1Le monastère bouddhique de Paharpur, aujourd’hui le Bangladesh, a été fondé à la fin du viiie siècle. Centre intellectuel de renom du bouddhisme d’Inde orientale d’époque Pāla, considéré à son apogée comme le plus grand monastère bouddhique du sous-continent indien, il possède en son centre un imposant monument de culte cruciforme, dont le modèle fut diffusé dans toute l’Asie du Sud-Est, et un ensemble exceptionnel de 2 800 plaques de terre cuite figurées, disposées en frise sur les différentes terrasses du monument. Ces principaux critères lui doivent de figurer depuis 1985 sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco. Cette mise en lumière internationale s’est malheureusement accompagnée d’une campagne de restauration tout à fait excessive qui a fortement dégradé l’authenticité d’un site déjà fragilisé par des décennies d’exposition à des contraintes environnementales fortes et à un vandalisme récurrent. Plusieurs missions initiées par le Centre du Patrimoine mondial de l’Unesco ont tenté de freiner ce processus et d’améliorer la gestion archéologique de ce site bouddhique très réputé.
2Le site de Paharpur se situe près du village de Jaipurhat dans l’actuel district de Naogaon, dans le nord-ouest du Bangladesh, à 80 km au nord-est de Rajshahi et des rives du Gange [Fig.1]. Il abrite les vestiges d’un immense monastère bouddhique, dont la taille exceptionnelle le distingue de la nébuleuse des sites bouddhiques actifs à l’époque Pāla (viiie-xiie siècles). Au centre du monastère trône un monument de culte imposant [Fig.2], interprété comme une combinaison entre un temple et un stupa, monument bouddhique par excellence.
[Fig.1] Le monastère de Paharpur, dans le nord-ouest du Bangladesh (d’après Dikshit, 1938).
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[Fig.2] Le monument de culte central de Paharpur, après sa dernière restauration, vu de l’est (octobre 2002).
© Archaeological Survey of India – Dpt of Archaeology – Dhaka
- 1 Alors pleinement intégrée aux grands empires indiens, la région devenue le Bangladesh actuel ne s’e (...)
- 2 Ce sont les deux seuls biens culturels du Bangladesh à être inscrits au Patrimoine mondial. En 1997 (...)
3Paharpur, l’ancienne Somapura Mahāvihāra, fut fondé par le second empereur de la dynastie indienne Pāla, Dharmapāla, qui régna entre 770 et 810. À cette époque, la région de Paharpur,le Varendra1, comme toute l’Inde orientale, était sous la domination de la dynastie Pāla dont les dirigeants étaient de fervents défenseurs du bouddhisme, sans qu’ils en aient fait pour autant une religion d’État. Ils parrainèrent la construction de nombreux stupas et vihara (monastères), centres d’apprentissage du bouddhisme du Grand Véhicule (Mahāyāna). De grands sites bouddhiques connurent alors un développement important pendant plusieurs siècles, tels Mainamati au sud-est du Bangladesh ou Nalanda au Bihar indien. Au xiie siècle, un moine du monastère de Nalanda, en pérégrination au nord du Bengale, décrit Paharpur comme « un festin exceptionnel pour les yeux du monde ». La renommée du monastère de Paharpur est attestée dans les sources indiennes, tibétaines et chinoises. Ce site, qui apparaît de nos jours isolé dans la campagne bangladaise, était à l’origine entouré par un important réseau de sites bouddhiques, comme en témoignent la présence, dans un rayon de 40 km, de plusieurs monastères récemment redécouverts : Halud vihāra, Jagdal vihāra, Jagjivanpur, Vasu Bihar et Bihar (Breuil, Gill, 2007). Laissé à l’abandon au moment de la conquête islamique au début du xiiie siècle, le site de Paharpur fut redécouvert au début du xixe siècle par le Britannique Buchanan Hamilton. Les premières fouilles commencèrent en 1923 sous l’égide de l’Archaeological Survey of India et se déroulèrent pendant une dizaine d’années jusqu’en 1934, principalement sous la direction de K. N. Dikshit (Dikshit, 1938). Les fouilles furent accompagnées d’une campagne de restauration de certaines parties du monument. À la suite de la demande du gouvernement du Bangladesh, Paharpur fut classé sur la liste du Patrimoine mondial culturel en 1985, en même temps que la mosquée de Bagerhat (Khalifatabad) datée du xve siècle et située dans le sud-ouest du pays2. Depuis les années 1980, des fouilles de petite superficie sont irrégulièrement menées, par le Département d’Archéologie du Bangladesh, dans la cour et les cellules du monastère.
