- 1 Nous faisons bien évidemment abstraction des découvertes. À ce titre, l’exemple de la découverte, a (...)
- 2 Surtout, de par ses fonctions (Conservateur en chef du patrimoine, chargé de mission pour le patrim (...)
- 3 La question des tombes et des cimetières, avec les prescriptions religieuses, sera traitée ci-après
1Si aujourd’hui, notamment depuis un colloque récent sur l’état de la question en Europe (Salmona, Sigal, 2011), l’apport de l’Inrap, dans la continuité de l’Afan, n’est plus à démontrer, la rencontre des archéologues modernes avec les vestiges du judaïsme avait pourtant (très) mal commencé1 avec la découverte accidentelle d’un bâtiment juif dans le palais de justice de Rouen, au mois d’août 1976. Récemment, on doit à Max Polonovski d’en avoir relaté les détails, rappelé le contexte sans oublier les différentes polémiques et les derniers rebondissements (Polonovski, 2011)2. Nous n’y reviendrons pas, mais celle-ci met en exergue un des problèmes relatif à l’archéologie des vestiges du judaïsme, à savoir la nature essentiellement urbaine des communautés juives du Moyen Âge, là où l’archéologie (préventive, mais même programmée) a du mal à s’imposer3.
- 4 Exceptions faites, au sein même de la communauté juive (mais pas uniquement), où de nombreuses publ (...)
2« La manière fortuite dont fut découvert cet édifice médiéval, écrit Max Polonovski, le niveau inexistant de l’archéologie régionale, qui ne pouvait à l’époque tenir tête à une administration des Monuments Historiques elle-même incapable de comprendre l’intérêt d’une fouille scientifique, la méconnaissance de l’histoire de la présence juive à l’époque médiévale, sont les principaux facteurs qui ne pouvait manquer de créer un terrain favorable au développement des conflits » (Polonovski, 2011, p. 35). En effet, l’essentiel des connaissances sur les communautés juives, avec les travaux de Bernhard Blumenkranz (1980) ou de Gérard Nahon (1986), était livresque et ces problématiques sont restées ignorées de la plupart des travaux des historiens4. Il semble que l’archéologie du judaïsme a plus bénéficié de l’essor de l’archéologie préventive que du développement de l’archéologie médiévale, à partir des années 1980. L’archéologie des vestiges du judaïsme est en effet absente du bilan récent sur les Trente ans d’archéologie médiévale en France. Un bilan pour un avenir (Chapelot, 2010). Les centres urbains n’étant pas épargnés par une politique de la ville entraînant destructions et restructurations permanentes, les vestiges archéologiques du judaïsme ne pouvaient être épargnés, d’autant plus que beaucoup de ces lieux n’avaient plus leur place dans la mémoire collective. « Le nombre de fouille (près de trois cents par an), écrit Paul Salmona, rendait en effet statistiquement inévitable la découverte de vestiges du judaïsme. Ce qui n’était pas perceptible dans le modeste volume d’activité archéologique de l’après-guerre constitue désormais un signal faible mais régulier dans la masse des données collectées depuis les années 1990 » (Salmona, 2011, p. 12).
