1Dans l’Antiquité, à l’ouest d’Alexandrie s’étendait la Maréotide, une région prospère en raison de sa proximité avec la capitale des Lagides, mais pas seulement. Bordé au nord par la Méditerranée et baigné par le lac Maréotis au sud, l’endroit était particulièrement propice à la viticulture et au commerce. Un réseau dense de ports lacustres et de villas agricoles constituent les signes les plus évidents de cette situation.
- 1 C’est le titre d’une exposition qui, en 1998, avait mis en lumière les vestiges antiques de cette v (...)
2C’est dans ce contexte que se situent deux villes antiques, implantées sur la rive nord du lac Maréotis et épargnées par l’urbanisation intensive du littoral méditerranéen : Taposiris Magna et Plinthine (Boussac, 2001 et 2005) [Fig.1]. Leur abandon sans réoccupation, vraisemblablement à la fin de la période hellénistique pour Plinthine et à la fin de l’Antiquité pour Taposiris, a assuré la préservation de leurs vestiges ; certains ont été décrits et figurés par les rares expéditions ayant longé la côte au xixe siècle. Remarquées donc, mais éclipsées par la gloire d’Alexandrie1, ces villes sont tombées dans l’oubli, malgré l’intérêt que leur ont porté quelques chercheurs. Elles illustrent pourtant l’urbanisme et les modes de vie des bourgades de la chôra alexandrine. C’est la raison pour laquelle, depuis 1998, la Mission française des fouilles de Taposiris Magna (Mfftm), dirigée par Marie-Françoise Boussac, a engagé l’étude de ces deux sites. Sous l’égide de la Maison de l’Orient Méditerranéen (Mom) et du ministère des Affaires étrangères et européennes, en collaboration avec l’Inrap et avec la participation du Conseil suprême des antiquités égyptiennes, il s’agit d’explorer ces deux cités et leur territoire au rythme annuel d’une mission de terrain.
[Fig.1] Environnement des villes antiques de Plinthine et Taposiris Magna qui fait l’objet des investigations de la Mfftm.
Au fond à gauche, le lac Mariout (en cours d’assèchement) et, à droite, les vestiges du temple surplombant la ville de Taposiris Magna.
M.-F. Boussac, MFFTM
- 2 En ce sens, les résultats sont encore plus maigres que dans les nécropoles alexandrine : cf. Dunand (...)
3Parmi les nombreux dossiers développés au sein de la Mfftm, la nécropole de Plinhine n’est pas des moindres. L’importance de cette nécropole pour l’étude des pratiques funéraires a été remarquée par de nombreux auteurs, notamment en raison de son état de conservation (Boussac et al., 2006). En 1937, A. Adriani mène une première campagne de fouilles un an après un pillage limité à quelques tombes. « Toutefois, écrit-il, les recherches que nous avons effectuées permettent un jugement sûr quant aux caractères et à la chronologie de la nécropole, qui (…) garde pour nous toute son importance documentaire pour l’étude des sites. » Il poursuit : « Pour la première fois, dans l’histoire des recherches dans la Maréotis, nous avons trouvé une nécropole de la haute époque hellénistique, ayant toutes les caractéristiques des nécropoles grecques de la métropole » (Adriani, 1952, p. 140). Cet ensemble, que le chercheur juge « vaste », est détaillé au sein d’une publication certes non exhaustive, mais qui autorise aujourd’hui quelques pistes de réflexion à la lumière des découvertes récentes. Les données intéressent essentiellement l’organisation de surface (enclos, monuments funéraires), l’architecture et les pratiques funéraires (inhumation et crémation) (Adriani, 1952) [Fig.2]. Ces dernières sont appréhendées en termes très généraux (cadavres, squelettes et urnes). Ainsi, les précisions concernant les squelettes, pourtant retrouvés par dizaines, sont rares ; aucun examen n’a été pratiqué sur les restes humains2.
[Fig.2] Tombe 50 et vestiges du monument à degrés la signalant.
4O. Callot, MFFTM
- 3 Une opération dirigée par Rached Nouweir en 1954 a fait l’objet d’une courte publication l’année su (...)
- 4 Au regard des résultats les plus récents, il n’est cependant pas impossible que d’autres types de v (...)
