L’Utile 1761… « Esclaves oubliés »
Résumés
La flûte L’Utile, propriété de la Compagnie française des Indes orientales transportant illégalement une centaine d’esclaves, s’échoue le 31 juillet 1761 sur l’île de Tromelin à 470 km à l’est de Madagascar. La soixantaine d’esclaves ayant survécu au naufrage est abandonnée par l’équipage qui rejoint l’île Maurice. Sept femmes et un enfant seront sauvés quelque 15 ans plus tard. La mission archéologique « L’Utile 1761... « Esclaves oubliés » » a pu d’une part repérer l’épave et reconstituer le naufrage du bateau et d’autre part fouiller les installations temporaires des marins français et celles en dur des esclaves malgaches abandonnés.
Texte intégral
1Fin 2006, la mission « L’Utile 1761… ‹ Esclaves oubliés › » a remis sur le devant de la scène un épisode qui avait déjà défrayé la chronique à la fin du xviiie siècle. Le 31 juillet 1761, la flûte L’Utile, propriété de la Compagnie française des Indes orientales, transportant illégalement une centaine d’esclaves, s’échoue sur l’île de Tromelin. Au bout de trois mois, l’équipage abandonne la soixantaine d’esclaves ayant survécu au naufrage et rejoint Madagascar puis l’île de France (l’actuelle île Maurice). Le sauvetage des oubliés de L’Utile aura lieu quinze ans plus tard, le 29 novembre 1776, par l’enseigne de vaisseau le chevalier de Tromelin. Les derniers survivants de ce séjour forcé seront sept femmes et un enfant de huit mois.
2L’île de Tromelin possède un statut juridique bien particulier. Elle est domaine privé de l’État, administrée par le préfet des Terres australes et antarctiques françaises (Taaf). C’est un ancien banc de récifs aujourd’hui émergé, développé sur un haut-fond d’origine volcanique. Il est localisé dans l’océan Indien, à 470 kilomètres à l’est de Madagascar et à 560 kilomètres au nord de La Réunion [Fig.1]. Il forme une île ovale [Fig.2] d’un peu plus de 1 km2. Le littoral de la partie sud forme un mur de blocs de corail de plus de 1 mètre de hauteur, amoncelés par la houle. La partie nord est constituée de petites dunes de sable corallien. Pratiquement nu, le centre de l’île est légèrement déprimé. Le point le plus haut, situé dans le nord-ouest de l’île, culmine à 6 mètres. Une bande de récifs coralliens, large d’environ 150 mètres, ceinture l’île. La végétation se limite à quelques arbustes, des veloutiers, auxquels s’ajoutent aujourd’hui quelques cocotiers, aloès et pieds de piment introduits par les agents de la station météo. Il n’y a pas d’eau douce. La faune que l’on rencontre sur l’île est surtout constituée d’oiseaux (fous et frégates) et de tortues. Les conditions climatiques y sont assez rudes : vents soutenus engendrés par les alizés, forts courants, houles. L’île est située sur la trajectoire des cyclones qui traversent l’océan Indien, et une station météo y est établie depuis 1954.
[Fig.1] Localisation de l’île de Tromelin dans l’océan Indien, à 470 km à l’est de Madagascar et à 560 km au nord de la Réunion.
![[Fig.1] Localisation de l’île de Tromelin dans l’océan Indien, à 470 km à l’est de Madagascar et à 560 km au nord de la Réunion.](docannexe/image/851/img-1-small480.png)
© J.-F. Rebeyrotte, Gran 2006
[Fig.2] Vue aérienne de l’île de Tromelin depuis le nord-est.
![[Fig.2] Vue aérienne de l’île de Tromelin depuis le nord-est.](docannexe/image/851/img-2-small480.jpg)
On aperçoit les bâtiments de la station météo sur le point haut de l’île, la piste d’atterrissage. La flèche indique l’emplacement des restes de l’épave.
© J.-F. Rebeyrotte, Gran 2006
3Le projet « Esclaves oubliés », dirigé par Max Guérout, est placé sous le patronage de l’Unesco. Il vise à éclairer, à travers l’étude des conséquences du naufrage de L’Utile, les conditions générales de la traite des esclaves dans l’océan Indien (à Madagascar, en particulier), l’adaptation d’un groupe humain à un environnement nouveau et sa reconstruction sociale. Les recherches historiques [Fig.3], très fructueuses, permettant d’étayer cette mission ont débuté en 2003. Pour la partie terrestre, le Gran a souhaité s’adjoindre les compétences de l’Inrap. Une convention a été signée avec notre institut. Une aide appréciable a été apportée par les agents de Météo France présents sur l’île.