3Nous faisons bien évidemment nôtre ce bilan, l’une des forces de l’Inrap étant de couvrir tous les milieux sur l’ensemble du territoire national. Mais cette situation des archéologues de l’Inrap dans ce domaine de recherche ne s’explique pas seulement par un simple constat statistique, quand bien même ils ont indéniablement profité du contexte favorable à l’archéologie préventive. Hormis la problématique des pratiques funéraires, d’autant plus intéressante à développer qu’elle ne peut l’être qu’en parallèle à l’étude des cimetières chrétiens contemporains (en ce sens, il n’existe pas une archéologie juive), les études récentes d’archéologie préventive permettent d’appréhender l’ensemble des aspects de la vie quotidienne des communautés juives. Le positionnement de l’Inrap sur cette thématique de recherche est en premier lieu à mettre sur le compte d’archéologues aux compétences multiples, le plus souvent habitués à travailler avec d’autres partenaires institutionnels. Ainsi, aux côtés de fouilles archéologiques, trouve-t-on aussi, parmi les dernières recherches, des études d’archéologie du bâti. C’est ainsi le cas de Claude de Mecquenem (Inrap, Umr 8584 « Nouvelle Gallia Judaïca »), avec la salle de prière de Lagny-sur-Marne (Huser, Mecquenem, 2009 ; Mecquenem, 2011), d’Astrid Huser (Inrap, Umr 5140 « Archéologie des sociétés méditerranéennes ») avec l’ensemble cultuel de Montpellier (Huser, Mecquenem, 2009) ou de Nathalie Molina (Inrap, Umr 6572 « Laboratoire d’archéologie médiévale méditerranéenne ») et Robert Thernot (Inrap, Umr 5140 « Archéologie des sociétés méditerranéennes »), qui ont procédé à l’étude d’archéologie du bâti de la carreria judaica et de la « synagogue » de Trets (Molina, Thernot, 2011). Aussi, voire surtout, ces études ont été réalisées par des agents que rien ne prédisposait à étudier de tels vestiges, tant il est vrai que ce pan de la civilisation médiévale n’a pas pénétré le cursus classique de l’archéologie à l’université. L’absence de connaissances spécifiques quant aux vestiges archéologiques du judaïsme, en particulier du point de vue linguistique – ce qui a son importance pour certaines sources, dont les stèles funéraires – aurait donc pu apparaître comme un handicap. Il n’en est rien, bien au contraire. Les sites ont en effet été appréhendés sans préjugés, au même titre que les sites archéologiques recelant d’autres types de vestiges. À ce titre, les vestiges de l’ancien ghetto de Metz, mis en évidence par Claire Decomps (Service de l’Inventaire régional de Lorraine) et Lonny Bourada (Inrap) (Decomps, Bourada, 2011) ou l’interrogation quant à la découverte d’une école talmudique à Orléans par Thierry Massat (Inrap) (Massat, 2011) sont le fruit d’une approche méthodique, raisonnée, les moyens engagés et les résultats obtenus répondant à une problématique prédéfinie. Elles ont généralement mis en œuvre différentes disciplines, permettant les comparaisons avec des sites contemporains.
4Pour toutes ces raisons, on l’a vu, les archéologues de l’Inrap, aux côté des spécialistes des autres institutions, ont indubitablement marqué le paysage de la recherche archéologique sur le judaïsme ces dernières années. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne l’étude des pratiques funéraires et des cimetières juifs.
5Selon l’inventaire effectué par Gérard Nahon et l’équipe de la Gallia Judaïca5 à partir de la documentation écrite (Blumenkrantz, 1980, p. 307-387 ; Nahon, 1980a, p. 73-94), un minimum de 109 localités françaises auraient possédé au moins un cimetière juif à la période médiévale [Fig.1]. Les sources d’archives précisent que quelques-unes de ces localités, abritaient même plusieurs espaces funéraires ayant pu fonctionner de façon concomitante. Il semble que sur l’ensemble de ces lieux, moins d’une vingtaine aient livré des vestiges qui sont constitués essentiellement de stèles ou de dalles épigraphiées (Nahon, 1980a, p. 74 ; id., 1980b).À notre connaissance, seuls trois cimetières juifs médiévaux ont fait l’objet d’interventions archéologiques préventives depuis ces 40 dernières années en France et celles-ci ont été partielles et très incomplètes.
[Fig.1] Carte de répartition des cimetières juifs.
