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3. Technologies à grande échelle

Préhistoire ancienne et tracés linéaires : les apports du canal Seine-Nord Europe

Ancient prehistory and linear developments : the contributions of the Seine-Nord Europe Canal
Prehistoria antigua y trazados lineales : los aportes del Canal Sena-Norte de Europa
Émilie Goval et Sylvie Coutard
avec la collaboration de David Hérisson et Jean-Luc Locht
p. 92-100

Résumés

Depuis les années 1990, les recherches en Préhistoire ont connu un essor important en Picardie en liaison directe avec le développement de l’archéologie de sauvetage sur les grands travaux d’aménagement, et en particulier sur les tracés linéaires. La réalisation de sondages spécifiques destinés à la découverte de gisements paléolithiques conservés en profondeur est devenue progressivement systématique. « Cette démarche fut le résultat d’une approche volontariste et innovante suite aux travaux de l’A5, l’étude des occupations préhistoriques dans leur contexte géomorphologique, chronostratigraphique et paléoenvironnemental étant indispensable ». Les travaux archéologiques préalables à la construction du canal Seine-Nord Europe sont ainsi l’occasion d’enrichir le corpus de sites paléolithiques connus dans la région, sur un territoire géographique jusqu’alors moins investi par la recherche.

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Texte intégral

1En moyenne, un tracé linéaire de grande ampleur est mis en œuvre en Picardie tous les quatre ans : en 1989 la ligne ferroviaire du TGV Nord, entre 1991 et 1993 l’autoroute A16 Nord reliant Amiens à Abbeville, en 1996 l’autoroute A16 Sud reliant Amiens à Beauvais, en 1998 l’autoroute A29 Est reliant Amiens à Saint-Quentin, et en 2002 l’autoroute A29 Ouest reliant Amiens à Aumale. Les différents tracés de gazoducs, les aménagements des Zones d’Activités Concertées et plus ponctuellement les carrières ont également apporté leur lot de connaissances. Cette liste non exhaustive s’est enrichie de 2008 à 2014 des travaux préalables à la construction du canal Seine-Nord Europe pour sa première phase, entre Aubencheul-au-Bac et Compiègne.

2Ces grands projets d’aménagement, moteurs de la prescription archéologique, sont des sources d’informations incomparables pour les recherches en Préhistoire ancienne. En effet, d’une manière générale, les linéaires constituent par leur morphologie et la variété des formations géologiques traversées des opportunités rares d’atteindre d’importantes profondeurs sur de grandes superficies. Comme sur le reste du territoire national, ce sont principalement les opérations de diagnostics en archéologie préventive, et par voie de conséquence les fouilles, réalisées sur les tracés linéaires en milieu rural, qui permettent la détection et la caractérisation des sites paléolithiques. Ces vastes projets d’aménagement sont ainsi devenus depuis quelques années de nouveaux terrains d’étude. La publication de plusieurs bilans régionaux sur le sujet a déjà été réalisée, principalement dans la Revue archéologique de Picardie sur les thématiques suivantes : La recherche archéologique en Picardie : bilans et perspectives (Collectif, 2005) et Quinze ans d’archéologie préventive sur les grands tracés linéaires en Picardie (Bayard, Buchez, Depaepe, 2011 et 2014).

3Le propos de cet article est volontairement ciblé sur le tracé de ce canal et le Paléolithique, les réflexions méthodologiques menées et les limites scientifiques rencontrées.

Quelques chiffres

4La construction du canal Seine-Nord Europe est un projet visant à établir la liaison entre la Seine et l’Escaut. Ce nouveau canal à grand gabarit relierait ainsi le port du Havre au Benelux [cf article de Marc Talon et Gilles Prilaux]. Pour ce faire, ce canal d’un peu plus de cent kilomètres doit relier l’Oise (au niveau de Compiègne) au canal Dunkerque-Escaut (à Aubencheul-au-Bac dans le Nord). Les caractéristiques de cette construction sont hors-normes : la profondeur constante sera de 4,5 m, la largeur oscillera à la surface du canal entre 54 et 61 m (source VNF). De plus, la nécessité que les niveaux d’eau du canal soient horizontaux implique des décaissements de plus de 20 m selon les secteurs.