4De l’épave, seuls subsistent les éléments les plus lourds (ancres, canons, lest…). Le reste des vestiges a été soit récupéré par les naufragés, soit dispersé par les fortes houles et le courant. L’opération sous-marine a consisté à cartographier des vestiges, ce qui a permis l’identification certaine du navire, corroborée par les archives, et la reconstitution du naufrage. Le choc initial s’est produit sur l’avant à bâbord, vers 4 mètres de profondeur ; soit à peu près le tirant d’eau de la flûte (15 pieds). Puis, du fait du courant, le navire a pivoté et s’est retrouvé parallèle à la côte, l’avant vers le sud. Pour alléger le bateau, les pièces d’artillerie situées sur le gaillard d’arrière ont été jetées par-dessus bord (concentration de canons). La partie avant du navire s’est détachée et a dérivé pratiquement jusqu’à la plage (deux ancres de bossoir) alors que la partie arrière s’est déplacée de 30 à 40 mètres vers le nord, et s’est orientée perpendiculairement à la côte (concentration de boulets).
5L’opération terrestre s’est d’abord tournée vers les secteurs occupés durant la présence des Français. Ils étaient connus au travers des récits et des cartes collectés au retour de l’équipage. Le four, construit le 15 août 1761 pour y cuire le pain et les biscuits nécessaires au retour, a rapidement été localisé par la présence de briques. Il avait été construit à partir des éléments du four du navire échoué. Il ne subsistait de cet édifice que son embase, constituée de blocs de corail assemblés par un mortier de chaux. Un niveau de rejets correspondant très vraisemblablement à une vidange de foyer, situé à 20 centimètres sous le sol actuel, a été échantillonné sur 1 m2. Il a livré des restes de faune (tortue et oiseau) et quelques objets métalliques (petits clous en fer, morceau de plomb). Il est sans équivoque contemporain de l’occupation de 1761.
6Les investigations menées sur les autres lieux mentionnés par les archives, en particulier sur le « camp pour les Noirs » et le « camp pour l’équipage », n’ont pas livré de vestiges. Différentes causes peuvent être à l’origine de ce constat : la nature des vestiges, plus ténus que les briques du four ; leur localisation plus à l’intérieur de l’île, où la sédimentation est plus faible que sur le cordon dunaire ; leur ramassage par les esclaves abandonnés. Par ailleurs, les investigations, uniquement manuelles, ont été assez limitées. Ce dernier point est probablement à l’origine du fait que ni le puits ni les sépultures des naufragés morts dans l’île n’ont pu être trouvés.
7Les recherches ont ensuite été orientées vers le secteur occupé par les Malgaches après le départ des Français. Les récits des naufrages postérieurs à celui de L’Utile indiquent la présence d’abris en madrépores situés sur le point haut de l’île et attribués à ceux-ci. C’est aussi l’endroit où la station météo a été établie et qui, de ce fait, est très perturbé. Deux sondages, totalisant 20 m2, ont été effectués à proximité de l’ancienne « case malgache », un édifice destiné aux ouvriers malgaches servant les météorologues français, et démoli en 2003. Cet endroit présentait une concentration importante de blocs épars en surface.
8Deux niveaux de rejets attribués à l’occupation du xviiie siècle, scellés par un niveau de tempête postérieur à l’abandon du site par les naufragés malgaches, ont été mis en évidence à environ 1 mètre de profondeur. Les niveaux de rejets sont constitués de sable, de cendre et de restes consommés, principalement d’oiseaux et de tortues. Les rares restes de poissons confirment la difficulté de pratiquer la pêche depuis le bord de l’île. Pour s’approvisionner en poissons, les marins français avaient construit de petits catamarans qui leur permettaient de pêcher au-delà des déferlantes. Les deux niveaux de rejets sont séparés par un niveau d’abandon à sédimentation marine (sable corallien blanc et grano-classement) caractéristique d’un épisode de tempête. Les vestiges d’une structure en pierres sèches reposent sur ce niveau intermédiaire. Il s’agit des restes d’un mur de 60 centimètres d’épaisseur, conservé sur à peu près autant de hauteur. L’édifice formé par ce mur n’a pu être identifié. Il s’agit très probablement d’un des abris indiqués par les récits des xixe et xxe siècles. C’est un épisode climatique assez dynamique, probablement un cyclone, qui, au milieu de leur séjour, a incité les Malgaches à construire des abris en dur. Une partie de celui mis au jour a été réutilisée comme carrière, au moment de la construction de la station météo. Enfin, au sommet du second niveau de rejet et sous le niveau de tempête scellant le tout, reposait en position primaire le mobilier abandonné par les naufragés quand ils ont quitté l’île [Fig.4]. Ce mobilier est constitué de deux contenants en cuivre (quatre autres ont été retrouvés en position secondaire dans un niveau perturbé par l’implantation de la station météo), un galet de lest provenant de L’Utile réutilisé en affûtoir, des clous de navire en fer, des cerclages également en fer et des plaques de cuivre et de plomb. C’est l’un des rares exemples de mobilier utilisé par des esclaves retrouvé dans son contexte archéologique et historique. De plus, les nombreuses réparations portées aux contenants montrent le prix que les naufragés accordaient à ces ustensiles et leur volonté de les utiliser jusqu’à leur extrême usure.