- 5 Ainsi, pour les sépultures de surface, il n’est pas rare de retrouver toutes les dalles en place, s (...)
5Le Service des antiquités égyptien a procédé par la suite à d’autres interventions, dans les années 1950 et 19803. Chacune de ces fouilles a permis de mettre au jour, plus ou moins accidentellement, des tombes présentant des types très variés allant de la simple fosse (sépulture individuelle de surface) à des hypogées à dromos avec une ou plusieurs chambres [Fig.3]4. Les modalités de découverte des sépultures et loculi – des niches taillées dans la paroi des hypogées pour y déposer les défunts –montrent que les squelettes, quand ils étaient prélevés, n’étaient pas une priorité, voire un sujet d’étude5. Quoi qu’il en soit, le potentiel archéologique de cette nécropole est confirmé (Nouweir, 1955). Il s’avère en effet qu’elle a été abandonnée à la fin de l’époque hellénistique et qu’elle n’a jamais été réutilisée. Elle est une source de première importance sur les pratiques et les mentalités des premières générations de Grecs installés en Égypte [Fig.4]. L’évolution de leurs coutumes en Maréotide ne pouvait être mesurée qu’à l’aide d’une étude archéo-anthropologique adaptée, au centre de laquelle le corps, étudié in situ, tient une place prépondérante.
[Fig.3] Vue axonométrique de la tombe 3.
Le dromos de cette tombe permet aux proches de commémorer le défunt. Ce type de tombe rappelle les hypogées alexandrins, dont l’influence serait macédonienne.
O. Callot, MFFTM
[Fig.4] Décor d’un loculus en plâtre particulièrement connu, avec des caractères grecs (chapiteaux des colonnes) et égyptiens (Anubis).
Après la conquête gréco-macédonienne de l’Égypte, l’installation d’un nombre important d’étrangers, en majorité grecs ou de culture hellène, conduit à l’instauration d’une société multiculturelle.
O. Callot, MFFTM
6Pour cette partie de l’Égypte, comme pour la période considérée, cette approche était loin d’être évidente. En effet, dans l’esprit de chacun, l’Égypte est l’endroit où la conservation des vestiges en matière périssable est optimum. Mais dans la région d’Alexandrie, le total pluviométrique annuel est relativement important. Les vents marins maintiennent par ailleurs un taux d’humidité relative moyen, voire haut, et constant qui explique la disparition, totale ou presque, des vestiges organiques, d’une façon comparable à ce qui se produit en France [Fig.5]. De fait, les contextes plus favorables ont indéniablement été favorisés par les recherches (Haute-Égypte, milieux désertiques, etc.) et les artéfacts accompagnant le corps, ou les études architecturales, ont pris une part dominante de la réflexion sur les gestes et pratiques funéraires [Fig.6]. Il était donc important, sans abandonner ces approches, d’intégrer pleinement une vision archéo-thanatologique dans l’étude de la nécropole de Plinthine. D’autant plus que la Mfftm s’appuyait, à ce moment-là, sur l’expérience réussie de l’intervention d’une équipe d’archéo-anthropologues, composée essentiellement d’agents de l’Afan puis de l’Inrap sur le site du Pont de Gabbari à Alexandrie (Empereur, Nenna, 2001 ; Empereur, Nenna, 2002). Cette fouille préventive, menée dans les quartiers ouest de la ville, avait en effet déjà permis d’engager une réflexion méthodologique quant aux difficultés de fouiller d’importants ensembles souterrains. Ces tombes, si monumentales soient-elles, sont généralement comblées, tout du moins en partie. Ce qui diffère des tombes pharaoniques où, une fois l’entrée découverte, tout l’intérieur se trouve d’emblée visible par l’inventeur [Fig.7].
[Fig.5] Sépulture 81.
Le squelette présente un certain nombre d’anomalies suggérant la disparition d’un élément en matière périssable (support rigide) sur lequel le corps reposait.
P. Georges, Inrap MFFTM
[Fig.6] Loculus 5A2 de la tombe 3, tel qu’il se présentait à son ouverture.
L’ensemble des artéfacts, datés du début du iiie siècle avant notre ère, relève du registre traditionnels des Grecs.
P. Georges, Inrap MFFTM
[Fig.7] Artéfacts posés sur le sol de l’unique salle de l’hypogée 77.
