- 1 Mes remerciements à Catherine Perlès et Jacques Pélegrin pour leurs très utiles critiques et sugges (...)
1Dans un article de 2004, Jean-Paul Demoule a mis en lumière avec finesse certains des apports majeurs de l’œuvre de Leroi-Gourhan, en même temps que les conséquences négatives de son choix stratégique d’une archéologie de terrain très sélective. Il soulignait que son parti pris en faveur de la fouille raffinée de quelques sites exceptionnels, au détriment du sauvetage du plus grand nombre, l’avait conduit à négliger le développement de l’archéologie préventive, très en retard en France par rapport à la plupart des pays européens. Vingt ans après sa mort, il nous paraît intéressant d’observer l’évolution des recherches en archéologie du Paléolithique, dans les domaines que Leroi-Gourhan avait marqués de ses idées et de ses interventions en matière de politique scientifique.1
2D’un côté, l’après-Leroi-Gourhan se caractérise par la continuité, l’approfondissement des méthodes et l’expansion des problématiques qui ont abouti à une bien meilleure perception des sociétés du Paléolithique supérieur. De l’autre, de profondes ruptures sont intervenues dans l’étude des hommes du Pléistocène moyen, tant dans la perception de leurs capacités cognitives que par les recherches sur l’origine des comportements modernes et sur l’ADN des hommes fossiles. Enfin, même s’il demeure une façon française marquée par la palethnologie de faire des recherches en Préhistoire, les paléolithiciens français sont partie prenante de l’évolution internationale de la recherche, tout en maintenant une certaine distance par rapport aux grands débats théoriques anglo-saxons.
3Il n’y a pas aujourd’hui de succession à l’audacieuse entreprise d’une science unifiée de l’homme. Éric Boëda s’inscrit toutefois dans la lignée technologique de Leroi-Gourhan en construisant une théorie sur la genèse des industries lithiques qui s’appuie sur les acquis de la chaîne opératoire, la théorie du « mode d’existence des objets techniques » de Simondon et les concepts ergonomiques de la relation entre le geste et l’instrument de Pierre Rabardel (Boëda 2005).
4Depuis vingt-cinq ans, les recherches ont considérablement avancé notre connaissance des sociétés paléolithiques grâce aux travaux sur la technologie sans qu’un changement de paradigme se soit révélé nécessaire. On peut l’expliquer par l’adoption généralisée du concept et de la méthode analytique de la chaîne opératoire et la synthèse opérée entre ces derniers et les concepts et méthodes d’analyse développés par l’école de Jacques Tixier sur la base des connaissances pratiques de François Bordes. Le développement puis l’adoption des notions d’intentionnalité, de savoir-faire, de productivité et de niveaux de compétence dans la taille du silex ont conduit tous les paléolithiciens français à utiliser des standards d’analyse communs. Le développement des concepts d’économie de la matière première et d’économie du débitage a permis l’essor des problématiques économiques fondées sur les matières premières. On est passé de la description des cultures à la compréhension de la logique de systèmes techniques intégrés dans des systèmes techno-économiques. On ne parle plus de cultures mais plus modestement de « techno-faciès ». Appliquée d’abord au lithique puis aux autres matériaux, l’analyse des microtraces d’utilisation a fait passer l’étude des outils du descriptif à l’analyse fonctionnelle et à l’identification des tâches auxquelles ils sont associés. L’adoption de standards de fouilles élevés a permis des questionnements plus poussés sur l’organisation et la fonction des habitats, la saisonnalité et la division sexuelle du travail, notamment dans les sites magdaléniens et aziliens du Bassin parisien.
5Un autre facteur de progrès commun à l’ensemble de l’archéologie a été l’élargissement constant des champs d’investigation, la mise en œuvre de la pluridisciplinarité et une mise en perspective archéologique des disciplines associées : les termes de géoarchéologie et d’archéozoologie témoignent de ce développement intégré. En gestation dans les travaux de terrain de Leroi-Gourhan, l’accent mis sur l’environnement est devenu l’une des composantes principales des problématiques paléolithiques. La reconstitution du paysage et la prise en compte de l’éthologie des animaux chassés créent une dialectique « homme-milieu » qui a considérablement enrichi les interprétations. Cet intérêt va de pair avec l’élargissement des perspectives. Dans un certain nombre de cas privilégiés, c’est la région et non plus le site qui est prise comme échelle d’analyse pertinente, comme en témoigne l’utilisation de systèmes d’information géographiques.
6Un apport décisif est venu de l’archéologie américaine ou plus exactement de l’un de ses plus illustres représentants, Lewis Binford, dont les modèles ethnoarchéologiques ont été largement adoptés, que ce soit l’index d’utilité nutritionnelle des os d’herbivores, l’organisation des rejets autour du foyer en drop et toss zones, les caractéristiques de composition faunistique des campements en fonction de leur usage ou les caractéristiques de la mobilité saisonnière des chasseurs-collecteurs (1983). À partir de ces propositions, un certain nombre de modèles a posteriori, fruits de va-et-vient entre des modèles théoriques et les données de fouille, ont vu le jour pour le Paléolithique supérieur ; notamment des modèles saisonniers d’habitations et d’unités domestiques à partir des fouilles des sites magdaléniens du Bassin parisien, des modèles de mobilité saisonnière dans le Massif central et dans le centre du Bassin parisien. Ce n’est que récemment que des recherches ethnoarchéologiques se sont développées en milieu périglaciaire pour documenter le Paléolithique, notamment les projets « Ethno-renne » et « Système Renne », tandis que des études actualistes de taphonomie sont pratiquées depuis plus longtemps par des archéozoologues sur des terrains africains.
