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Archéologie, histoire, économie

Archaeology, history, economics
Arqueología, historia, economía
Julien Zurbach
p. 4-9

Résumés

Les rapports entre archéologie et histoire économique ne sont pas une question marginale sur les relations entre deux disciplines bien distinctes. C’est une nécessité urgente de les approfondir car, pour l’histoire économique, ils représentent la seule voie viable de développement.

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Texte intégral

1L’archéologie, l’histoire et l’économie ont ensemble une histoire déjà longue et complexe. Revenir sur toutes ses étapes n’est ni possible, ni indispensable : il y faudrait un ouvrage entier. Je voudrais ici offrir un point de vue double, celui d’un historien de l’économie antique et d’un archéologue de la Méditerranée, sur les enjeux qui fondent aujourd’hui le rapport entre ces champs disciplinaires à l’intérieur du vaste ensemble des sciences sociales – non tant pour tracer des lignes de recherche particulières que pour suggérer à quel point le rapprochement de l’histoire économique avec l’archéologie économique est, du point de vue de la première, une nécessité vitale et un ardent impératif (voir D’Ercole, 2017 pour un bilan historiographique).

Primitivisme et modernisme : histoire économique sans presque trop d’archéologie

2Aux origines de l’histoire économique de l’Antiquité se trouve un moment particulier d’échanges avec les sciences sociales et l’économie naissante. C’est à la fin du XIXe siècle que se cristallisent les oppositions qui ont marqué tout le XXe siècle (Finley, 1979 pour les textes principaux ; Will, 1954 ; Andreau, 1995 ; Tran, 2007). Karl Bücher, s’inscrivant dans une durée longue, considère en 1893 que l’Antiquité fut l’époque de l’économie domestique, à tendance autarcique, qu’une économie d’échange à l’échelle urbaine ne se développa qu’au Moyen Âge, et qu’il fallut attendre l’époque moderne pour voir émerger des économies nationales (Bücher, 1893 ; Wagner-Hasel, 2011). À cette théorie des stades, de coloration progressiste, s’oppose le pessimisme conservateur, notamment sous la plume du grand historien Eduard Meyer, qui en 1895 défend l’idée que l’histoire n’est pas linéaire, et que des formes économiques comparables ont pu apparaître et disparaître à plusieurs reprises. C’est un moyen de défendre la place exceptionnelle de l’Antiquité grecque et romaine qui selon Meyer est comparable à l’époque moderne, par ses traits économiques comme culturels (Meyer, 1895/1924). Cette idée se retrouve, centrale, dans la pensée de Mihail Ivanovič Rostovtseff, pour qui l’Antiquité romaine aurait pu connaître une révolution industrielle si elle n’avait sombré dans un despotisme militaire causé par l’agression extérieure des Barbares.

3Derrière cette opposition de l’Antiquité nôtre et de l’Antiquité autre se profilent des rapports avec chacun des deux courants dominants en économie. L’école historique, qui privilégie les rapports entre l’économie et la société dans laquelle elle s’inscrit, fournit le cadre des travaux de Bücher et annonce les théories de Karl Polanyi (Bruhns, 2004 ; Polanyi, Arensberg, Pearson, 1965). L’école autrichienne fondée par Carl Menger, ancêtre de la science économique moderne, préfère les dynamiques autonomes des comportements économiques, au niveau individuel, et offre alors des outils, centrés sur la notion d’optimisation, à ceux qui pensent que l’économie antique fonctionne comme la nôtre. Ce sont donc des débats entre économistes qui font de l’histoire économique de l’Antiquité un champ extrêmement divisé, entre primitivistes et modernistes puis entre substantivistes et formalistes. Car elle a longtemps été une affaire de comparaison, une démarche visant à établir les analogies et les différences entre l’économie antique et l’économie moderne (Andreau, 1995). Dans une Europe pétrie de culture classique, cette question se posait d’abord à propos de la Grèce et de Rome, car en économie comme ailleurs il s’agissait de savoir si les Anciens étaient bien les prédécesseurs des Modernes ou s’il valait mieux les ranger parmi ceux qu’on appelait primitifs.