[Fig.4] Fouille des niveaux d’occupation du xviiie siècle dans le sondage du point haut de l’île.
![[Fig.4] Fouille des niveaux d’occupation du xviiie siècle dans le sondage du point haut de l’île.](docannexe/image/851/img-4-small480.jpg)
On aperçoit l’un des contenants en cuivre en place au pied des vestiges du mur.
© M. Guérout, Gran 2006
9Cette première mission a permis de finaliser une fouille et l’étude de l’épave de L’Utile. Elle a aussi montré la conservation d’indices liés aux quinze années d’occupation des naufragés, confirmant ainsi l’intérêt archéologique de l’île. Cependant, cet aspect archéologique n’a été abordé que très ponctuellement et ne permet pas de répondre de façon satisfaisante à la problématique initiale, en particulier en ce qui concerne le traitement des morts. D’ores et déjà, et dans l’attente d’une seconde mission accompagnée de moyens plus adaptés, des mesures de protection des zones sensibles ont été prises par la préfecture des Taaf.
10L’importance de ces vestiges est inestimable. Il s’agit des traces matérielles laissées par un petit groupe humain, déplacé dans un espace vierge. Leur étude permettra d’appréhender les choix effectués par les naufragés dans l’organisation de leur survie. Ces vestiges et leur contexte archéologique devraient nous permettre d’interpréter d’autres sites et de mieux appréhender les dynamiques de peuplement, du milieu insulaire en particulier.
11Ces recherches contribuent également à l’accroissement des connaissances sur l’histoire de ce petit point perdu dans l’océan Indien – écueil sur le chemin menant de la métropole aux Indes orientales. Elles rappellent aussi à notre conscience les épisodes peu glorieux du passé esclavagiste et colonialiste de la France.
Table des illustrations
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Titre | [Fig.1] Localisation de l’île de Tromelin dans l’océan Indien, à 470 km à l’est de Madagascar et à 560 km au nord de la Réunion. |
Crédits | © J.-F. Rebeyrotte, Gran 2006 |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/851/img-1.png |
Fichier | image/png, 21k |
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Titre | [Fig.2] Vue aérienne de l’île de Tromelin depuis le nord-est. |
Légende | On aperçoit les bâtiments de la station météo sur le point haut de l’île, la piste d’atterrissage. La flèche indique l’emplacement des restes de l’épave. |
Crédits | © J.-F. Rebeyrotte, Gran 2006 |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/851/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 172k |
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Titre | [Fig.3] Carte de l’île de Tromelin, dessinée le 31 juillet 1761. |
Crédits | © J.-F. Rebeyrotte, Gran 2006 |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/851/img-3.jpg |
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Titre | [Fig.4] Fouille des niveaux d’occupation du xviiie siècle dans le sondage du point haut de l’île. |
Légende | On aperçoit l’un des contenants en cuivre en place au pied des vestiges du mur. |
Crédits | © M. Guérout, Gran 2006 |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/851/img-4.jpg |
Fichier | image/jpeg, 647k |
Pour citer cet article
Référence papier
Thomas Romon et Max Guérout, « L’Utile 1761… « Esclaves oubliés » », Archéopages, Hors-série 1 | 2008, 59-63.
Référence électronique
Thomas Romon et Max Guérout, « L’Utile 1761… « Esclaves oubliés » », Archéopages [En ligne], Hors-série 1 | 2008, mis en ligne le 01 février 2008, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/851 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/archeopages.851
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