1. Agde
2. Angoulême
3. Aix-en-Provence
4. Apt
5. Arles
6. Auxerre
7. Avignon
8. Bage
9. Bar-le-Duc
10. Beaucaire
11. Bédarrides
12. Besançon
13. Beziers
14. Blois
15. Bordeaux
16. Bourges
17. Bracon
18. Bray-sur-Seine
19. Brie-Comte-Robert
20. Buis-les-Baronnies
21. Caen
22. Carcassonne
23. Carpentras
24. Cavaillon
25. Ceret
26. Chabeuil
27. Châlon-sur-Saône
28. Châlons-en-Champagne
29. Châteauroux
30. Clermont-Ferrand
31. Clermont-l’Hérault
32. Colmar
33. Dijon
34. Draguignan
35. Elne
36. Ennezat
37. Haguenau
38. Ille-sur-Tet
39. L’Isle-sur-Sorgue
40. Lacoste
41. Lambesc
42. Lançon-Provence
43. Laxou
44. Lombard-les-Arlay
45. Lons-le-Saunier
46. Loudun
47. Lunet
48. Lyon
49. Macon
50. Malaucène
51. Manosque
52. Le Mans
53. Mantes-la-Jolie
54. Marseille
55. Marvejols
56. Mayenne
57. Meaux
58. Metz
59. Millau
60. Montbéliard
61. Montbozon
62. Montélimar
63. Monjezieu
64. Montpellier
65. Mont-sous-Vaudrey
66. Nancy
67. Nantes
68. Narbonne
69. Nice
70. Nîmes
71. Niort
72. Nyons
73. Orange
74. Orléans
75. Paris
76. Pernes-les-Fontaines
77. Perpignan
78. Pertuis
79. Poitiers
80. Pont-de-Veyle
81. Provins
82. Reims
83. La Réole
84. Rodez
85. Rosenwiller
86. Rouen
87. Saint-Félix-de-Lodez
88. Saint-Igneuc
89. Saint-Maximin-
la-Sainte-Baume
90. Saint-Pierre-le-Vieux
91. Saint-Rémy-de-Provence
92. Saint-Riquier
93. Salon-de-Provence
94. Sens
95. Serres
96. Serves-sur-Rhône
97. Soisson
98. Strasbourg
99. Tarascon
100. Le Thor
101. Toulon
102. Tours
103. Trets
104. Trévoux
105.Troyes
106. Vienne
107. Villefort
108. Villeveyrac
109. Viviers
Ph. Blanchard, Inrap (d’après Blumenkrantz, 1980, p. 307-387)
6Le « Champ des Juifs », situé immédiatement à l’extérieur de l’enceinte médiévale d’Ennezat, a fait l’objet de trois diagnostics, entre 1992 et 2003, représentant environ 10 % de la surface totale (1 hectare). On peut distinguer trois types de structures : un groupe de sépultures, peu denses, dont 20 ont été fouillées, contenant des individus des deux sexes et d’âges variés : un immature, deux sujets d’environ 15 ans et des adultes (30 à 45 ans essentiellement). Les corps sont en decubitus dorsal ; les membres supérieurs sont généralement repliés sur le corps ; les inhumations sont pratiquées en cercueil ou en pleine terre avec ou sans linceul. Un autre ensemble de sépultures, très dense (140 fosses d’inhumation) a été repéré (pour un total estimé à 700, et une seule fouillée) ; et le site recèle enfin un ensemble de structures fossoyées non sépulcrales de dimensions diverses. Les fosses d’inhumations, bien que très proches, ne se recoupent pratiquement jamais (sauf dans un cas de tombe de « groupe »), reflétant un plan ordonné et probablement maîtrisé du cimetière. Elles sont orientées est-ouest. Le mobilier donne une datation centrée sur les xiiie et xive siècles.
7Dans le cadre d’un projet immobilier en 1994, 5 sondages ont révélé un espace funéraire médiéval au nord de la cité épiscopale de Châlons-en-Champagne, dans un quartier en pleine expansion au xiie s (Verbrugghe, 1994). Au moins 20 fosses sépulcrales ont été reconnues dans 3 sondages (environ 25 m²) ; 6 ont fait l’objet d’une fouille. Un sondage révéla 2 enfants et 1 (jeune ?) adulte ; une superposition a été observée dans un secteur dense comprenant des adultes en cercueil, dont un cloué. Les données historiques ont ensuite permis d’identifier cet espace organisé comme la partie nord du cimetière juif cité en 1261. Après la confiscation de leurs biens aux juifs, l’évêque leur loue en 1320 l’usage du cimetière, après en avoir obtenu la donation par le roi en 1314 ; en 1445, la parcelle est dite « le jardin des Juifs ».
