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3. À la croisée des disciplines

Transgressions et vocations : travail manuel et travail intellectuel en archéologie

Transgressions and vocations: manual and intellectual work in archaeology
Transgresiones y vocaciones: trabajo manual e intelectual en arqueología
Nathan Schlanger
p. 95-97

Résumés

L'auteur illustre à travers plusieurs exemples la porosité de la division travail manuel - travail intellectuel en archéologie, au contraire de nombre d’activités économiques, techniques et scientifiques. De la grotte de Gargas dans les Pyrénées à l’Afrique subsaharienne, l’archéologie fourmille d’exemples de sites où savants et ouvriers se sont côtoyés et ont dirigés leurs efforts manuels et intellectuels sur la compréhension des hommes et des sociétés du passé. Cette transgression est encore plus pertinente dans l’archéologie moderne d’aujourd’hui.
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Texte intégral

1Sous les platanes de la place du village, deux hommes s’attardent [Fig.1]. Celui en blanc, bien à l’aise sur sa chaise pliante, canne au genou et cigarette aux lèvres (ce n’est que vers la quarantaine qu’il a appris à fumer, avec des muletiers du Levante espagnol), écoute ce que lui glisse à l’oreille l’homme en noir, à ses côtés. Un photographe aussi est là, pour prendre le cliché et en confier le tirage (sur carte postale) à l’homme assis, qui l’annote et l’incorpore dans un de ses albums autobiographiques, aujourd’hui déposé aux archives du musée des Antiquités nationales à Saint-Germain-en-Laye.

[Fig.1] L’abbé Breuil et l’ouvrier, 19 septembre 1936 ; verso du cliché annoté par l’abbé Breuil.

[Fig.1] L’abbé Breuil et l’ouvrier, 19 septembre 1936 ; verso du cliché annoté par l’abbé Breuil.

Album Breuil, MAN

2C’est en retournant cette photo pour en déchiffrer la légende que ce moment de complicité partagée prend les allures d’une anomalie, révélatrice de ce qu’est véritablement l’archéologie. Quelles confidences échangent donc nos deux compères ?

Le vieil ouvrier, qui a travaillé avec moi à Gargas en 1912, me raconte qu’il a lu dans Dumont d’Urville que des indigènes de certaines îles se coupent les phalanges en signe de deuil, & que cela doit expliquer les mains de Gargas à doigts coupés. Gargas 19. IX. 36

3Compères ? Même si l’abbé Henri Breuil – car c’est bien lui, assis, membre de l’Institut et du Collège de France, pape de la Préhistoire au sommet de sa gloire – n’en fait pas état, il y a bien là une infraction manifeste : voilà un ouvrier, anonyme de surcroît, consultant des sources premières pour en énoncer des hypothèses ethnoarchéologiques ! Car, chez nos indigènes à nous, du monde occidental, c’est plutôt une division rigide, économique, sociale, voire morale, qui prévaut entre le travail manuel et le travail intellectuel, entre les moyens de production et les œuvres de la raison, entre la matière et l’esprit – un dualisme qui serait même constitutif de notre condition moderne.

4Sauf peut-être, justement, en archéologie. En y regardant de plus près, la démarcation entre les champs d’action et de compétence de l’ouvrier et du savant semble n’avoir jamais été si tranchée ou infranchissable. Au cours des siècles, la main-d’œuvre des chantiers archéologiques n’a été que rarement cantonnée au rôle d’exécutant ou de musculature harnachée au service de la science. Sans doute, cette main-d’œuvre a soulevé divers enjeux de rentabilité et de productivité, sans parler de gestion humaine et de contrôle. Boucher de Perthes, précurseur qu’il était, n’a pu échapper à la supercherie de certains de ses ouvriers, qui exhumaient opportunément les faux bifaces qu’ils avaient taillés la veille. D’autres ont mieux su se prémunir : c’est littéralement la jumelle collée à l’œil que l’égyptologue Flinders Petrie arpentait son tell pharaonique pour mieux surveiller les agissements de ses fellahin. De même, il n’a pas échappé à Mortimer Wheeler que sa méthode de fouille par « boxes » de 5 mètres sur 5 permettait de mieux contrôler les fouilleurs, qu’ils appartinssent aux classes laborieuses anglaises ou qu’ils fussent des sujets colonisés.