4Le site se compose d’un monastère principal construit en briques, de plan carré (environ 280 m de côté), composé de 177 cellules de moine ouvrant sur une cour au centre de laquelle est érigé le monument de culte cruciforme (dont la partie préservée mesure encore 22 m de hauteur). Un certain nombre de structures annexes sont bâties dans la cour et à l’extérieur du monastère [Fig.1].
5Les investigations récentes ont confirmé l’existence de quatre états de construction et reconstruction, tant pour le monastère principal que pour le temple central. Elles ont aussi montré l’existence d’une occupation antérieure au monastère sans qu’il soit possible d’en préciser la nature ni la datation exacte.
6À l’origine, le visiteur entrait dans le monastère par un portail monumental situé au nord puis, après avoir dépassé un ensemble de structures votives, il pénétrait dans un vestibule précédant l’escalier imposant du monument central. Organisé autour d’une cella centrale aveugle de forme carrée, entouré par des salles à piliers (mandapa) munies d’antichambres sur les quatre côtés, qui correspondent aux directions cardinales, le monument central forme une sorte de mandapa tridimensionnel. Il s’élève sur trois niveaux de terrasses qui permettent aux fidèles d’accomplir le rituel de la circumambulation sur le pradak ināpatha (chemin) jusqu’au sommet du monument dont la superstructure est perdue. La forme du temple central a été réutilisée et interprétée par la suite dans l’architecture bouddhique au Tibet, et surtout en Asie du Sud-Est, notamment en Birmanie, au Cambodge et à Java.
7La base du monument [Fig.3], aujourd’hui en partie enterrée, est décorée par 63 sculptures en pierre représentant des divinités hindoues réemployées de temples plus anciens et par deux rangées de plaques en terre cuite. Cette intégration d’images de divinités hindoues dans un monument bouddhique peut trouver différentes explications : le goût éclectique du fondateur du temple, Dharmapāla ; la récupération d’éléments décoratifs en pierre, très précieux dans une région dépourvue de ressources lithiques ; l’intégration de divinités hindoues à la périphérie d’un diagramme mystique (mandala) formé par le plan concentrique du temple, etc. La disposition des sculptures autour d’un réservoir rituel à la base du monument indique qu’elles étaient prévues dans le programme initial d’architecture. Deux rangs de plaques en terre cuite décorent la terrasse supérieure ; elles portent des scènes de la vie quotidienne, du folklore local, des êtres fantastiques, des animaux [Fig.4], plus rarement des divinités bouddhistes et hindoues ; quelques scènes sont tirées des grandes épopées indiennes comme le Mahābhārata ou le Rāmāyana et des récits évoquant les vies antérieures du Bouddha. Ces plaques font preuve d’une aisance exceptionnelle dans le modelage des figures, qui transgressent souvent les limites du cadre et sont beaucoup plus libres dans leur expression que les sculptures contemporaines de style Pāla. L’ensemble des frises faisaient partie du décor architectural destiné à ponctuer et à rythmer le parcours du fidèle, sans pour autant se substituer aux images de culte. Le programme iconographique reste difficile à comprendre car, sur les 2 800 plaques de terre cuite inventoriées dans les années 1930, seules 2 000 étaient in situ, une situation qui a encore empiré ces dernières années avec seulement 500 plaques originelles recensées sur le monument. La disposition, de certaines plaques à l’envers ou de travers, a contribué à l’idée que l’ensemble était le résultat de remaniements multiples. Il apparaît toutefois que certaines séquences de plaques portent indubitablement les traces d’une composition basée sur le principe de la répétition du même motif, de l’alternance et de l’opposition qui créent un rythme et un mouvement sous-jacent au mode de narration. Ainsi plusieurs ensembles de plaques représentent, dans un style relevé, des scènes de chasse par la juxtaposition de figures individuelles liées entre elles par une même thématique : animaux sauvages et figures armées. Ce type de narration, destiné à accompagner le mouvement rituel du fidèle, est typique des temples indiens, qu’ils soient bouddhiques ou hindous. Aucune image de culte n’a été trouvée in situ dans les chapelles du temple mais le buste en bronze d’un bouddha colossal (130 cm préservés) découvert dans une cellule du monastère en 1982 a peut-être appartenu au temple central.
