Guilaine J, 2011 : Archéologie, science humaine. Entretiens avec Anne Lehoërff, Paris, Actes Sud/Errance.
Épilogue
Résumés
Cette contribution est une réflexion personnelle sur le proche devenir de l’archéologie française. L’auteur y développe quelques thèmes qui lui sont chers : maintien de l’unité de la discipline au-delà des spécialités chronologiques ou thématiques, décloisonnement entre les institutions, complémentarité des fouilles préventives et des fouilles programmées, implantation de pôles scientifiques forts à ambitions internationales ou nationales, nécessité de renforcer l’enseignement universitaire. L’archéologie est une discipline à vocation universelle, engagée dans la construction d’une histoire de l’humanité. Deux risques la menacent : une perte d’influence en liaison avec une récession économique ou, à l’inverse, une forme de marchandisation. L’archéologie est aussi un combat pour préserver un bien commun contre toute forme d’annexion politique, économique, idéologique.
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archéologie préventiveKeywords:
preventive archaeologyPalabras claves:
arqueología preventivaTexte intégral
1On ne peut réfléchir sur l’archéologie française à venir sans jeter un coup d’œil dans le rétroviseur et mesurer le chemin parcouru au cours du demi-siècle écoulé. Car ce demi-siècle fut essentiel en ce sens qu’il a sorti la discipline de ce qui était souvent un sympathique amateurisme pour lui donner des structures, des moyens, une législation qui, bien que perfectibles, l’ont installée dans un espace identitaire socialement reconnu. Certes, de Mérimée à Carcopino, il y eut des prises de conscience suivies de décisions louables. Ainsi de la création des grandes Écoles à l’étranger avec leurs chantiers prestigieux. De même Napoléon III conçut-il à Saint-Germain-en-Laye le Musée des Antiquités Nationales. Mais il fallut, après la seconde guerre mondiale que, coup sur coup, le CNRS invente un corps de chercheurs à temps plein, que le ministère de la Culture développe dans l’hexagone et outre-mer un service compétent gérant la totalité des opérations archéologiques, que le ministère des Affaires étrangères élargisse considérablement le cadre géographique de ses missions, pour que notre archéologie gagne la bataille de la professionnalisation.
2C’est ce franchissement, qualitatif et quantitatif – souhaitons-le irréversible –, qui lui a ouvert les portes de l’âge adulte. Dans le même temps, restait une ombre au tableau : l’archéologie préventive, longtemps ignorée, mais devenue peu à peu incontournable dans un contexte de profond remodelage de notre environnement rural et urbain. La création d’un Institut national et une législation adaptée sont venues à bout de cette lacune.
3Ayant vécu en acteur engagé cette série de mutations, je mesure mieux le chemin parcouru au cours des cinq ou six dernières décennies. Ne croyons pas pour autant que ces avancées furent faciles. Nullement. Elles furent peu à peu gagnées au prix de luttes, de rapports, de grèves, de débats sans fin et ceci sur tous les fronts : dans les commissions et les ministères, dans les universités, en région comme à Paris, dans les laboratoires comme dans la rue. Le scrutateur de l’archéologie française aujourd’hui a certainement du mal à prendre la mesure de ces longs combats, à quelque niveau qu’ils se situèrent, faits de victoires et d’échecs, d’espoirs et de rebuffades, de gains sensibles remis en cause dès le lendemain. La discipline s’est forgée dans d’interminables négociations avec les politiques, les administrations ministérielles, les élus des collectivités territoriales, les responsables universitaires, les aménageurs, sans parler de la confrontation au sein même de la communauté intellectuelle, pour lui faire la place qu’elle méritait, certains freinant parfois son émancipation.
4Avant de livrer quelques réflexions sur l’archéologie de demain, il m’a semblé utile de rappeler cette trajectoire, ne serait-ce qu’en mémoire des acteurs disparus mais aussi de tous ceux qui, un jour ou l’autre dans leur vie, ont rêvé d’être archéologues mais qui ont vu leur espoir déçu parce que la discipline n’avait pas acquis la « surface » nécessaire pour leur faire une place.
5Quelques pistes à présent. D’abord pour réaffirmer qu’au-delà des cloisons chronologiques ou thématiques, l’archéologie est une et qu’elle doit le rester. Son salut passe par son unité quel que soit le degré de spécialisation de ses agents : micro-morphologue, informaticien, anthropobiologiste, homme de terrain sur terre ou sous l’eau, enseignant, etc., tous ont la même quête de l’homme à partir de bribes matérielles échappées à l’érosion du temps. C’est ce commun dénominateur qui est gage d’identité et qui a permis à l’archéologie, tout en restant une discipline historique et anthropologique, de se libérer de tutelles qui la maintenaient dans un « auxiliariat » éprouvant.