Les tombes souterraines ont été abandonnées en l’état, sans doute au moment de la désaffection de la ville de Plinthine en faveur de Taposiris Magna. On observera, sur la paroi, la trace laissée par le comblement (éolien) de la salle, de l’entrée vers le fond.
P. Georges, Inrap MFFTM
7Mettre en évidence ce qui n’apparaît pas, se concentrer in situ, quelles que soient les conditions, sur la position des ossements humains, gérer les différents aspects archéologiques de la nécropole, même s’il ne s’agit pas de tombes, sont autant de missions dont les archéo-anthropologues de l’Inrap sont chargés sur l’ensemble du territoire métropolitain, mais aussi ailleurs. À ces tâches, sans doute faut-il ajouter, comme tous les agents de cet Institut, l’habitude de s’adapter à des terrains différents, voire difficiles, et la faculté d’approcher les caractéristiques d’un tel site à partir de sondages. Bref, autant de raisons qui justifiaient d’accorder une place importante à un archéo-anthropologue de l’Inrap dans le cadre de cette recherche pluridisciplinaire et pluri-institutionnelle.
8Deux pistes, qui n’avaient pas été vraiment suivies par nos prédécesseurs, ont été envisagées conjointement ; elles découlent du modus operandi de l’archéologie préventive des ensembles funéraires : 1/ appréhender la nécropole d’un point de vue chronologique et spatial (délimitation, analyse de sa formation, son développement, etc.) et 2/ éclairer les gestes et les comportements funéraires (Georges, 2002). Les apports de cette démarche ont été évidents.
9À la manière d’une opération de diagnostic, quelques sondages ont permis rapidement de cerner l’emprise de cet ensemble. Ils ont non seulement permis de révéler des hypogées inédits, mais également des traces d’occupation, en dehors de la surface estimée (et protégée) jusqu’alors. À l’ouest, la fin de la nécropole est marquée par des tas plus ou moins importants de déchets de taille, dont le sommet affleure parfois aujourd’hui. Il apparaît donc que la nécropole en surface avait manifestement tout d’un chantier, loin de l’image idéale de la nécropole antique. Ces tas font d’ailleurs écho à d’autres retrouvés ici et là, dans l’environnement immédiat des tombes. Ils nous ont permis d’aborder une chronologie relative du site, certains tas condamnant l’accès à des tombes.
10La plupart des tombes sont situées au sommet d’une colline, la taenia des auteurs antiques ; le rocher (aujourd’hui) apparent dans la zone sommitale a en effet facilité l’installation des tombes (taillées). Cet état de fait n’a poussé aucun des auteurs à chercher des traces d’architecture périssable, visibles si l’on applique une fouille stratigraphique. C’est le cas de certains murs de terre crue qui n’avaient pas attiré l’attention des chercheurs précédents, tant il est vrai que les techniciens dits de fouille ne sont généralement pas formés à dégager des couches. C’est la raison pour laquelle nous avons initié empiriquement les ouvriers de fouille vivant à proximité du site, ainsi que les inspecteurs du Conseil supérieur des antiquités égyptiennes intéressés par les méthodes mises en œuvre couramment à l’Inrap.
11Hormis les innombrables couches de sables (apport éolien), qu’il demeure difficile d’individualiser compte tenu de leur épaisseur – ce qui n’aurait de toute façon pas de pertinence archéologique –, la stratigraphie rend compte d’un phénomène de concrétion, lié à la pédogénèse et à l’apport d’eau météoritique affectant le sol riche en carbonates. Considérée par d’aucuns comme le substrat, cette croûte, selon son épaisseur constatée, s’est avérée en fait être un bon indice pour la découverte des nouveaux hypogées, tout aussi importants que les indices phytographiques [Fig.8]. Non reconnu comme tel, cet encroûtement calcaire de couleur blanche a protégé les vestiges archéologiques dans les parties non fouillées de la nécropole.
[Fig.8] L’approche stratigraphique a permis de mettre en évidence les particularités phytographiques du site.
Sur la base de ces indices, nous avons retrouvé dans les sépultures de surface (ici la sépulture 86) des ouvertures d’hypogées.