8En 1997, à Châteauroux, un projet d’immeuble résidentiel à l’emplacement de l’ancien cimetière juif médiéval a été précédé d’un diagnostic et a fait l’objet d’une fouille restreinte sur un espace de 12 m² uniquement (Blanchard, Georges, 2011, p. 301-313). Les restes osseux de 10 individus ont été retrouvés et ont pu faire l’objet d’une étude anthropologique. Cette dernière a mis en évidence que les défunts ne dépassaient pas l’âge de 8 ans et avaient tous été inhumés en cercueil de bois cloué. La présence exclusive d’immatures dans la partie sud de cette parcelle extra muros au Moyen Âge suggérait un très probable regroupement des enfants dans un espace qui leur était spécifiquement réservé. Une datation radiocarbone a permis de confirmer une utilisation dans la seconde moitié du xiiie s.
9Les données relatives aux cimetières juifs français sont donc extrêmement ténues d’un point de vue strictement archéologique. Heureusement, des sites funéraires de la communauté juive ont également été mis au jour récemment dans plusieurs pays européens. Ainsi, à York (Angleterre), 482 sépultures de l’ancien cimetière juif ont pu être fouillées dans les années 1980 et ont révélé une utilisation comprise entre la fin du xiie et la fin du xiiie s. (Lilley et al., 1994). De la même façon à Prague, 382 fosses ont été identifiées pour un espace funéraire qui fonctionne, selon les textes, entre 1254 et 1478 (Wallisova, 2011). Enfin, c’est en Espagne que nous disposons du plus grand nombre de sites. En effet, outre la fouille de Montjuich à Barcelone, avec 171 tombes utilisées du xie s. à 1391 (Duran Sanpere, Vallicrosa, 1947), ce sont surtout les fouilles récentes des cimetières de Lucena (Riquelme Cantal, Botella Ortega, 2011), Tarrega (Colet et al. 2011), Tolède (Ruiz Taboada 2011) et Séville (Romo Salas et al. 2001) qui renouvellent considérablement nos données avec, respectivement, 346, 161, 107 et près de 300 structures funéraires mises au jour pour une période chronologique comprise entre la fin du xe s. et le xve s.
10La fouille de ces espaces funéraires propres à des communautés juives disséminées en Europe a permis de renouveler considérablement nos connaissances en raison du nombre de structure appréhendées et surtout des surfaces d’intervention beaucoup plus importantes que celles des fouilles ou diagnostics pratiqués en France. Ces nombreuses données offrent des perspectives de recherche intéressantes sur un axe peu exploité jusqu’à présent par les historiens et archéologues : celui des pratiques funéraires de ces communautés juives. Le principal intérêt d’une synthèse dans ce domaine se rapporte à l’observation des différences avec les cimetières et le rituel funéraire des chrétiens à la même époque. La mise en évidence de spécificités pour la sépulture d’un membre de la communauté hébraïque, sans évacuer la difficulté d’identification liée à une éventuelle volonté d’« intégration » durant certaines périodes, donnerait aux archéologues des indices pour l’identification et la caractérisation de ces espaces funéraires juifs. De la même façon, il serait intéressant d’étudier les éventuelles influences sur les pratiques funéraires, au sein même de la communauté juive, du rattachement à l’aire culturelle séfarade ou ashkénaze. La réalisation d’une première synthèse sur le rituel mis en place pour l’inhumation des juifs durant la période médiévale est un enjeu important pour déterminer si les pratiques funéraires répondent à des critères édictés strictement par les autorités rabbiniques et/ou le Talmud ou si, comme l’écrit Max Polonovski (2011, p. 38), comme toutes les normes, une adaptation aux coutumes locales a du être réalisée.