7Les recherches sur le Pléistocène moyen et les Néandertaliens sont depuis longtemps en rupture avec les idées de Leroi-Gourhan. Dans le débat enrichi par les nombreuses datations, les fouilles récentes et le réexamen des fouilles anciennes, les interstratifications de couches chatelperroniennes et aurignaciennes ont été éliminées, rendant aux Néandertaliens les innovations chatelperroniennes qui leur appartenaient. L’existence des sépultures néandertaliennes a été définitivement reconnue, tout comme l’existence de parures et d’objets manufacturés en os dans leur mobilier le plus récent (grotte du Renne d’Arcy-sur-Cure). Les Néandertaliens ont été placés à côté de notre lignée et le débat porte désormais sur leur interfécondité éventuelle avec les hommes anatomiquement modernes et sur les raisons de leur extinction. Le modèle multifocal proposé par Francesco d’Errico, João Zilhao et al. (2003) constitue un sérieux changement paradigmatique qui place l’apparition du symbolisme et du langage avant la transition entre Paléolithique moyen et Paléolithique supérieur. La modernisation de la culture serait intervenue de façon parallèle et indépendante, tantôt par complexification graduelle, tantôt par l’apparition soudaine de comportements nouveaux, d’abord chez les hommes modernes en Afrique et plus tardivement mais de façon indépendante chez les Néandertaliens européens.
8On ne peut guère se satisfaire des progrès réalisés depuis trente ans dans le domaine de l’art, bien que la plupart des spécialistes d’art pariétal se soient déclarés en rupture avec les théories de Leroi-Gourhan. Seul Georges Sauvet (2004) se situe dans la continuité et montre la validité des associations préférentielles d’animaux sur les parois trouvées par Leroi-Gourhan, mais uniquement pour le Magdalénien, et avec le cheval comme seule espèce dominante. Le nombre des grottes ornées découvertes s’est accru. Elles ont fait l’objet de descriptions beaucoup plus précises à l’aide de moyens techniques puissants. Pourtant, l’élément marquant de la période n’est en rien théorique ni conceptuel. Il tient aux nombreuses datations 14C effectuées, qui ont fait remonter l’art à l’Aurignacien et déplacé son origine vers l’est avec les grottes Chauvet, Cosquer et la Grande grotte d’Arcy. Quant à la théorie du shamanisme, prônée par David Lewis-Williams et Jean Clottes (2003), enfermée dans une explication générique qui fait – aux dires des ethnologues et des neurologues – la part trop belle à la transe, elle ne permet d’expliquer ni les variantes régionales ni la signification des représentations. L’amorce d’un renouveau se fait toutefois jour avec l’étude novatrice de Norbert Aujoulat, qui met en évidence un cycle de représentations à composantes saisonnières dans la grotte de Lascaux (2004).
9L’absence de Leroi-Gourhan (et d’autres grands paléolithiciens) dans la bataille pour l’archéologie préventive n’a pas permis à cette dernière de se développer aussi tôt qu’il l’aurait fallu. Une fois surmonté cette erreur stratégique, le retard est resté plus grand pour les périodes paléolithique et mésolithique. Les recrutements de la première génération d’archéologues à l’Afan puis à l’Inrap se sont faits majoritairement en faveur des périodes gallo-romaine et protohistorique, dont les sites étaient plus nombreux et plus visibles ou faciles à repérer en diagnostic. Si la Préhistoire ancienne a peu à peu gagné droit de cité en archéologie préventive, elle le doit à la création d’équipes de terrain où ont coopéré des paléolithiciens, des géologues et des géomorphologues dont les études microrégionales et locales ont permis d’identifier les zones ayant conservé les couches géologiques susceptibles de contenir des niveaux paléolithiques. L’aventure de l’autoroute A5 et les découvertes de la vallée de la Vanne marquent à cet égard un tournant dans la sensibilisation des responsables de l’archéologie préventive. La découverte des sites du Paléolithique inférieur de Soucy dans l’Yonne [Fig.1], de Beauvais dans l’Oise ou du tracé de contournement de Bergerac représente autant d’illustrations du rôle essentiel des géoarchéologues aux côtés des paléolithiciens (Bourguignon, Lhomme 2004). L’archéologie préventive a, plus que toute autre, contribué à renouveler nos connaissances et notre compréhension de l’occupation du territoire par les hommes du Paléolithique ancien et moyen. C’est, entre autres accomplissements, une opération préventive qui a mis au jour la première organisation spatiale indéniable d’un campement de chasseurs moustériens.
[Fig.1] Le suivi archéologique d’une gravière à Soucy, dans l’Yonne, a conduit à la découverte de six gisements du Pléistocène moyen où la faune était conservée.
La fouille a apporté des informations novatrices sur l’occupation des vallées au Paléolithique ancien et moyen, sur les modalités de la chasse à ces époques reculées et sur la variabilité des industries.
© V. Lhomme, Inrap
10Les paléolithiciens peuvent être reconnaissants à Jean-Paul Demoule et à l’Inrap d’avoir su convaincre les autorités de tutelle de l’intérêt d’une pratique pluridisciplinaire de l’archéologie préventive et du maintien de liens étroits avec la recherche. Ils sont parmi les premiers à en bénéficier. La constitution d’équipes pluridisciplinaires, les relations entretenues avec les milieux de la recherche assurent la fluidité de l’information d’un milieu à l’autre et l’adoption réciproque des innovations conceptuelles, méthodologiques et techniques.