5L’une des particularités des sites préhistoriques de plein air dans le Nord de la France étant généralement l’enfouissement des vestiges, ce projet offre la possibilité d’une exploration du sous-sol rarement égalée. à la fin de l’année 2010, 882 sondages profonds, dits en puits, avaient été réalisés, répartis de manière hétérogène sur l’ensemble du tracé, à une profondeur moyenne de 5 m (la profondeur des sondages oscillant entre 1,50 m et 13 m de profondeur) (Hérisson, Goval, 2013). Compte-tenu de la quantité de sondages réalisée, des profondeurs atteintes ou encore de la diversité des formations sédimentaires traversées, les opérations de diagnostic menées sur ce tracé ont véritablement un caractère inédit. En comparaison, la construction de l’A16 Nord a permis la réalisation de 54 sondages profonds sur 68 km de tracé, celle de l’A29 Est, 204 sondages profonds sur 40 km de tracé, et celle de l’A29 Ouest, 183 sondages profonds sur 36 km de tracé linéaire (Locht, 2005). Ce nouveau corpus de sondages réalisés sur le tracé du canal Seine-Nord Europe porte à un peu plus de 2 300 le nombre de sondages effectués à ce jour en Picardie, tous projets d’aménagement confondus (Font et al., sous presse) [ill. 1].

1. Ensemble des sondages profonds réalisés dans le cadre de la construction des autoroutes A29 Est, A29 Ouest, et du canal Seine-Nord Europe, permettant la recherche des sites paléolithiques en place.

1. Ensemble des sondages profonds réalisés dans le cadre de la construction des autoroutes A29 Est, A29 Ouest, et du canal Seine-Nord Europe, permettant la recherche des sites paléolithiques en place.

Certaines zones de ces tracés sont dépourvues de sondages profonds, essentiellement car la sédimentation propice à la conservation d’indices archéologiques est absente ou mal conservée. Dans certains cas, les zones non sondées correspondent à des secteurs de remblais.

DAO : C. Font, Inrap

6Pour autant, même si près d’un millier de sondages profonds ont été réalisés dans le cadre du canal Seine-Nord, seuls 63 % de la surface totale ont fait l’objet d’un diagnostic en Préhistoire ancienne, soit 1 200 hectares diagnostiqués sur les 1 900 hectares qui composent le projet. En effet, sur un tracé d’une telle ampleur, l’ensemble du linéaire ne fait pas l’objet de sondages profonds. Certains secteurs ne sont pas sondés pour des raisons d’accessibilité en phase de diagnostic (c’est le cas des zones boisées souvent inaccessibles lors des premières phases d’investigation) ou d’absence de couverture sédimentaire nécessitant la réalisation de sondages profonds [ill. 2]. Compte tenu de l’ouverture au sol que représente un sondage profond (entre 6 et 8 m² en fond de puits), les recherches de sites de la Préhistoire ancienne représentent 0,06 % des surfaces sondées. Néanmoins, les indices de sites préhistoriques sont nombreux puisque, sur les 882 sondages profonds réalisés, 125 ont livré des vestiges (silex taillés et/ou restes fauniques), soit 14 % des sondages effectués.

2. Transects représentant l’épaisseur des dépôts quaternaires à partir des données issues des campagnes de sondages profonds réalisées sur le tracé du canal Seine-Nord Europe.

2. Transects représentant l’épaisseur des dépôts quaternaires à partir des données issues des campagnes de sondages profonds réalisées sur le tracé du canal Seine-Nord Europe.

Leur réalisation met clairement en évidence l’augmentation de l’épaisseur de la couverture lœssique vers le nord.

Font et al., 2016

  • 1 Fouille des Bosquets à Havrincourt, menée en 2010-2011, sous la direction d’Émilie Goval, Inrap.
  • 2 Fouille menée en 2012 sous la direction de David Hérisson, Inrap.