4Mais si l’économie était bien présente au berceau de l’histoire économique de l’Antiquité, il en fut autrement de l’archéologie. Si les rapports avec l’économie déterminèrent la partition de l’histoire économique en deux camps, l’absence de rapports initiaux avec l’archéologie en détermina des caractères qui, pour être négatifs, n’en sont pas moins fondamentaux. L’histoire économique de l’Antiquité se constitua comme un champ de l’histoire des textes, en entendant par là surtout les textes de la tradition manuscrite : les auteurs anciens, censés donner à la fois des faits d’ordre économique et un accès aux idées et aux conceptions guidant les comportements économiques. Dès le début, notamment chez le moderniste Eduard Meyer, on trouve certes des commentaires sur la monétarisation, la spécialisation artisanale ou l’urbanisation, fondés sur l’exploration archéologique de la Méditerranée, qui est alors particulièrement active. Et Mihail Ivanovič Rostovtseff, archéologue et philologue, fouilleur de Doura Europos, est une exception majeure. Dans les synthèses qu’il a consacrées, en 1926 et 1941, à l’histoire économique du monde hellénistique puis de l’empire romain (Rostovtseff, 1926, 1941 ; Andreau et Berelowitch, 2008), les analyses fondées sur des sites de production ou des catégories d’objets, monnaies comme amphores, sont nombreuses et solides. Mais chez bien d’autres, l’archéologie, loin d’être conçue comme une voie d’accès à des données nouvelles, était vue avec méfiance et scepticisme.

5La domination du primitivisme, dans le sillage des travaux de Moses I. Finley, à partir de 1970, entraîna sur ce point un malentendu dont nous souffrons encore. Finley avait à l’égard de l’archéologie une distance venant de sa formation mais aussi de prémisses scientifiques. Il était convaincu que jamais les vestiges matériels ne donneraient accès à des données intéressant l’histoire économique. Dans son livre sur L’économie antique, publié en 1973 et traduit en 1975 (Finley, 1973/1975), il cite le cas de ces quelques dizaines de tessons de sigillée découverts dans une région de Suède, dont on finit par s’apercevoir qu’ils viennent tous d’un seul et unique vase : marque, selon lui, du manque de fiabilité des données archéologiques (Finley, 1975, p. 33). C’est une position extrême qui s’explique aussi par des nécessités stratégiques. Finley, dans la lignée de Bücher, est convaincu que les économies antiques étaient des agglomérats de maisonnées autosuffisantes, où le marché était sous-développé. Il était vital de disqualifier les découvertes qui s’accumulaient sur les échanges à longue distance et les productions orientées vers un marché. S’ensuivit logiquement une longue période de dialogue de sourds, ce qui explique que nombre d’archéologues aient toujours montré un grand scepticisme vis-à-vis des idées de Finley, qui dominaient le champ de l’histoire économique antique au point qu’on les a qualifiées de « nouvelle orthodoxie » (Frederiksen, 1975 ; Morris, Manning, 2005). Par ailleurs, le primitivisme rejetait aussi tout rapport avec la science économique, suspecte de moderniser tout ce qu’elle examinait. Les historiens des textes se retrouvaient seuls. Finley, de toute façon, cherchait la clé de la structure des économies antiques dans quelques textes de Cicéron, et on n’avait pour cela besoin ni d’archéologues ni d’économistes.

Après Finley : places de marché, institutions, quantification

6La domination du primitivisme fut remise en cause parmi les historiens à partir des années 1990. Une approche résolument pragmatique permit alors de se détacher des grands schémas et de l’alternative conçue à la fin du XIXe siècle. Elle consista, par une série de colloques et de travaux, à examiner non la question du marché, mais la manière dont fonctionnaient concrètement les marchés antiques. Deux séries de colloques marquèrent cette orientation nouvelle. En France, plusieurs des Rencontres d’archéologie et d’histoire de Saint-Bertrand-de-Comminges (Andreau, Briant, Descat, 1994, 1998, 2000) furent consacrées à des thèmes d’histoire économique de l’Antiquité. En Grande-Bretagne, les Hellenistic Economies rassemblèrent des contributions qui rendirent à cette époque sa place dans l’histoire économique (Archibald, Davies, Gabrielsen, 2001, 2005, 2011). L’époque hellénistique, époque d’innovations et de croissance urbaine tout autour de la Méditerranée et au-delà, avait pour cette raison été négligée par Finley.