6Cette unité revendiquée doit précisément lui faire poursuivre le décloisonnement entre les institutions qui la corsètent : un renforcement des passerelles entre chercheurs du CNRS, universitaires, agents des fouilles préventives, administratifs de la Culture, conservateurs du patrimoine est plus que nécessaire. La traversée de toutes ces frontières ne peut que profiter à ceux qui les franchissent. J’ai moi-même été chercheur, professeur, inspecteur de l’archéologie, conservateur de musée et ne regrette pas d’avoir assumé ces diverses fonctions. Toutes m’ont enrichi, à leur façon, et m’ont appris à mieux connaître les besoins humains et matériels ainsi que les problèmes plus catégoriels. Une telle osmose doit également inspirer les problématiques scientifiques. Je souhaite par exemple que soit atténuée la dichotomie actuelle entre fouilles préventives et fouilles programmées. Toutes deux sont complémentaires et non concurrentielles : chacune livre ce que l’autre ne peut apporter et le gain est global. On doit corriger le dénivelé des moyens dont peuvent souffrir certaines fouilles programmées, enrayer le « spleen » du chercheur de qualité, démoralisé par la faiblesse des crédits mis à sa disposition et tenté de se réfugier dans une recherche purement spéculative.
7Je garde aussi foi dans des laboratoires spécialisés, lieux de rencontre et de collaboration entre archéologues de toutes origines institutionnelles. On se trouve ici au croisement de deux archéologies. L’une a des ambitions internationales autour de sujets de portée globalisante (par exemple, les origines de l’homme, la néolithisation, les grandes civilisations) et relève plutôt du ministère des Affaires étrangères et du CNRS. La France ne peut se tenir à l’écart de tels projets. C’est son honneur que d’en être partie prenante. Dans ce concert précis, les grosses Umr d’aujourd’hui ne seront aptes à jouer leur rôle de locomotive que si elles intègrent en leur sein des équipes dynamiques, de très haut niveau et aux problématiques ciblées. Par contre, regrouper dans des unités des chercheurs poursuivant différents objets n’a pas grand sens, en dehors de celui d’une mutualisation de moyens élémentaires. La spécialisation est galopante, les thématiques de plus en plus pointues. La recherche française ne tirera son épingle du jeu qu’en regroupant ses propres forces autour de quelques pôles forts. Cette archéologie suppose l’insertion dans des programmes européens, voire plus larges. Si les gouvernants peinent à faire éclore une Europe politique, c’est aux intellectuels, et notamment aux archéologues, de montrer le chemin et de les précéder dans cette dynamique.
8Mais il est aussi une autre archéologie aux problématiques plus régionales. Son ambition n’est pas moindre et les fouilles qui la concernent finissent souvent, à partir de l’accumulation des données et quelquefois de découvertes plus spectaculaires, par modifier entièrement l’état des connaissances sur un sujet précis. Et cette archéologie-là – nommons la « nationale » – nécessite un maillage le plus serré possible d’intervenants sur le terrain. C’est elle qui est en prise directe avec le sauvetage des archives du sol, avec la protection du patrimoine enfoui, peut-être celle qui nécessite le plus fort militantisme face aux réticences, aux embûches de tous ordres. Au reste, cette archéologie est tout aussi pourvoyeuse de connaissances que la précédente et reste incontournable sur des sujets supra-nationaux essentiels (par exemple : le peuplement de l’Europe, le monde celtique, la civilisation romaine, la société féodale). Par-delà son côté patrimonial, sa portée est aussi internationale dès lors qu’on en intègre les résultats à plus haut niveau. Car, je le répète, l’archéologie est une et tout est affaire de focale.
9L’archéologie a et aura toujours besoin de maîtres. Sans formation universitaire solide, sans un recyclage permanent des approches, l’archéologue risque d’autant plus la sclérose que les techniques vont vite. Or le plus grand plaisir du chercheur est de pouvoir naviguer du terrain, de l’observation, de la découverte et de sa description à l’intégration conceptuelle de ses résultats, à l’élaboration de thèses renouvelées. En un mot, de la pratique à la théorie et vice-versa. C’est cette incessante navette entre le particulier et le général, le concret et l’immatériel qui fait le miel de la discipline. L’archéologue « complet » est celui qui sait manier avec brio ces deux facettes dans une symbiose du descriptif et du spéculatif. Il lui faut pour cela recevoir à l’amont un enseignement à la hauteur des enjeux et le plus diversifié possible. L’archéologie doit disposer de toute la place qu’elle mérite dans l’université ou les grands établissements.