11Selon les nombreux exemples archéologiques, et en accord avec les sources textuelles, le cimetière juif possède une situation extra-muros. Cette position en périphérie de la ville médiévale ne trahit pas l’exclusion d’une communauté mais plutôt la recherche d’un terrain vierge de toute contamination, la notion de pureté étant essentielle dans le rituel funéraire juif. Dans plusieurs cas, il semble qu’une situation en altitude ait été recherchée comme pour les cimetières de Montjuich à Barcelone, de Tarrega ou de Lucena qui sont placés sur les versants d’une colline ou sur un promontoire.
12La matérialisation des limites des espaces funéraires semble être un trait constant. Elle peut prendre la forme de fossés, de murs ou même de haies.
13Des bâtiments semblent avoir parfois figurés au sein même des cimetières juifs et correspondraient soit à la maison du gardien, soit au bâtiment abritant le bain rituel, lieu nécessaire afin de préparer le corps des défunts avant l’inhumation. Ce type de vestiges pourrait avoir été reconnu sur le site d’Ennezat où deux grands creusements ont été identifiés et pourrait se rapporter à des bâtiments excavés ou semi-enterrés (Parent, 2011, p. 242) ayant pu accueillir cette fonction.
14La préparation du corps après un décès est une phase qui, bien évidemment, reste très difficile à percevoir d’un point de vue archéologique. Toutefois, des restes de coiffe composée de galons dorés ont été mis en évidence dans plusieurs tombes du cimetière juif de Barcelone ainsi que dans une fosse de celui de Prague.
15En revanche, le type de dépôt semble beaucoup mieux appréhendé lors des interventions archéologiques. Ainsi, l’inhumation en fosse individuelle semble être l’usage habituel bien que quelques sépultures multiples ont parfois été reconnues sur certains sites comme à Prague, York ou Tarrega [Fig.2]. Le mode d’inhumation a été, quant à lui, généralement bien identifié, avec trois types distincts : le cercueil de bois cloué (Barcelone, Tarrega, Séville, Ennezat, Châlons-en-Champagne, York et Prague), le creusement anthropomorphe avec couverture de bois ou de pierres (Lucena, Barcelone et Prague) et le surcreusement d’une niche latérale en fond de fosse avec une fermeture de dalles disposées de façon plus ou moins verticales (Barcelone et Lucena). Certains de ces types sont utilisés de façon majoritaire comme à York, où 90 % des défunts ont été inhumés en cercueil de bois, mais d’autres sites, tel Lucena, ont révélé la présence de plusieurs modes qui pourraient coexister.
[Fig.2] Vue de la sépulture multiple n° 164 avec son minimum de 25 individus et relative au pogrom de 1348 à Tarrega (Espagne).
Colet et al., 2009, p. 118
- 6 Notamment Châlons-en-Champagne et Châteauroux mais aussi York.
16L’utilisation du linceul n’est pas systématique, mais la présence de quelques artéfacts (épingles, chevilles en corne) pourrait s’y rapporter (Ennezat, York et Tarrega). Les orientations des fosses de sépultures ne semblent pas différer de celles observées traditionnellement dans les cimetières chrétiens. Elles sont majoritairement est-ouest mais un exemple de fosses approximativement nord-sud a aussi été observé (York). Dans l’ensemble6, les corps sont disposés en position allongée, sur le dos, membres inférieurs en extension et mains quasiment exclusivement en position basse c’est- à-dire le long du corps ou reposant sur le pubis, soit une disposition proche de celle des chrétiens qui adoptent toutefois beaucoup plus fréquemment des positions hautes (sur la poitrine).