7Le volume des rencontres de Saint-Bertrand consacré à la Formation des prix prend dans cet ensemble une place toute particulière (Andreau, Briant, Descat, 1998). Plutôt que de discuter du marché dans son ensemble, cette rencontre était consacrée à une question à la fois centrale – le marché dans son principe étant, selon la théorie économique, la formation de prix par la rencontre entre l’offre et la demande –, mais qui était aussi susceptible d’une approche concrète et détaillée, au-delà des positions de principe de chaque école. Par la suite, Raymond Descat développa une théorie particulière du marché des cités grecques, fondée précisément sur la formation des prix qui, d’après lui, font l’objet d’un encadrement par négociation, en amont de l’entrée sur le marché, entre les vendeurs et le pouvoir politique représenté par les magistrats, ce qui fait l’originalité historique des marchés grecs (Descat, 2006). Cette rencontre ouvrait, en histoire ancienne, un axe de recherches qui ne tarit pas, consistant à définir les formes historiques des marchés par-delà les questions binaires portant sur l’existence ou non d’un marché parfait. Ceci est illustré ici en histoire moderne par la contribution essentielle de Gilles Postel-Vinay. On commençait aussi par là à se détacher de la comparaison systématique avec notre monde, avec l’économie telle que nous la théorisons et la vivons (ou croyons la vivre).

8Ce moment de renouveau dans les années 1990 fut suivi de deux autres tournants. Dans les années 2000, l’histoire économique de l’Antiquité s’orienta vers le programme de recherches défini par l’école néo-institutionnaliste (NIE en anglais, pour new institutional economics). Cette école d’économistes professe depuis les années 1970 la volonté d’accorder plus d’importance aux évolutions historiques et aux facteurs extra-économiques, tout en s’inscrivant dans le cadre de la science économique et de ses outils mathématiques. Les néo-institutionnalistes, North et Williamson notamment, acceptent la valeur des modèles mais les infléchissent pour tenir compte des institutions, qui peuvent être formelles (État, lois, police, droit, associations) ou informelles (habitudes, coutumes). Elle offre ainsi aux historiens une occasion de renouer avec l’économie comme science, à travers des outils qui sont couramment utilisés aujourd’hui, notamment les coûts de transaction (mesure de la plus ou moins grande difficulté d’accéder et de participer à un marché, depuis le transport des biens jusqu’à l’établissement d’un contrat, y compris le prix du papyrus) et les droits de propriété (mesure de la plus ou moins libre disposition des biens par les acteurs). Ces derniers, notamment, permettent dans le domaine foncier de rompre avec la dichotomie entre propriété privée et propriété étatique ou collective. Un des coups de maître de cette école est la démonstration, par le papyrologue Joseph Manning, de la nature privée de la propriété paysanne des terres en Égypte hellénistique, jusqu’ici obscurcie par la terminologie qui rattache ces terres aux temples (Manning, 2003). En France, le plus néo-institutionnaliste des antiquisants est Alain Bresson, qui voit dans la cité grecque le moteur de l’apparition de marchés libres et interconnectés (Bresson, 2000, 2007, 2008). C’est une vision très positive des économies antiques, et parfois très moderniste aussi : les échanges sont importants et les marchés très développés. Mais la référence au néo-institutionnalisme ne donne pas toujours cela ; à l’opposé des marchés libres et efficaces de Bresson se trouvent ceux de Peter Bang, pour qui l’économie romaine est une économie de bazar, où l’information circule mal, les coûts de transaction sont élevés et les droits de propriété mal définis (Bang, 2008).