5Mais, en même temps, maints ouvriers se sont investis dans leur gagne-pain en tant qu’êtres humains, avec motivation et fascination. Déjà Boucher de Perthes, grand seigneur, reconnaissait que la sagacité et la persévérance de certains de ses terrassiers leur donnaient lieu de croire qu’ils étaient des savants : « Leur satisfaction était au comble quand, sur, l’étiquette [des pièces qu’ils avaient trouvées] ils apercevaient leur nom. Il en est qui ont refusé le prix d’un morceau en me disant : ‹ Je voudrais seulement qu’on parlât de moi dans le livre › » (Meunier 1875, p. 37). Au-delà donc de l’aspect financier, des ouvriers curieux et dignes de confiance se distinguèrent rapidement auprès des préhistoriens anglais Evans et Prestwich, puis chez le général Pitt Rivers, qui forma sur ses sites plusieurs contremaîtres spécialisés. En Orient, c’est en se pliant aux mœurs locales que Petrie érigea les villageois de Quft en véritable guilde de fouilleurs professionnels. En Afrique subsaharienne, le préhistorien et ethnographe des Mau-Mau, Louis Leakey, sut distinguer, parmi les « boys » qu’il recrutait localement, les plus talentueux, notamment un certain Juma, son meilleur trouveur de fossiles.

6Même s’ils ne sortent que peu fréquemment de l’anonymat et reçoivent plus rarement encore le crédit qui leur est dû (et encore, on le voit ici même, plutôt dans les documents et les photos d’archives que dans les publications), ces ouvriers-savants révèlent par leur apparente transgression quelques-unes des spécificités profondes de l’archéologie. À la différence de bien d’autres activités, économiques, techniques mais aussi scientifiques, on peut voir en archéologie une certaine cohérence entre la production du savoir et son contenu. Déjà l’engagement physique du présent, le dispositif d’exhumation, est en quelque sorte en résonance avec la matérialité du passé et de ses vestiges enfouis. De plus, cet engagement se concrétise aisément dans le temps et dans l’espace : sans nier bien évidemment l’importance du laboratoire ni de la bibliothèque, c’est durant les quelques semaines de la campagne de fouille, sur le terrain, que se concentrent les énergies et les consciences. Dans la foulée, savants et ouvriers se côtoient et se salissent en dirigeant leurs efforts communs, intellectuels et manuels, sur les hommes du passé. Et, alors même que se maintient le rythme de travail, que les pelletées s’accumulent et que les brouettes se déchargent sans encombre, il y a dans cet engagement laborieux avec les vestiges du passé humain – des habitations, des inhumations, des restes d’activités quotidiennes, des objets de parure et de prestige, des symboles et des signes (comme, par exemple, des mains à doigts coupés imprimées sur des parois de grottes ornées) – une incitation à la réflexion et au rêve.

7Cette vocation est encore plus pertinente dans l’archéologie moderne d’aujourd’hui. Cette archéologie qui s’inspire des principes scientifiques et patrimoniaux de la convention de Malte et qui cherche à contrer l’érosion du passé par une politique de développement durable. Cette archéologie qui sait s’adapter aux échelles et aux échéances de l’aménagement du territoire et remplacer, quand l’occasion le demande, le pénible maniement d’une pelle par le godet lisse d’un engin mécanique. Autant du point de vue interne – celui du métier, de la formation, de la responsabilisation – que de celui externe – au niveau des institutions, des opérations, des partenariats –, cette fusion du travail manuel et intellectuel ne fait que confirmer tout l’intérêt que représente l’archéologie, entre science et passion… un antidote à l’aliénation et au désenchantement.

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Bibliographie

Meunier V. 1875 : Les Ancêtres d’Adam. Histoire de l’homme fossile, Paris, Rothschild éditeur.

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Table des illustrations

Titre [Fig.1] L’abbé Breuil et l’ouvrier, 19 septembre 1936 ; verso du cliché annoté par l’abbé Breuil.
Crédits Album Breuil, MAN
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/869/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 995k
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Pour citer cet article

Référence papier

Nathan Schlanger, « Transgressions et vocations : travail manuel et travail intellectuel en archéologie »Archéopages, Hors-série 1 | 2008, 95-97.

Référence électronique

Nathan Schlanger, « Transgressions et vocations : travail manuel et travail intellectuel en archéologie »Archéopages [En ligne], Hors-série 1 | 2008, mis en ligne le 01 février 2008, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/869 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/archeopages.869

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Auteur

Nathan Schlanger

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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