes ouvertes, certes attrayantes, mais aussi facilement emboîtables et de dimensions « standardisées » (Chenet 323, Drag. 45…) se retrouvent loin [ill. 1]. Il en va pourtant de même pour certaines formes fermées, tels des gobelets métallescents aux parois souvent très fines et qui imitaient assez bien les vases métalliques. Ils étaient probablement recherchés car ne pouvaient pas être produits partout. Fragiles, non emboîtables pour la majorité, ils présentaient l’avantage d’être peu lourds et ils ont, eux aussi, beaucoup « voyagé ». Mais aussi ingénieux que puissent être les potiers et même en présence de possibilités d’exportations relativement commodes, encore fallait-il que la clientèle soit au rendez-vous. Il semble que ceux de Jaulges – Villiers-Vineux aient bénéficié d’une conjoncture économique favorable au moment de l’extension maximale du site (ceci expliquant certainement cela). Beaucoup d’auteurs nuancent aujourd’hui l’idée d’un Bas-Empire économiquement calamiteux. Pour l’Yonne, l’étude des trésors monétaires gallo-romains dégage l’image d’un territoire rural longtemps dépourvu de ville importante, intégré lentement dans le circuit monétaire romain, mais ayant en revanche mieux surmonté que ses voisins la crise du IIIe siècle au point de connaître, au IVe siècle, une prospérité supérieure à la leur (Jacob, Leredde, Loriot, 1983).
1. Diffusion de la céramique fabriquée à Jaulges
P. Pihuit et J-M Séguier, Inrap, d’après Séguier, Morize, 1996.
9Une organisation structurée existait-elle pour assurer la vente des produits ? Quoique peu d’épitaphes funéraires évoquent la profession de commerçant en céramiques (CIL, XIII, 1906 ; 1978 ; 2033…), les rares découvertes de dépôts « de marchand » ou de boutiques témoignent de sa réalité. Les ateliers eux-mêmes pouvaient écouler les productions d’autres centres, comme celui d’Aoste (Isère) où, à côté de productions locales, ont été trouvés des lots de sigillées de la Graufesenque. À Jaulges – Villiers-Vineux, tout porte à croire que des intermédiaires diffus et multiples assuraient le contact entre l’acheteur et le produit (Jacob, 1993, p. 198-205). La réussite serait donc liée un peu au hasard, mais aussi à l’astuce et à une parfaite maîtrise de certaines techniques ; elle n’est en aucun cas, semble-t-il, le résultat d’une réflexion économique sophistiquée, dont on peut se demander par ailleurs par qui elle aurait été conduite.
10Quels étaient les prix pratiqués ? Quelle est la véritable valeur d’échange, en quoi consiste le prix réel de la marchandise ? Ce n’est pas aisé à établir et beaucoup d’économistes se sont penchés sur la question (Smith, Wieser...). Le mot « marché » au sens abstrait du terme est intraduisible en latin. Certains chercheurs affirment que si les potiers ont accru leurs cadences de production, c’est pour être plus concurrentiels et pratiquer des prix bas, admettant en cela que la rareté aurait fait augmenter les prix, tout comme l’abondance les aurait fait diminuer. Peut-être, mais comment en être certain ? Cet accroissement des quantités produites n’est-il pas tout simplement dû à la volonté de répondre à une demande qui, ponctuellement, pouvait-être croissante ? Le prix sur le marché pouvait aussi être fixé par le coût du travail et de la matière première, auquel s’ajoutait celui du transport. Mais il ne faut probablement pas minimiser, dans cette hypothèse, les travaux saisonniers et occasionnels à très bas coûts : terrassiers, bucherons, transporteurs, colporteurs, etc. Si le prix ne reflétait peut-être pas les dépenses réelles « d’énergie », ne pouvait-il pas refléter aussi ce que l’acheteur était prêt à payer pour un objet omniprésent ? De fait, on ne sait pas grand-chose du prix des céramiques, mais tous les éléments concordent vers l’idée que c’était un produit très peu onéreux. Quelques rares indications nous sont parvenues : un as pour une lampe à huile (CIL, VIII, 10478, 1, a, b, c ; lecture peu sûre) ; deux as pour un vase à boire, peut-être en terre sigillée (Martial, Épigrammes, IV, 59, 22), par exemple. Par ailleurs, peu de céramiques présentent des traces de réparations, ce qui est révélateur. Enfin, les potiers ne semblent pas avoir été particulièrement riches. Ils n’étaient que des artisans, parmi d’autres artisans, ni plus pauvres, ni plus riches. Un prix bas, pour une marchandise commune, omniprésente, produite rapidement et à moindre coût, s’accorde bien avec la modicité des besoins et du niveau de vie pressenti de la majorité des Gallo-Romains. Il pouvait de façon exceptionnelle en aller autrement pour des céramiques importées de lointaines contrées, en petite quantité, et qui devenaient par leur rareté et leur originalité des objets de prestige et de valeur. La clientèle était alors limitée car riche et dans le besoin de « paraître ».
11Si j’ai choisi d’aborder, sans avoir la prétention de le résoudre, le sujet de la commercialisation et des raisons possibles de la « réussite » de certains potiers à travers l’exemple de Jaulges – Villiers-Vineux, ce n’est pas par facilité, connaissant bien ce site, mais parce qu’il me semble être une sorte d’archétype, de modèle. Si les citations qui précèdent sont parfois anciennes, rien dans ce que j’ai pu lire depuis ne m’a conduit à réviser ma vision de cet aspect de l’économie antique. D’autres centres de productions ont eux aussi connu des réussites et ont été étudiés : ils confirment cette vision empirique de l’économie et le fait que les potiers, dans leur grande majorité, produisaient en fonction de ce qu’ils arrivaient à écouler, laissant en grande partie à d’autres le soin de rencontrer la clientèle et de formuler la demande. En conséquence, de grands marchands internationaux de céramiques, je n’en vois point ; de grands marchands « nationaux », non plus, des organisations complexes pour produire toujours plus et toujours mieux, pas davantage. Pour réussir, il fallait que le potier mette une technique parfaitement maîtrisée en œuvre, allant de pair avec une bonne sélection des argiles (qui devait entrer en ligne de compte dans le choix du lieu d’implantation de l’atelier), au service de la production de vases utiles, fonctionnels et attrayants. À une multitude de petits commerçants, colporteurs, occasionnels ou non, de se charger du reste, c’est-à-dire d’écouler la marchandise.