9Enfin, dans les années 2010, ce qui domine est la tentation de la quantification. C’est sans doute là la véritable fin de la domination de Finley et de sa méfiance envers tout chiffre, ancien ou moderne. Les primitivistes en effet soutiennent que les sociétés anciennes ne se connaissent pas elles-mêmes, qu’elles n’ont jamais établi de chiffres dignes de confiance, et qu’en retour nous sommes incapables d’en établir. La vogue de la quantification a fait l’objet d’un colloque (De Callataÿ, 2014) qui offre un panorama très complet et permet de constater la grande diversité des méthodes et démarches rassemblées sous ce drapeau. La meilleure source de données quantitatives aujourd’hui est la numismatique, qui est capable par l’étude des coins d’évaluer l’ampleur et la régularité des émissions de numéraire. Mais c’est aussi l’ensemble des disciplines liées à l’application de disciplines chimiques et biologiques en archéologie : les séries quantifiées satisfaisantes dont dispose l’historien viennent, ou devraient venir, de l’anthropologie biologique étudiant l’état de santé et l’alimentation des populations, de la chimie et de la micromorphologie des sols, et évidemment de la géomorphologie et de la palynologie, entre bien d’autres. Cela n’a rien à voir – bien qu’on les confonde souvent, à dessein – avec des résurgences du vieux jeu qui consiste à utiliser quelques rares données chiffrées trouvées dans des sources antiques pour établir des taux de croissance ou des balances commerciales. Les chiffres donnés par les sources antiques, littéraires ou épigraphiques, peuvent désormais donner lieu à des enquêtes démographiques fiables (ainsi Hansen, 2006 ou Clarysse, Thompson, 2006) car, dans certaines situations, les États ont eu besoin de connaître leur population à des fins fiscales ou militaires, nous laissant des bribes de ces documents. Les séries économiques sont beaucoup plus rares ; des séries de prix n’existent qu’en Mésopotamie, et la plupart des constructions actuelles sur des chiffres anciens sont des numéros de voltige sans filet.

Ouvrir les frontières

10Ces évolutions récentes, ici trop vite esquissées, ont permis de dépasser nombre des limites de l’histoire économique antique telle que définie, et restreinte, par Finley et d’autres. Progressivement, au rythme des découvertes et surtout de l’établissement des textes, l’histoire économique s’est ouverte aux documents de la pratique, documents comptables sur tablettes de cire de Pompéi, ou sur papyrus en Égypte (très présents dans les études sur le crédit et la banque : Lerouxel, 2016). Les rencontres de Saint-Bertrand ont marqué une ouverture vers l’Égypte et le Proche-Orient, au moment même où les spécialistes de ces régions se consacraient plus aux périodes tardives que représente pour eux le premier millénaire avant notre ère. Ces deux mouvements sont liés, en ce que les économies du Proche-Orient et de l’Égypte ont produit des masses de documents de la pratique sans équivalent dans les mondes grec et romain. D’autre part, la vogue du néo-institutionnalisme permit aux historiens de renouer avec l’économie, ce qui légitima l’utilisation de modèles en démographie et en économie.

11Mais il reste encore du chemin à parcourir. Le cadre exclusivement gréco-romain, excluant aussi bien le Proche-Orient et l’Égypte que l’Europe tempérée, reste extrêmement solide et montre une résilience hors du commun, évidemment liée à des facteurs non scientifiques, d’ordre idéologique, sur la place supposée des Grecs et de Rome à l’origine de ce qu’on nomme l’Occident. Des critiques légitimes ont ainsi été adressées aux deux grandes synthèses parues en 2007 et 2012 à Cambridge : une histoire de l’économie antique et une histoire de l’esclavage antique qui toutes deux examinent par le menu les divers stades de l’histoire grecque et romaine sans se soucier de donner leur place même à ces voisins familiers que sont les Phéniciens ou Carthage ; ne parlons donc pas des sociétés anatoliennes ou celtiques (Scheidel, Morris, Saller, 2007 ; Bradley, Cartledge, 2011). Le meilleur exemple est le livre de l’historien américain Josiah Ober, récemment traduit (Ober, 2017). Ober s’y livre à des tentatives de quantification reposant sur quelques chiffres isolés et quelques modèles simplistes, pour montrer que la croissance de l’économie grecque – qui commence au moins vers 800 avant notre ère – est due à la démocratie politique – qui apparaît vers 500 – et est ainsi le produit spécifique de la « culture » grecque. Ober oublie au passage que la croissance qui démarre avec l’âge du Fer est méditerranéenne, qu’elle se retrouve en Anatolie, en Italie, en péninsule ibérique et en Europe médiane. Cela lui permet de rénover, avec quelques méthodes apparemment nouvelles, la vieille fresque historique qui met les valeureux Grecs aux origines de l’Occident, et de proclamer que la démocratie et le marché, dès les origines, vont de pair, mieux : ne vont pas l’un sans l’autre. Ober n’a évidemment rien à dire sur l’esclavage. Cela montre surtout que les méthodes les plus actuelles ne sont rien si elles restent engoncées dans des cadres de lecture dépassés (Vlassopoulos, 2016).