7Le cadre géologique de la région Nord-Pas-de-Calais-Picardie étant globalement connu (entres autres Antoine, 1990 ; Antoine et al., 2007 ; Antoine et al., 2011), il est désormais possible d’avoir rapidement une idée du potentiel archéologique local. Néanmoins, il reste des secteurs géographiques où le contexte stratigraphique demeure moins connu. Les investigations menées sur les tracés linéaires tels que le canal permettent en partie de combler ces manques. En effet, grâce à l’expérience désormais acquise sur les tracés linéaires en Picardie, il est sûrement plus facile qu’ailleurs d’estimer le potentiel d’un secteur alors même que seuls deux ou trois sondages ont livré du matériel archéologique en position primaire. Ainsi, la prescription de fouille du secteur 1 du gisement d’Havrincourt (1 500 m² fouillés en fond de forme ; Goval, 2013) repose sur deux sondages positifs, c’est-à-dire ayant livré des artefacts lithiques et/ou restes de faune. Le secteur 2 du gisement d’Havrincourt (4 000 m² fouillés en fond de forme) repose sur trois sondages positifs1 [ill. 3], la fouille d’Étricourt-Manancourt (4 300 m² fouillés en fond de forme2 ; Hérisson, 2015) sur deux sondages positifs. Néanmoins, « avant même d’enclencher la discussion sur l’impact qu’aura un projet d’aménagement sur les vestiges, il faut tout d’abord les détecter, les caractériser et en évaluer l’étendue et le degré de conservation » (Blancquaert, Sauvage, 2007).

3. Résultats du diagnostic paléolithique à Havrincourt où chaque rectangle violet témoigne de la réalisation d’un sondage profond.

3. Résultats du diagnostic paléolithique à Havrincourt où chaque rectangle violet témoigne de la réalisation d’un sondage profond.

La prescription de fouille du secteur 1 se localise autour des sondages 30 et 31, au centre. La prescription de fouille du secteur 2 se localise autour des sondages 16, 17 et 18, au nord. Le maillage de l’implantation des sondages profonds est plus ou moins dense selon les secteurs. La partie la plus au sud n’a pas été diagnostiquée en raison de l’observation, dans les tranchées des sondages surfaciques, de l’argile à silex sous la terre végétale. Une seconde zone qui s’étend depuis l’écluse jusqu’au bassin a été évitée en raison du passage en remblai du tracé courant.

DAO : C. Font, Inrap

Une démarche méthodologique raisonnée

8L’emprise au sol du tracé du canal Seine-Nord Europe est telle qu’une étude du potentiel des zones à diagnostiquer pour les sondages profonds a été réalisée en amont. Pour cela, le recours à différents outils d’aide à la décision peut se révéler précieux. Tout d’abord, un examen des cartes archéologique, topographique (IGN) et géologique (BRGM) permet de relever un éventuel contexte géographique et morphosédimentaire favorable. Des sondages géotechniques réalisés en amont de l’opération de diagnostic archéologique ont également révélé de précieuses informations sur la nature et l’épaisseur des formations superficielles. Enfin, les tranchées de diagnostic permettant le repérage des faits historiques, bien souvent réalisées en amont des sondages ponctuels, sont souvent de précieux indicateurs du contexte sédimentaire local. Dans le cas de l’opération du canal Seine-Nord Europe, des prospections pédestres ont également été effectuées en certains points stratégiques du tracé, plutôt pour repérer des vestiges du Paléolithique supérieur et du Mésolithique dans les collines tertiaires. Même si les prospections pédestres sont de bons indicateurs en termes de présence/absence, seule la réalisation de sondages est à même d’apporter des résultats fiables et exploitables. Soulignons d’ailleurs que les secteurs géographiques caractérisés comme favorables à la découverte de vestiges paléolithiques pendant les prospections pédestres ne se sont pas nécessairement confirmés lors de la réalisation des sondages profonds, les objectifs recherchés n’étant pas forcément les mêmes.