[Fig.3] Dégagement du premier niveau du temple central de Paharpur durant les fouilles des années 1930.
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[Fig.4] Plaque de terre cuite portant la représentation d’un singe.
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8Dans le monastère, les bâtiments centraux des ailes est, sud et ouest ont été utilisés comme des lieux saints annexes. Le responsable ou le moine aîné du monastère vivait sans doute dans les cellules à l’est de l’entrée principale, là où un riche mobilier a été retrouvé (monnaies, sceaux, perles, vaisselle en bronze, etc.). Les cellules des moines, ouvertes sur la grande cour centrale, sont alignées à la suite les unes des autres. Chaque cellule a une superficie moyenne de 4,20 m2 et possède une arrière-chambre rectangulaire.
9De nombreuses structures ont été identifiées dans la cour : au milieu des petits sanctuaires et autres stupas votifs, parmi lesquels une réplique du temple central, plusieurs édifices, situés dans la partie sud-est de la cour, sont liés à la vie en commun des moines (cuisine, réfectoire, puits). Un système complexe de drainage a été aménagé sur le monument central et dans l’ensemble de la cour, démontrant l’acuité du problème de la gestion des eaux de ruissellement dès la création du monastère.
10À l’extérieur du monastère sont bâties des structures servant aux ablutions et un ghāt (plusieurs marches) conduit à l’ancien lit d’une rivière. À 270 m plus à l’est, il existe un temple plus tardif, localement connu comme « Satyabir Bhita », qui est mentionné dans une inscription d’un moine de Nalanda au début du xiie siècle. Consacré à la déesse Tārā, il est entouré par 132 structures votives et un mur d’enceinte.
11La densité des structures et la richesse iconographique tendent à montrer que l’organisation du culte à Paharpur était complexe. Le site a été un centre d’attraction et surtout de propagation de la culture indienne et bouddhiste vers le Tibet et l’Asie du Sud-Est.
12Dès sa mise au jour dans les années 1930, le site de Paharpur, et en particulier le monument de culte central, a été confronté à de cruciaux problèmes de conservation liés aux très fortes pluies de mousson de cette région et à la remontée induite de la nappe phréatique. À l’issue de la fouille, pour que l’édifice soit stabilisé, le soubassement et le niveau inférieur de la cour environnant le monument ont été enterrés, sans la mise en place d’un drainage adéquat.
13Soixante années d’exposition à des précipitations très importantes ont continué de fragiliser le monument. La surface des briques et les plaques de terre cuite ont été affectées par l’attaque de sulfate, la présence de sels dans l’eauet le développement de mousses. À cet environnement climatique défavorable se sont ajoutés les dommages liés à une mauvaise gestion du site, qui a conduit en particulier à un vandalisme répété des vestiges et à plusieurs vols de plaques décoratives en terre cuite.
14Pour pallier ces dégradations, le département de l’Archéologie du Bangladesh, avec l’appui technique et financier de l’Unesco, a entrepris pendant des années un certain nombre de travaux visant à trouver des solutions pour le drainageet la préservation du monument.
15Mais les travaux de restauration du monument, débutés en 1991 et terminés en 2002, ont eu des conséquences désastreuses, à un degré tel que le comité annuel du Centre du Patrimoine mondial de l’Unesco, réuni en juin 2002, a dépêché une mission d’expertise (R. Engelheart, J.-Y. Breuil et S. Gill) afin de mesurer l’état de dégradation du site et de proposer d’éventuelles mesures d’amélioration. De fait, conduite par des ingénieurs peu soucieux de la réalité historique, la « restauration » a quasi-entièrement reconstruit le monument en brique avec du matériau neuf, en gommant toutes les « anomalies » architecturales et a remplacé les plaques de terre cuite originelles par de prétendues « répliques », imitations lointaines des plaques de style Pāla, effectuées par des artisans locaux. Au cours de ces travaux, beaucoup d’éléments architecturaux d’origine et des plaques de terre cuite ont été endommagés ou perdus. Les transformations dues à ces travaux de restauration ont sérieusement altéré et changé le degré d’authenticité et d’intégrité du monument, à un point tel qu’il est devenu difficile, pour les historiens et pour le public, de « lire » la forme et la fonction originelles du monument et de comprendre son histoire archéologique.