17Si l’ensemble des pratiques précédemment énoncées ne se distinguent que très peu de celles observées dans les cimetières chrétiens médiévaux, des différences plus nettes semblent se dessiner quant à la gestion de l’espace funéraire. En effet, les nombreux sites appréhendés par l’archéologie ont tous révélé une gestion et une rationalisation de l’espace sépulcral poussées à l’extrême. Les tombes sont généralement disposées en rangées (plus ou moins bien ordonnées) sur les sites d’Ennezat, de Barcelone, de Tolède, de Séville, de Tarrega, de York et de Prague. À Tolède on observe des regroupements de tombes au sein d’espaces architecturalement clos (Ruiz Taboada, 2011, p. 292).
18Le recoupement entre les fosses reste extrêmement rare, voire inexistant (Ennezat, Châlons-en-Champagne, Tarrega, Tolède, Lucena, Barcelone, Séville, Prague), et c’est là une caractéristique majeure de distinction d’un cimetière juif d’un espace funéraire chrétien. À York, sur 482 fosses, les archéologues ont mis en évidence uniquement 25 cas de recoupement, dont huit ont entraîné des bouleversements pour les os. Toutefois, ce propos est à relativiser car il est très certainement lié aux longues périodes d’utilisation des sites chrétiens qui ont entrainé de fréquents recoupements de fosses et perturbé la lisibilité des éventuelles rangées.
19Enfin, la gestion du cimetière juif se caractérise par des espaces réservés à certaines catégories de la population. En effet, s’il ne semble pas y avoir d’organisation en fonction des sexes, les jeunes enfants sont en général rassemblés dans un même secteur. Ainsi, à York ou à Prague, les individus immatures sont regroupés majoritairement dans certaines parties avec toutefois quelques tombes d’adultes mais semble-t-il en proportion moindre qu’ailleurs (Wallisova, 2011, p. 282). À Ennezat, bien que seule une part minoritaire ait été fouillée, le diagnostic (2003) a montré une concentration de fosses de petites dimensions sur la périphérie sud du site, laissant supposer une spécialisation de l’espace au sein du cimetière.
20L’absence de recoupement entre fosses sur ces sites suggère une signalisation systématique et un entretien régulier de ces marqueurs de surface durant toute la période d’utilisation du cimetière. Les exemples archéologiques sont assez fréquents et peuvent prendre différentes formes telles des stèles (Ennezat, Lucena, Prague), des piquets, poteaux ou tas de pierres (York), ou des pierres/dalles disposées horizontalement au sein du comblement (Lucena, Barcelone). Dans deux cas (Tolède, Séville), une maçonnerie voûtée a même été construite au-dessus du cercueil du défunt et le comblement de la fosse a été réalisé avec un sédiment différent ou épuré. Dans plusieurs cas, les archéologues ont pu mettre en évidence la présence de signalisation prenant la forme d’une série de pierres disposées sur la périphérie de la fosse en surface (Prague, Tolède).
21Le mobilier archéologique au sein des fosses reste peu fréquent voire très rare (York), et correspond à du mobilier plutôt porté que déposé au sein de la fosse. Il s’agit, semble-t-il, de mobilier de parure ou lié à des pièces vestimentaires.
22Ces premières interventions archéologiques européennes offrent d’intéressantes perspectives en termes de synthèse.
- 7 Quelques exceptions ont toutefois été observées avec notamment des dalles « séfarades » à Mantes-la (...)
23L’influence des aires culturelles ashkénaze et séfarade sur les pratiques funéraires n’a pas été clairement étudiée à partir des sites archéologiques. Ce travail reste à mener, notamment sur certains points tels la préparation du corps avec des pièces vestimentaires, dans un cas, ou, au contraire, leur absence et leur remplacement par un simple linceul. L’iconographie et les sources textuelles ne sont en effet pas très précises sur cet aspect de la question. De la même façon, la prédominance du cercueil comme mode d’inhumation (York, par exemple) est-elle liée à l’appartenance à une sphère culturelle ashkénaze ? Enfin, l’utilisation de stèles (verticales) semble propre au monde ashkénaze, à la différence des dalles (horizontales) qui relèveraient, elles, de pratiques plutôt séfarades7 (Nahon, 1986, p. 18) et cette tendance mériterait d’être confirmée à l’avenir lors de la fouille d’autres sites.