9Dans le cadre de ce linéaire, la diversité des formations géologiques traversées et les contextes topographiques variés (vallées, versants exposés est ou nord-est, rebords de plateaux, doline) exigent la mise en place d’équipes pluridisciplinaires, pérennisées et aguerries dans ce type d’exercice, connaissant le contexte géologique local. En effet, la phase de diagnostic pour les périodes anciennes de la Préhistoire est le maillon décisif au sein de la chaîne opératoire dans la démarche de l’archéologie préventive. Véritable aide à la décision pour la réalisation ou l’abandon du processus, elle constitue souvent l’unique archive scientifique (Bourguignon, 2010). Son efficacité dépend bien souvent de l’expérience du responsable menant l’opération dans des contextes stratigraphiques similaires.

10Les méthodes et techniques utilisées dans le cadre de la réalisation de sondages profonds en Picardie ayant déjà été abordées à d’autres occasions (entres autres Locht 2005 ; Locht et al., 2010 ; Depaepe, Séara, 2010 ; Goval et al., 2015), seuls les aspects liés aux choix d’implantation des sondages profonds sur un linéaire seront abordés ici. L’ouverture au sol d’un sondage profond est très limitée (rarement plus de 6 m2 au fond du sondage) et, par définition, sa profondeur est un handicap à l’observation de certaines unités sédimentaires. Il est donc nécessaire de s’interroger en amont de sa réalisation sur le choix de la maille et sur son lieu d’implantation dans le paysage. En effet, toute la difficulté de l’exercice réside dans une ouverture raisonnée afin de ne pas détruire le site au fur et à mesure des découvertes, mais suffisante pour le qualifier le cas échéant, les décisions à prendre devant être immédiates. À son arrivée sur la zone à diagnostiquer, l’équipe en charge de la réalisation des sondages profonds se réfère à la topographie générale du terrain pour réaliser son premier sondage. Deux cas sont souvent observés [ill. 3] :
- les sondages profonds sont réalisés de manière systématique sur l’ensemble de la zone à diagnostiquer. Dans ce cas, en Picardie, il est admis qu’un sondage profond tous les 30 à 50 m permet une vision suffisante pour cerner les éléments indispensables à la découverte d’indices du Paléolithique ancien, sans destruction à outrance du présumé site. Dans certains cas, le taux d’ouverture peut sembler inadapté, la multiplication des sondages et des observations pédosédimentaires est alors nécessaire.
- le secteur semble favorable uniquement en certains points du paysage. Dans ce cas, un premier sondage sera réalisé puis les observations géologiques et archéologiques faites dans ce sondage guideront le lieu d’implantation du prochain. En resserrant progressivement le maillage d’intervention, la qualification du site présumé s’affine.

11La détection de sites de la Préhistoire ancienne en phase de diagnostic repose sur plusieurs critères convergents que sont :
- le repérage d’unités stratigraphiques dilatées ou bien marquées, ce qui permet de les caractériser,
- la présence de silex taillés ou de tout reste d’origine anthropique,
- l’appréhension des indicateurs taphonomiques permettant de caractériser l’occupation.

12Ces trois critères doivent être appréhendés et caractérisés de manière précise dès la phase de diagnostic afin que le potentiel du site puisse être évalué au plus juste. En effet, le critère de présence/absence de vestiges d’origine anthropique n’est pas suffisant en soi pour poser les bases d’une future fouille. Cette dernière doit permettre d’aller plus loin dans l’analyse en abordant les approches spatiales, chrono-culturelles, taphonomiques. L’impossibilité de réaliser des études approfondies en phase de diagnostic pose souvent des difficultés dans l’appréhension des occupations. En effet, les analyses pédo-stratigraphique, malacologique et les datations ne sont désormais techniquement et financièrement réalisables que dans le cas d’un passage en fouille.

