L’archéologie entre Paris et Rome
Résumés
Directeur de l’École française de Rome, Michel Gras compare le développement de l’archéologie en Italie et en France depuis les années 1960 jusqu’à aujourd’hui. Lorsque l'auteur arrive à Rome en 1973, il mesure l’écart abyssal entre une archéologie française balbutiante et une archéologie italienne déjà très bien structurée couvrant l’intégralité du territoire national avec son système de surintendances. Aujourd’hui la situation a bien changé et l’archéologie italienne est dans une situation très précaire. En France, la situation s’est améliorée avec le développement de l’Afan puis celui de l’Inrap, même si certains problèmes persistent et que la rivalité SRA – Inrap reste vive. L'auteur appelle à surmonter ces différences et à définir des politiques publiques adaptées aux réalités archéologiques tout en assurant l’équilibre entre sauvegarde du patrimoine et développement économique et social du pays.
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1Je voudrais contribuer, à partir de mon observatoire romain, à la nécessaire réflexion permanente sur le métier d’archéologue et sur la politique archéologique, à l’intention de nos décideurs mais aussi de notre milieu. Je le ferai à partir de ma triple expérience, celle d’un ancien directeur adjoint au CNRS, celle d’un ancien vice-président du CNRA et enfin celle d’un témoin attentif depuis trente ans de l’archéologie italienne, aujourd’hui en tant que directeur de l’École française de Rome.
2L’observateur impliqué et distancié que je suis, regardant les politiques patrimoniales et notamment archéologiques depuis la ville qui est depuis Raphäel au cœur de la protection du patrimoine, parfois non sans mal, ne peut pas ne pas faire un retour en arrière pour se rappeler que la véritable archéologie, dans les années 1960, semblait à tous, sauf aux préhistoriens, aux protohistoriens et aux médiévistes, celle des glorieux aînés qui avaient travaillé à Rome, à Athènes, à Beyrouth, au Caire. C’était le temps où l’on admirait Delphine Seyrig dans les films de Resnais ou de Truffaut, mais surtout son père, Henri Seyrig, qui souhaitait la création d’un Institut national d’archéologie pour conduire en France une politique cohérente et efficace dans ce domaine. Il y a donc ceux qui, comme moi, ont voulu travailler hors de nos frontières et ceux qui ont voulu « rester au pays » : et je ne peux que constater aujourd’hui que le travail qui, collectivement, a été effectué par ces derniers mérite l’admiration car beaucoup de chemin a été parcouru, même si les recommandations de Seyrig n’ont pas été suivies.
3Arrivant à Rome en 1973, je mesurai l’écart qu’il y avait entre une archéologie métropolitaine balbutiante, où le professeur d’archéologie classique chargé de la circonscription des Antiquités (historiques) faisait bénévolement du mieux qu’il pouvait sans aucun moyen, dans le meilleur des cas avec un chercheur du CNRS isolé, et une archéologie italienne où les surintendants m’apparaissaient comme les héritiers directs des princes de la Renaissance, contrôlant totalement leurs territoires et exposant avec brio les nouvelles découvertes : ainsi Mario Napoli, présentant la tombe du Plongeur de Paestum, Luigi Bernabò Brea, maître de Syracuse, ou Dinu Adamesteanu, révélant chaque année au congrès de Tarente les fabuleuses découvertes des sites indigènes et des territoires de la Basilicate, cette région située « au-delà d’Eboli », pour paraphraser le beau titre du roman de Carlo Levi. Ici, l’articulation entre fouilles et musées était parfaite : des musées de site étaient inaugurés chaque année, mettant presque immédiatement à la disposition du public les nouvelles découvertes. La comparaison que j’étais conduit à faire, par rapport aux musées français, était cruelle pour ma patrie. Enfin, les débats étaient intellectuellement stimulants : les élèves de Ranuccio Bianchi Bandinelli, qui avait été directeur général au lendemain de la guerre mais qui, surtout, révolutionnait le lien entre histoire de l’art et histoire sociale, multipliaient les congrès, les débats avec des oppositions rudes mais passionnantes : les discussions de fond l’emportaient alors sur les conflits de personnes.