P. Georges, Inrap MFFTM
12L’étude archéo-anthropologique de cette nécropole vise surtout à redonner voix « aux plus nombreux » : l’objectif était de définir l’attitude du groupe inhumant vis-à-vis des défunts dont il s’est occupé avec plus ou moins de précaution, voire d’ostentation. Or les interventions archéologiques précédentes n’ont laissé aucune information de ce type, pas même sous la forme rudimentaire de documents photographiques. Cette nécropole, comme bien d’autres, a en effet largement souffert d’une approche archéologique centrée sur l’objet. De telle sorte que, comme l’a souvent dit Henri Duday, on pourrait croire que le squelette, rarement enregistré, souvent laissé in situ à Plinthine, accompagnait les offrandes… et non l’inverse ! Tant il est vrai que la découverte d’un squelette a souvent été considérée comme une gêne, l’objet prenant alors le pas sur le défunt ou ce qu’il en reste. La description et le prélèvement des squelettes ont donc été orientés selon les modalités de l’archéo-thanatologie funéraire (Duday, 2005 ; Duday, 2006 ; Duday, Guillon, 2006). Comme pour les opérations préventives en France, cela revient à reconnaître les distorsions éventuelles des facteurs taphonomiques et humains par rapport à l’agencement initial de la sépulture. À la différence près qu’il ne s’agit pas de déterminer les incidences du milieu de décomposition : les loculi sont des espaces vides retrouvés comme tels. Mais des éléments liés au corps ou des gestes funéraires, imperceptibles si l’attention n’est pas portée sur le squelette in situ, peuvent entraîner des distorsions dans l’agencement du squelette. Pour ce site, comme pour d’autres de la région alexandrine, les observations ostéo-archéologiques pallient la disparition de la matière organique (Georges et al., 2003) [Fig.9 et 10]. Les os, selon leur position (au sein de la sépulture et les uns par rapport aux autres), apportent en premier lieu des renseignements archéologiques sur la tombe, avant même de faire l’objet d’analyses paléo-biologiques. Le corps est de facto replacé au cœur de la discussion, quelle que soit la richesse de la tombe dont l’étude s’avère globale. Grâce à une telle approche, nous avons révélé des éléments initialement placés sur ou autour du corps, mais aujourd’hui disparus.
[Fig.9] L’étude de la position des os et des artéfacts de la sépulture 57 permet d’envisager une décomposition en espace vide.
Cela amène à s’interroger sur plusieurs anomalies, telles que la position de la clavicule droite et celle du crâne (par rapport aux éléments de la couronne). La disparition de vestiges organiques est illustrée par les éléments épars de la couronne de bronze (qui devait être initialement maintenue sur la tête), des traces de tissus sur le strigile et des offrandes imbriquées, mais sans contact physique.
P. Georges; DAO T. Fournet, MFFTM
[Fig.10] Vue du loculus 6D2 de la tombe 3, juste après l’ouverture.
Au premier plan, à gauche, les pierres et fragments de plâtre révèlent des ouvertures multiples ; on aperçoit, à droite, des fragments de plâtre d’un masque funéraire dans l’environnement immédiat du crâne.
P. Georges
13Ce qui est valable pour les ossements l’est également pour les objets. L’analyse de mouvements éventuels du fait de la décomposition du corps contribue également à préciser le contexte de dépôt. Cette méthodologie permet aussi de discuter, sinon de la nature, tout du moins de la position de certains artéfacts initialement au contact du corps. C’est ainsi le cas des éléments de décoration de masques funéraires, seuls ceux étant parfaitement conservés dans les musées ayant fait l’objet d’études [Fig.11 et 12]. Ce qui a pu créer un biais typo-chronologique.
[Fig.11] Plusieurs masques funéraires ont été retrouvés dans les loculi de la tombe 3.
Ils sont tous à l’état de fragments. Leur position permet de les attribuer à tel ou tel individu, voire de les associer à des éléments de décor singuliers.
P. Georges
[Fig.12] Quand la disparition du masque funéraire est complète, comme dans ce cas de l’hypogée 52, il reste les yeux en pierre.
Notons que, sur d’autres sites, une paire d’yeux identique avait été attribuée à une statue. Les découvertes de Plinthine tendent à montrer qu’il s’agit en fait d’éléments de masques funéraires.
A. Flammin, MFFTM