Les économies anciennes par-delà les fausses frontières disciplinaires

12Il reste donc bien du chemin à parcourir. Or, c’est précisément ce chemin qui est tracé par les transformations de l’archéologie, la grande absente des débats décrits jusqu’ici. Non qu’une archéologie de l’économie n’existe pas. Pendant que les historiens découvraient le néo-institutionnalisme et se dégageaient du paradigme primitiviste, les archéologues mettaient en formes des masses de données toujours plus considérables. Il serait fastidieux et hors de portée d’essayer d’inventorier, même de manière sommaire, les progrès effectués durant cette période dans la connaissance des environnements, à toutes échelles, des structures de production et des lieux d’échange, des productions elles-mêmes, de tous ordres, et des économies rurales et urbaines. Mais le champ bien délimité de l’histoire économique de l’Antiquité n’a pas encore pris la mesure de l’importance de ce mouvement. Prenons un seul exemple, emprunté à un champ méditerranéen bien connu. L’étude systématique des amphores retrouvées dans les niveaux les plus anciens de Carthage (VIIIe-VIIe siècle) a montré la diversité des approvisionnements mais aussi la présence importante d’amphores produites localement en Sardaigne indigène, sur modèle phénicien, et l’orientation d’une part (qui reste à déterminer) de la production de vin ou d’huile de la société nuragique vers l’approvisionnement d’une ville nouvelle (Docter, 1998, 2007 ; Sourisseau, 2012). La précision des données est au-delà de ce que permettent les textes littéraires et invite clairement à réfléchir non plus sur l’économie antique dans ses structures profondes et invariables, mais aux diverses économies antiques, dans leurs évolutions et leurs ruptures.

13C’est précisément là que réside ce qui fait la nécessité d’établir un rapport étroit entre archéologie économique et histoire économique. La densité des données tant spatiale que chronologique, la possibilité d’étudier non seulement des structures et des réseaux mais leurs évolutions et leurs changements plus ou moins brusques, font de ce rapport avec l’archéologie économique un horizon indépassable de la prochaine étape de l’histoire économique de l’Antiquité. En effet, les historiens – à quelques exceptions près – se rendent bien compte aujourd’hui qu’il n’est plus possible de prétendre faire de l’histoire économique en s’en tenant aux limites couramment acceptées des civilisations grecque et romaine. C’est une des marques de l’autonomisation de l’histoire économique par rapport à l’histoire générale : elle doit pouvoir déterminer une chronologie et des espaces propres, qui ne soient plus forcément tirés de l’histoire politique. Mais comment dépasser le cadre gréco-romain ? Vers l’est, des masses de documents de la pratique en égyptien ou en cunéiforme offrent une première possibilité. Mais il est partout nécessaire de profiter à plein de la densification des données offerte par l’archéologie.

14Un défaut ancien de l’histoire économique et sociale de l’Antiquité est la difficulté à écrire des synthèses régionales et locales. Alors que l’histoire économique moderne s’est fondée sur une longue série de monographies, l’histoire économique ancienne restait hors de ce mouvement, surtout en raison du manque de sources. Il existe des travaux régionaux qui restent thématiques (l’urbanisme de tel site, les productions métallurgiques dans telle région) mais très rares sont les lieux où les sources permettent d’articuler, à échelle régionale ou locale, les différents domaines de recherche constitutifs de l’étude des économies antiques. Pourtant, on sait combien ce genre de monographies fut vital pour l’histoire moderne, par exemple ; sans approches régionales, la spécialisation agricole du XVIe-XVIIIe siècle et la proto-industrie qui alla avec elle resteraient à l’état d’hypothèses. L’importance récemment notée de la notion de région en histoire ancienne, avec la mise en évidence par exemple de régions de production textile en Asie mineure romaine, est certainement un signe que ce besoin est désormais compris. Il correspond en effet à un impératif radical de la recherche, qui est bien évident. Le temps n’est plus où on pouvait se demander, comme Finley, ce qui faisait la nature profonde de l’économie antique telle qu’en elle-même ; encore moins celui où on pouvait croire, comme lui, que cette unité, d’Homère à Constantin, était fournie par des « structures psychologiques communes ». C’est à la détermination des contours spatiaux et temporels des économies antiques qu’il faut travailler, car la question de l’existence et de l’organisation de marchés, comme celle de l’importance de l’urbanisation, ne peuvent recevoir de réponses qu’à une échelle régionale et temporelle restreinte. Il n’en est certainement pas de même en Asie mineure sous le Haut-Empire ou en Étrurie archaïque.