4La dynamique était incontestablement au rendez-vous d’une Italie qui avait retrouvé, après la parenthèse du fascisme et les difficultés de l’après-guerre, le grand élan du Risorgimento et d’une archéologie qui avait été l’un des éléments fondateurs de la nouvelle unité italienne, à la fin du xixe siècle, grâce à Giuseppe Fiorelli et quelques autres.
5Enfin, mon souhait était de rejoindre, par un séjour à Rome, une génération de « farnésiens », comme l’on disait alors, formée en particulier par les élèves de Jacques Heurgon, à savoir des latinistes, normaliens, qui basculaient vers l’archéologie de terrain, à Bolsena surtout : par ordre alphabétique, Christian Goudineau, Pierre Gros, Jean-Paul Morel, André Tchernia, dont on mesure mieux aujourd’hui l’apport à l’archéologie « classique », chacun avec sa personnalité. Tous passés par Rome.
6Revenons à la France. Les potentialités existaient et des signaux encourageants étaient visibles : Jean-Claude Gardin à Valbonne sur le plan théorique, les fouilles de la Bourse à Marseille sur le terrain, envoyaient des messages. Grâce à Pierre Aigrain et à Max Querrien, des rapports importants furent rédigés, qui étaient autant de bilans chargés de propositions. Les Nouvelles de l’archéologie sont venues constituer un lien précieux, parfois avec des éditoriaux féroces qui choquaient les institutions, et j’étais de ceux qui invitaient à la prudence. Aujourd’hui, je regrette que l’on soit passé, sans transition, des brûlots d’un temps à des éditoriaux insipides : il doit toujours y avoir place pour l’analyse.
7Évidemment, le grand changement est venu du développement de l’Afan, de ceux qui y ont cru, puis du développement de l’Inrap, au terme d’un parcours à la fois chaotique ou régulier selon le point de vue adopté, et du choix qu’a fait le Parlement de s’appuyer sur une structure unique. Les Italiens ont pris, au même moment, l’autre option : celle de la multiplicité des coopératives. Et, vingt ans après, un double bilan s’impose à la lumière de cette comparaison France-Italie.
8D’abord, les jeunes archéologues ont moins souffert en France qu’en Italie, sur le plan matériel aussi bien que scientifique. Les jeunes Italiens sont dans un état de précarité bien supérieur aux jeunes Français et n’ont pas été aidés sur le plan scientifique du fait de l’émiettement des coopératives. Seul point positif, au moins à Rome : l’état des bibliothèques de recherche est resté longtemps supérieur à ce qui existait en France. Globalement, les jeunes archéologues qui sont dans les coopératives ont le sentiment que personne ne se soucie de savoir s’ils sont ou non performants sur le plan scientifique ou s’ils publient ou non. La pression sur les publications n’existe pas ici comme en France et les coopératives ne sont pas en état de publier, pas plus d’ailleurs que les surintendances. Le centralisme français a parfois du bon, s’il prend en charge les intérêts de tous, et c’est l’opinion d’un Languedocien.
9Ensuite, précisément, la situation comparée des surintendances (Italie) et des services régionaux de l’archéologie (France). Ici, on pouvait s’attendre à ce que le choix italien, à savoir des coopératives reliées aux surintendances, ait produit un effet différent du choix français (une agence de moyens montant en puissance face aux services régionaux, puis un établissement public, institut national de recherche indépendant des services). La surprise, ici, est de constater que les surintendances italiennes sont dans le même état de désarroi que les services régionaux français : même absence de recrutement pour combler les départs en retraite, même surcharge de travail au niveau de la prescription, même découragement de toutes les bonnes volontés. Simplement, en Italie, le bouc émissaire n’est pas l’Inrap, puisqu’il n’existe pas : et les coopératives sont bien trop faibles pour tenir ce rôle.
10Il est donc clair, à mes yeux, que, en France, la question centrale n’est pas de savoir s’il faut opter pour l’Inrap ou pour les services régionaux, mais de définir des politiques publiques adaptées aux réalités archéologiques et tentant ce difficile équilibre – que déjà la loi de 2001 préconisait – entre la sauvegarde du patrimoine et le développement économique et social du pays.