10Avec le village mondial qui s’ébauche toujours davantage, l’archéologie, comme l’histoire, doit prendre conscience qu’elle est une discipline à vocation universelle, que son objectif est in fine celui d’une histoire commune de l’humanité quelle que soit, à l’échelle des cinq continents, la diversité des trajectoires ou des expressions culturelles. L’archéologue doit se concevoir lui-même comme une sorte d’ouvrier de la connaissance d’un passé humain globalisé. Son combat est aussi de s’élever contre toute manipulation du savoir par les forces politiques, contre les puissances économiques qui altèrent le patrimoine, contre les idéologies que la culture gêne. Le pillage des musées de Bagdad ou du Caire, le canonnage des bouddhas de Bamiyan sont quelques tristes exemples de ces agressions. Porteuse d’une philosophie humaniste partagée, l’archéologie n’a d’avenir que dans l’union de ses serviteurs. C’est pourquoi je regrette la scission entre l’Union Internationale des Sciences Préhistoriques et Protohistoriques et le World Archaeological Congress : cette césure devra bien être recousue un jour. « Archéologues de tous les pays, unissez-vous ! ».
11Nous vivons dans un monde incertain, fragile, économiquement et socialement, où le goût de la connaissance perd pied devant la rentabilité, l’argent, le superficiel, c’est-à-dire des forces d’oppression, de domination économique, d’inégalités, de vulgarité. Et l’archéologie de demain court deux risques. D’abord celui de récessions périodiques qui pourraient la rendre vulnérable en l’empêchant d’exercer correctement ses missions. À elle de convaincre : science de la mémoire des hommes, gage de tolérance et de respect des cultures, elle participe pleinement d’une quête de l’esprit et demeure incontournable si l’on veut tirer la société « vers le haut ».
12Autre risque, lié celui-ci à une conjoncture économique favorable : celui d’une perversion mercantile de l’archéologie. Arme de savoir et d’émancipation des sociétés, elle doit éviter de devenir une denrée exploitée par les profiteurs d’un marché potentiellement lucratif et qui la dévoieront vers des chemins où le « mystère », ou autres fantaisies, tiendront lieu de connaissance objective et recréeront de l’obscurantisme. Cette archéologie déviante, « marchandisée », trouve son symétrique dans le pillage de sites entretenu par des trafiquants au service de collectionneurs félons, uniquement intéressés par la thésaurisation de « richesses » personnelles. Or le vestige archéologique doit prendre exactement le chemin contraire de cette trajectoire égoïste : il est le témoin, fut-il modeste, d’un patrimoine commun à l’humanité. En ce sens il est inaliénable et le bien de tous.
13L’archéologie est une discipline en expansion. Son champ ne cesse de croître, ses approches de se diversifier. Un problème est-il supposé résolu que d’autres questionnements émergent et ce que nous croyons connaître n’est jamais qu’un moment dans l’histoire de la recherche. La fouille, la découverte, si exaltantes soient-elles, ne sont que des passerelles dans la constitution d’un savoir toujours repensé. C’est pourquoi l’archéologie ne peut être dissociée des autres sciences qui revisitent en permanence le passé et le présent pour en renouveler le sens, le message. L’homme change dans sa tête, dans son imaginaire comme dans l’appréhension du matériel, du sensible. L’histoire se refonde sans cesse. C’est pourquoi l’archéologie est appelée à modifier périodiquement ses interrogations, à envisager son objet sous d’autres perspectives. Je demeure assez optimiste pour la discipline à condition que ses acteurs puissent œuvrer dans une pleine liberté intellectuelle, loin de toute contrainte matérielle ou idéologique (Guilaine, 2011).
Pour citer cet article
Référence papier
Jean Guilaine, « Épilogue », Archéopages, Hors-série 3 | 2012, 201-203.
Référence électronique
Jean Guilaine, « Épilogue », Archéopages [En ligne], Hors-série 3 | 2012, mis en ligne le 01 décembre 2016, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/730 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/archeopages.730
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