Les contraintes techniques et les limites scientifiques

13La pratique de l’archéologie préventive nécessite une rapidité d’exécution et de réflexions impliquant une adaptation constante des équipes œuvrant sur le terrain. Par définition, tout élément archéologique est enterré, non visible et donc difficilement prédictible. En phase de diagnostic, l’impact au sol d’un sondage profond étant de faible ampleur, l’une des plus grandes difficultés est de parvenir à cerner l’extension présumée de l’occupation humaine. La découverte d’un nombre important de silex taillés au sein d’un sondage n’augure pas forcément la découverte de vestiges en quantité proportionnelle. La prescription d’une fouille relative à la Préhistoire ancienne repose souvent sur peu d’éléments archéologiques, le contexte sédimentaire de la découverte étant tout aussi primordial. Par ailleurs, au vu de l’ancienneté de la présence humaine en France, toutes les unités sédimentaires quaternaires sont susceptibles de receler des occupations paléolithiques (Bourguignon, 2010). Ce constat est l’une des plus importantes contraintes à laquelle le préhistorien doit faire face sur le terrain. Pour exemple, la prescription archéologique émise pour le secteur 2 de la fouille d’Havrincourt (Pas-de-Calais) repose sur la détection lors du diagnostic d’un niveau d’occupation corrélé au Paléolithique moyen. Lors de la fouille, trois niveaux d’occupations humaines supplémentaires ont été mis au jour, dont le plus important, attribué au Paléolithique supérieur ancien, se caractérise par des concentrations de faibles superficies mais comportant de très nombreux artefacts. On peut alors se demander comment mieux caractériser les sites en phase de diagnostic. Dans ce cas précis, si un sondage lors du diagnostic avait mis au jour l’une de ces concentrations, la perte d’information scientifique aurait été très importante ; d’un autre côté, sans la prescription archéologique reposant sur un autre niveau d’occupation (Paléolithique moyen), la fouille de l’occupation du Paléolithique supérieur ancien n’aurait jamais eu lieu. Pourtant, seul un autre site de cette période (Gravettien ancien) est connu à ce jour dans le Nord de la France (Paris et al., 2013). Dans le cas de la fouille d’Étricourt-Manancourt (Somme), le constat est le même. La prescription archéologique repose sur la découverte lors du diagnostic, sur plus d’un hectare, d’un niveau d’occupation corrélé à la phase récente du Paléolithique moyen. Les découvertes issues de la fouille font état de 13 niveaux d’occupation dont 5 en position primaire. Là encore, le niveau le plus ancien, non perçu à la fouille, est corrélé à l’interglaciaire du stade isotopique 9 et devient l’un des rares jalons connus en Europe du Nord-Ouest pour cette période (Hérisson et al., 2016). Les gisements contemporains de cette époque sont en effet rarissimes dans le nord de la France, contrairement à ce que pourrait laisser penser la renommée de la région pour l’Acheuléen (Hérisson, Goval, 2013). Ainsi, dans de nombreux cas, la compréhension de la stratigraphique dans le détail et de la géométrie des dépôts sédimentaires se révèle être un exercice bien périlleux même pour des chercheurs aguerris. à la lumière de ces observations et compte tenu de l’imbrication forte entre la géologie et l’archéologie en Préhistoire ancienne, se pose la question de la nécessité de la réalisation de pré-campagnes de sondages, dont l’objectif serait uniquement la compréhension de la stratigraphie, pour ensuite pouvoir se concentrer uniquement sur l’archéologique.

14Il est évident que la découverte et/ou l’interprétation de ces indices d’occupations humaines dès les diagnostics d’Havrincourt et d’Étricourt-Manancourt aurait eu une influence indéniable sur les prescriptions émises par les services régionaux de l’Archéologie. Il est essentiel de se demander d’où peut provenir ce biais. Le maillage déjà relativement serré des sondages profonds réalisés lors des diagnostics (un sondage tous les 50 m tout au plus) était-il insuffisant ? De toute évidence, de plus nombreux sondages au moment du diagnostic auraient détruit une part importante du site d’Havrincourt. Le temps passé sur le terrain en diagnostic est souvent contraint, obligeant le responsable d’opération à faire des choix méthodologiques et scientifiques. Certaines occupations humaines, comme celles prenant place au cours du Pléniglaciaire, sont peu fréquentes et particulièrement difficiles à percevoir en diagnostic. Il n’est pas d’usage aujourd’hui de vider les godets de la pelle et de fouiller à la main les sédiments, très épais, susceptibles de contenir ces vestiges. Entreprendre un tel travail serait particulièrement long et couteux. Un compromis doit pourtant être trouvé lors de la phase de diagnostic afin d’apporter un équilibre raisonné entre le nombre de sondages réalisés et la manière d’appréhender la recherche d’indices paléolithiques. Doit-on considérer qu’à partir du moment où l’enregistrement pédosédimentaire est présent, celui-ci puisse, même en l’absence d’indices archéologiques dans les sondages, contenir des indices d’occupations humaines paléolithiques ? La question d’un retour à une phase d’évaluation reste posée dans certains cas afin de mieux appréhender le potentiel archéologique des sites.