15L’évolution de l’archéologie vers une archéologie préventive systématique, combinée avec la gestion spatiale de l’information, représente, pour l’histoire des économies antiques, une occasion unique de prendre un tournant majeur. L’apparition des données établies selon des protocoles scientifiques, anthropologiques, biologiques ou chimiques, s’ajoute à ce phénomène de densification des données en établissant des séries quantifiées fiables, ce qui est une première en histoire économique ancienne. On a souvent dit l’importance de ce tournant scientifique en archéologie qui, en Grèce, en est encore à ses débuts malgré de beaux succès.

16Il s’agit là d’un élément crucial pour la rencontre entre histoire et archéologie des économies anciennes. Ces données nouvelles présentent une homogénéité scientifique solide quel que soit le cadre chrono-culturel ; elles effacent les disparités de sources auxquelles nous sommes habitués entre un Proche-Orient riche en tablettes de comptes, une littérature et une épigraphie gréco-romaines abondantes mais peu concernées par l’économie, et une Europe tempérée à peu près dépourvue de textes. Elles font donc, par leur nature et leur dynamisme même, éclater les divisions anciennes, et offrent par là l’occasion tant attendue d’effacer la distinction de champ scientifique entre archéologie économique et histoire économique, vers une histoire qui soit à la fois celle des textes, des inscriptions, des monnaies, des structures matérielles, des objets produits et utilisés, par-delà des oppositions binaires qui n’ont plus lieu d’être (Lerouxel, Zurbach, sous presse).

17En bref : on a souvent dit combien les textes (« l’histoire ») pouvaient être utiles sinon indispensables à l’étude des sources matérielles (« l’archéologie »). On a moins dit l’inverse, qui est encore plus vrai : aucun thème « historique » ne peut faire l’économie de sa réalité matérielle, aucun sujet de recherche en histoire ne peut être traité devant un écran d’ordinateur, loin de tout terrain, parce que la matière est l’histoire et que toute histoire est matière. Même si nombre d’archives sont numérisées, et que de plus en plus de sources sont sur Gallica ou Perseus, cela n’autorise pas l’histoire à devenir abstraite et à se mouvoir dans le royaume éthéré des formes et des concepts.

18Pour un archéologue et historien de l’Antiquité méditerranéenne, ces lignes ne peuvent être écrites qu’avec une certaine inquiétude. La transformation de l’archéologie préventive, analysée dans la leçon inaugurale de Jean-Pierre Brun (Brun, 2012), est bien visible en Europe moyenne et en Méditerranée occidentale, mais au-delà ? Pour qui travaille en Grèce, il est certain que le mur qui sépare une archéologie programmée, institutionnelle, le plus souvent étrangère, dotée de moyens considérables, d’une archéologie de sauvetage, pauvre en effectifs et en matériel, risque de mettre encore un certain temps à s’effriter. Il faut espérer que la voie tracée vers une nouvelle approche des économies antiques par l’archéologie préventive, et notamment l’Inrap, permettra aussi de faire évoluer des pratiques qui, autour de la Méditerranée, sont parfois encore trop marquées par l’héritage colonial et les nationalismes exacerbés.

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Pour citer cet article

Référence papier

Julien Zurbach, « Archéologie, histoire, économie »Archéopages, Hors-série 5 | 2019, 4-9.

Référence électronique

Julien Zurbach, « Archéologie, histoire, économie »Archéopages [En ligne], Hors-série 5 | 2019, mis en ligne le 11 octobre 2022, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/8434 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/archeopages.8434

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Auteur

Julien Zurbach

École normale supérieure, UMR 8546, « AOrOc »

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