11La question de la décentralisation est elle-même secondaire : en Sicile, l’autonomie régionale est grande et les décisions se prennent désormais à Palerme et non à Rome. Or les dysfonctionnements se multiplient, et nombreux sont les archéologues siciliens les plus « régionalistes » à regretter l’époque où Rome pouvait servir de « bouclier » face aux pressions locales.
12Une question qui mérite d’être approfondie me semble celle de la relation entre le patrimoine archéologique, ou monumental, et le patrimoine naturel. Je sais que le débat peut être pollué par un grand nombre de considérations de nature politique, mais j’ai de plus en plus de mal à penser à l’un sans évoquer l’autre. Et il se peut que la bataille pour l’un soit rapidement inséparable du combat pour l’autre.
13Si, pour conclure, j’en viens aux relations entre les universités et les surintendances ou les services archéologiques, je constate, ici encore, que la situation italienne n’est pas enviable. Non seulement les contrastes sont forts, comme en France, mais l’absence complète du CNR (l’équivalent italien du CNRS, en profonde restructuration, qui n’a jamais été très présent sur le terrain sauf sur des créneaux très ciblés) laisse place à des oppositions frontales, avec l’absence de toute articulation : rien de comparable aux unités mixtes de recherche qui, depuis quinze ans, ont un bilan globalement positif, même si elles n’ont pas tout réglé.
14Je reste un farouche partisan de la mobilité. Peut-être parce que je suis entré au CNRS par hasard… Je veux dire par là que l’université m’attirait tout autant, mais aussi la « culture », comme l’on dit. Et j’ai pris beaucoup de plaisir à mes fonctions et à mes missions, précisément parce que les articulations entre ces différentes facettes d’une unique discipline m’intéressent. Il faudra toujours avancer dans ce sens, pour éviter les chapelles, l’esprit de corps dans ses excès.
15Il faut surmonter l’antagonisme entre les agents des services régionaux et ceux de l’Inrap. Ils doivent réapprendre à travailler ensemble et sortir de la culture du conflit qui caractérise leurs rapports, surtout depuis la mise en place de l’Inrap. Les grands défis que notre milieu aura à affronter sont autres et demandent une vision cohérente et solidaire. Sinon, le patrimoine risque de souffrir dans son ensemble. Il n’y a donc pas les châteaux contre les fouilles, l’enseignement contre la recherche, le terrain contre les bibliothèques. Le « tous ensemble » cher au milieu syndical a ici tout son sens et il faut espérer que nos ministères acceptent aussi de travailler la main dans la main sur un dossier archéologique obligatoirement éclaté, dans lequel protection et valorisation du patrimoine d’une part, recherche et formation d’autre part, sont inséparables.
16En dépit de tant de difficultés quotidiennes, l’Inrap a voulu donner à ses archéologues la possibilité de travailler au dehors des frontières de l’Hexagone, pour leur permettre d’acquérir une large vision des territoires et des situations, et pour échapper au campanilisme de l’amateur. Cette ambition est d’autant plus justifiée que, notamment autour de la Méditerranée, l’archéologie préventive peut prendre place au cœur des politiques de partenariat. Outre la dimension scientifique, son intérêt politique est évident. Pour une fois que tout va dans le même sens… Il faut donc continuer à travailler dans cette direction, avec l’aide de l’État mais aussi de toutes les entreprises privées françaises intervenant à l’étranger qui sauront le comprendre. C’est possible si nous savons être convaincants.
17Passer par Rome pour travailler en France n’est pas inutile : les constructeurs romains ont mis profondément leur empreinte sur notre pays. En juillet 2006, la signature d’une convention entre l’École française de Rome et l’Inrap a tiré les conséquences de ce constat et permis également de lancer un pont entre les deux archéologies de l’après-guerre. Un premier pas vers la réconciliation rêvée par Henri Seyrig.
Pour citer cet article
Référence papier
Michel Gras, « L’archéologie entre Paris et Rome », Archéopages, Hors-série 1 | 2008, 116-119.
Référence électronique
Michel Gras, « L’archéologie entre Paris et Rome », Archéopages [En ligne], Hors-série 1 | 2008, mis en ligne le 01 février 2008, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/881 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/archeopages.881
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