15Au-delà de ces limites scientifiques, des contraintes techniques liées à la réalisation de sondages en profondeur sont souvent présentes. Dans le cas du projet du canal Seine-Nord Europe, sur le millier de sondages réalisés, deux contraintes majeures ont dû être contournées. La première est liée à la difficulté d’atteindre la base des séquences sédimentaires dans certains secteurs. Dans le secteur de Bourlon (Pas-de-Calais), les séquences stratigraphiques ont parfois atteint 13 m de profondeur [ill. 4]. En effet, au-delà de 6 m de profondeur, bien qu’équipée d’un bras allongé, la pelle mécanique ne peut correctement extraire les sédiments, les observations se font difficiles et moins précises, rendant périlleuse la caractérisation d’un site présumé. La seconde difficulté rencontrée est liée à la nature même des sédiments. Dans le secteur du Noyonnais (Oise), la présence d’une glaise grisâtre imperméable en profondeur provoque des venues d’eau, eau qui sape la base des parois des sondages, constituées de sables fluviatiles. Cela crée des cavités importantes qui semblent pouvoir atteindre plus de 2 m de profondeur et qui provoquent l’effondrement de la partie supérieure de la paroi. Les observations stratigraphiques deviennent dès lors impossibles. La recherche des artefacts lithiques et de restes osseux dans des sédiments noyés devient alors, elle aussi, aléatoire [ill. 4]. Des problèmes similaires ont été rencontrés dans certaines zones du tracé où les battements de la nappe d’eau provoquent l’effondrement systématique des parois des sondages. Ces secteurs doivent alors être mis en suspens en attendant de trouver des solutions techniques adaptées.

4a. Exemple de sondage profond à Havrincourt permettant l’observation de la succession des unités sédimentaires.

4a. Exemple de sondage profond à Havrincourt permettant l’observation de la succession des unités sédimentaires.

E. Goval, MCC

4b. Exemple de sondage profond à Bourlon permettant l’observation de la succession des unités sédimentaires.

4b. Exemple de sondage profond à Bourlon permettant l’observation de la succession des unités sédimentaires.

De nombreux gleys de toundra sont visibles dans les dépôts du Pléniglaciaire du Weichselien.

S. Coutard, Inrap

4c. Mise en évidence des difficultés techniques rencontrées lors de la réalisation des sondages profonds dans le Noyonnais.

4c. Mise en évidence des difficultés techniques rencontrées lors de la réalisation des sondages profonds dans le Noyonnais.

Les parois des sondages gorgées d’eau se fissurent puis s’effondrent.

E. Goval, MCC

Un renouvellement des problématiques

16Comme nous l’avons précisé en introduction, les politiques de grands travaux menés par le gouvernement et, particulièrement, le développement des tracés linéaires permettent l’acquisition rapide de données dans des secteurs parfois peu investis. Ces tracés peuvent alors servir de laboratoires à l’archéologie préventive, contribuant à faire évoluer les méthodologies régionales voire, dans certains cas, nationales. Les superficies abordées étant importantes, la démarche méthodologique mise en place peut être appliquée de multiples fois, dans un temps court, de manière identique en tout point du tracé. Les observations sont ainsi comparables sur de grandes distances, ce qui permet d’élaborer des référentiels débouchant sur des synthèses ambitieuses.