16Face à cette situation, et pour rendre au site de Paharpur une certaine authenticité, les premières recommandations ont été :
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la mise en œuvre d’un moratoire, c’est-à-dire un arrêt total des travaux de restauration ;
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la mise en place d’un inventaire systématique de toutes les plaques de terre cuite décoratives conservées dans les réserves du musée et celles encore in situ, avec l’objectif d’éditer un catalogue complet ;
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une amélioration du système de surveillance et d’information du site ;
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une étude du drainage pendant une année, par un hydrologue, en étroite collaboration avec un archéologue.
17Par ailleurs, un travail d’exploitation d’anciennes photographies du site a été engagé. Un ensemble remarquable de 1 700 photographies documente en effet chaque étape de la découverte du site jusqu’à sa première restauration, dans les années 1920-30. Quinze pour cent seulement de cette documentation fut publiée en 1938 dans la monographie du site par K. N. Dikshit. De fait, ces plaques de verre, numérisées grâce à l’ambassade de France au Bangladesh et documentées par l’équipe archéologique française de Mahasthan (nord-ouest du Bangladesh), constituent un outil indispensable à la compréhension du site (Breuil, Gill, 2005).
18Une seconde mission, en février 2003, a permis le suivi des recommandations, la planification de formations techniques et l’organisation d’un séminaire de travail international. Celui-ci portait sur « l’élaboration d’une stratégie de recherche archéologique pour le site de Paharpur et ses environs » et s’est tenu en mars 2004 à Dhaka. Rassemblant 70 spécialistes, il a permis de rappeler le contexte et la valeur historique du site, d’appréhender Paharpur dans ses différentes composantes, environnementale, économique, technique, touristique, religieuse, scientifique, et de définir les priorités pour améliorer la gestion du site et la conservation du monument et des mobiliers. À la fin de l’année 2004, deux formations conduites par A. Prieur (Cnrs, Lyon) et K. K. Jaïn (National Research Laboratory for Conservation of Cultural Property, Lucknow, Inde) et adressées en particulier à l’ensemble des personnels du site ont été consacrées à la gestion, la manipulation, le stockage, le nettoyage et la conservation des plaques de terre cuite. Une base de données sur ces plaques a été créée à l’issue de ces formations.
19L’authenticité du monument de culte n’a pas été restaurée et la lecture historique du site demeure problématique. De nos jours, le visiteur a une vision erronée et très simpliste de Paharpur : le monument se dresse dans une cour quasiment vide ; il a l’aspect d’une construction neuve où aucune phase de reconstruction et de réaménagement n’apparaît ; toutes les aspérités de l’histoire ont été gommées. Les pseudo-répliques ne reflètent aucunement le style original des plaques figuratives. Les frises de terre cuite sur la base du monument, originellement à hauteur des yeux, se situent au niveau du sol ; les sculptures en pierre du soubassement sont soit exposées dans le musée du site, soit encore enfouies in situ. La perception du site est également faussée par l’entrée actuelle du monastère à l’est (plutôt qu’au nord) et par l’ensemble de constructions modernes entre le monastère et le temple de Tārā. Ces deux principaux monuments du site, en lien l’un avec l’autre, semblent indépendants dans la configuration actuelle.
20L’exposition d’un tel site à un niveau international, loin de l’effet protecteur escompté, a accéléré dans un premier temps som processus de dégradation (pillage, restauration grossière). Cependant les diverses missions ont permis d’amorcer un lent processus d’amélioration dans la gestion du site, en particulier dans l’attention portée aux plaques figuratives, véritable trésor dans l’art de la terre cuite du Bengale. Elles ont permis de fédérer l’ensemble des acteurs autour d’une stratégie commune combinant conservation, recherche archéologique et gestion. Enfin, la numérisation des plaques de verre et l’exploitation scientifique de ces anciennes photographies constituent une sauvegarde patrimoniale et un sauvetage de l’information exemplaires ; ce recours aux sources anciennes est devenu indispensable pour comprendre le site de Paharpur et restituer en partie son authenticité archéologique.