17Les 882 sondages profonds menés dans le cadre du canal Seine-Nord Europe offrent la possibilité d’étudier de grands transects à la topographie variée. Un grand nombre d’horizons-repères pédologiques (horizons de sols), sédimentaires (faciès lœssiques spécifiques) ou périglaciaires (fentes de gel, cryoturbations, thermokarst) peuvent ainsi être suivis au niveau régional et même continental, de la Normandie à l’Europe centrale. Il est par conséquent possible de repositionner les industries paléolithiques dans un cadre chronostratigraphique de plus en plus précis, de l’ordre de quelques millénaires pour certains niveaux d’occupation humaine. Les trois fouilles menées permettent une meilleure compréhension et un affinement du cadre chronostratigraphique régional. Elles fournissent également des informations essentielles pour la connaissance des peuplements humains du nord-ouest européen. Ainsi, les observations réalisées sur le site d’Étricourt-Manancourt ont permis d’étudier l’enregistrement pédosédimentaire des deux avant-derniers cycles glaciaire-interglaciaire pour lesquels nos connaissances sont encore peu développées en raison de leur rareté (Hérisson, Goval, 2013 ; Hérisson et al., 2016). L’analyse de plusieurs milliers d’artefacts enrichit nos connaissances sur la fin de l’Acheuléen et le début du Paléolithique moyen. Le gisement d’Havrincourt a permis une étude très détaillée du complexe de sols de Saint-Acheul/Villiers-Adam, souvent réduit dans la région à un simple horizon rougeâtre polyphasé. Les milliers de silex taillés associés à des restes de faune ont été analysés d’un point de vue technologique, tracéologique, taphonomique, spatial et archéozoologique, mettant en évidence de précieux témoignages pour la compréhension des peuplements humains.

18« C’est en fouillant que la recherche progresse, que de nouvelles pistes s’ouvrent et que les méthodes se développent » (Blancquaert, Sauvage, 2007). Beaucoup de progrès méthodologiques et de découvertes scientifiques ont permis d’enrichir nos connaissances en Préhistoire ancienne depuis le début des années 1990. L’expérience des diagnostics sur de longs tracés impliquant de vastes superficies permet la mise au point d’une méthodologie en constante évolution. La richesse de la Préhistoire régionale et la qualité des résultats scientifiques obtenus en Picardie attestent du caractère indispensable de la collaboration entre Sciences de la Terre et Préhistoire. Bien que le bilan proposé ici fasse état de certaines contraintes techniques et limites scientifiques difficilement contournables, ce qui apparaît essentiel est la possibilité de découvrir de nouveaux sites apportant des éléments majeurs pour la compréhension des peuplements humains. Pour cela, il est indispensable que des préhistoriens soient formés afin de détenir les compétences scientifiques et méthodologiques nécessaires à la recherche de sites. Contrairement à ce que certains aiment encore penser, le repérage des sites paléolithiques n’est pas à mettre sur le compte de la chance.

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Bibliographie

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Hérisson D. (dir.), 2015, Les occupations du Paléolithique inférieur et du Paléolithique moyen d’étricourt-Manancourt, canal Seine Nord Europe, Rapport d’opération, Inrap-SRA Picardie.

Hérisson D., Coutard S., Goval E., Locht J.-L., Antoine P., Chantreau Y., Debenham N., 2016, « A new key-site for the end of Lower Palaeolithic and the onset of the Middle Palaeolithic at étricourt-Manancourt (Somme, France) ». Quaternary International, 409 (B), 73-91. DOI : 10.1016/j.quaint.2016.01.055.

Locht J.-L., 2005, « Le Paléolithique moyen », in Collectif, 2005, p. 27-35.

Locht J.-L., Sellier N., Coutard S., Antoine P., Feray P., 2010, « La détection de sites du Paléolithique ancien et moyen dans le nord de la France : une approche particulière », in Depaepe, Séara, 2010, p. 49-57. https://sstinrap.hypotheses.org/11634.

Paris C., Fagnart J.-P., Coudret P., 2013, « Du Gravettien final dans le Nord de la France ? Nouvelles données à Amiens-Renancourt », Bulletin de la Société Préhistorique Française, t. 110, vol. 1, p. 123-126. https://www.persee.fr/doc/bspf_0249-7638_2013_num_110_1_14234.

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Notes

1 Fouille des Bosquets à Havrincourt, menée en 2010-2011, sous la direction d’Émilie Goval, Inrap.

2 Fouille menée en 2012 sous la direction de David Hérisson, Inrap.

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Table des illustrations

Titre 1. Ensemble des sondages profonds réalisés dans le cadre de la construction des autoroutes A29 Est, A29 Ouest, et du canal Seine-Nord Europe, permettant la recherche des sites paléolithiques en place.
Légende Certaines zones de ces tracés sont dépourvues de sondages profonds, essentiellement car la sédimentation propice à la conservation d’indices archéologiques est absente ou mal conservée. Dans certains cas, les zones non sondées correspondent à des secteurs de remblais.
Crédits DAO : C. Font, Inrap
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/7819/img-1.png
Fichier image/png, 713k
Titre 2. Transects représentant l’épaisseur des dépôts quaternaires à partir des données issues des campagnes de sondages profonds réalisées sur le tracé du canal Seine-Nord Europe.
Légende Leur réalisation met clairement en évidence l’augmentation de l’épaisseur de la couverture lœssique vers le nord.
Crédits Font et al., 2016
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/7819/img-2.png
Fichier image/png, 254k
Titre 3. Résultats du diagnostic paléolithique à Havrincourt où chaque rectangle violet témoigne de la réalisation d’un sondage profond.
Légende La prescription de fouille du secteur 1 se localise autour des sondages 30 et 31, au centre. La prescription de fouille du secteur 2 se localise autour des sondages 16, 17 et 18, au nord. Le maillage de l’implantation des sondages profonds est plus ou moins dense selon les secteurs. La partie la plus au sud n’a pas été diagnostiquée en raison de l’observation, dans les tranchées des sondages surfaciques, de l’argile à silex sous la terre végétale. Une seconde zone qui s’étend depuis l’écluse jusqu’au bassin a été évitée en raison du passage en remblai du tracé courant.
Crédits DAO : C. Font, Inrap
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/7819/img-3.png
Fichier image/png, 1,2M
Titre 4a. Exemple de sondage profond à Havrincourt permettant l’observation de la succession des unités sédimentaires.
Crédits E. Goval, MCC
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/7819/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 304k
Titre 4b. Exemple de sondage profond à Bourlon permettant l’observation de la succession des unités sédimentaires.
Légende De nombreux gleys de toundra sont visibles dans les dépôts du Pléniglaciaire du Weichselien.
Crédits S. Coutard, Inrap
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/7819/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 296k
Titre 4c. Mise en évidence des difficultés techniques rencontrées lors de la réalisation des sondages profonds dans le Noyonnais.
Légende Les parois des sondages gorgées d’eau se fissurent puis s’effondrent.
Crédits E. Goval, MCC
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/7819/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 622k
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Pour citer cet article

Référence papier

Émilie Goval et Sylvie Coutard, « Préhistoire ancienne et tracés linéaires : les apports du canal Seine-Nord Europe »Archéopages, Hors-série 4 | 2016, 92-100.

Référence électronique

Émilie Goval et Sylvie Coutard, « Préhistoire ancienne et tracés linéaires : les apports du canal Seine-Nord Europe »Archéopages [En ligne], Hors-série 4 | 2016, mis en ligne le 29 juillet 2022, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/7819 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/archeopages.7819

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Auteurs

Émilie Goval

Ministère de la Culture et de la Communication, UMR 7194 « HNHP »

Articles du même auteur

Sylvie Coutard

Inrap, UMR 8591 « Laboratoire de Géographie Physique »

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Collaborateurs

David Hérisson

Inrap, UMR 7194 « HNHP »

Jean-Luc Locht

Inrap, UMR 8591 « Laboratoire de Géographie Physique »

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Droits d’auteur

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