- 8 Ce qui existe chez les chrétiens à certaines périodes, mais pas de façon aussi rigoureuse.
- 9 Nous restons toutefois prudents face à cette proposition car, si cela se retrouve sur de nombreux s (...)
24Depuis les propos d’Henri Galinié (1997, p. 190) sur la similarité entre tombes juives et chrétiennes, il semble que nous disposions désormais de plusieurs critères pour nuancer ce point de vue. En effet, si des points communs apparaissent (mode d’inhumation, disposition des corps, orientation), il semble exister en revanche des différences comme, dans le cas du funéraire juif, la gestion rigoureuse du cimetière, le soin apporté au non-recoupement des fosses ou encore le regroupement d’une partie de la population selon des critères d’âge8. Ces premières tentatives de synthèse semblent suggérer que peu de différences existent à l’échelle de la tombe et que le degré d’analyse doit être plus large pour permettre d’observer des caractères propres à un cimetière juif. Ce constat peut sans doute être nuancé car deux points pourraient marquer des critères propres au sein même de la fosse. Ainsi, l’importante proportion de positions basses des mains des défunts constitue peut-être une caractéristique de sépulture juive par rapport à une tombe chrétienne9. Cette hypothèse mériterait d’être analysée avec des pourcentages établis sur des espaces funéraires chrétiens et juifs. Précisons, toutefois, que cette disposition des mains n’est peut-être pas liée à une pratique funéraire spécifique aux membres de la communauté juive, mais pourrait répondre à la fréquente utilisation du cercueil qui aurait induit des contraintes physiques au cadavre, comme le soulignait déjà Michaela Selmi Wallisova (2011, p. 276).
- 10 À titre d’exemple, les juifs de la ville de Lincoln se faisaient inhumer dans l’espace funéraire de (...)
25L’usage important du contenant de bois cloué comme mode d’inhumation est justement, selon nous, le second point qui pourrait permettre de caractériser une tombe juive. En effet, si le cercueil est bien utilisé chez les juifs comme chez les chrétiens, la chronologie de son usage semble très différente. Ainsi, l’emploi du cercueil est reconnu dans plusieurs cimetières juifs (York, Châteauroux…) dès les xiie ou xiiie s., alors que ce mode d’inhumation n’est attesté au plus tôt qu’à partir du xive s. (et encore partiellement) dans les cimetières chrétiens (Boissavit-Camus et al., 1996, p. 257-269 ; Collardelle et al., 1996, p. 271-303). Comme pour la position des mains, ce critère d’utilisation précoce ne répond probablement pas à un rituel spécifiquement juif, mais plus certainement à des considérations pragmatiques comme le transport du corps sur de très longues distances10.
26Pour toutes ces raisons, nous pensons qu’il est possible de caractériser un cimetière juif par rapport à un autre chrétien dans le cas de sites dont la chronologie est clairement établie et quand l’espace funéraire est appréhendé sur une surface suffisante avec un nombre significatif de tombes. Ces hypothèses issues des quelques sites à notre disposition mériteraient d’être validées et confrontées à de nouveaux sites de références. Pour le moment, n’oublions pas que l’essentiel de l’identification repose sur la toponymie. Il faut donc également se garder d’une démarche purement tautologique pour forger les bases d’une identification typologique.
27En tout état de cause, l’absence de critères distinctifs caractérisant les sépultures juives médiévales constitue en soi un aspect intéressant à partir du moment où elle est replacée dans son contexte. Elle peut éventuellement traduire un désir d’intégration plus ou moins soumis à des pressions discriminatoires et ainsi entamer un dialogue avec l’histoire de la période médiévale. En effet, l’histoire de la communauté juive en France s’intègre indéniablement dans celle, plus générale, du pays et, de plus, étant porteuse de singularités et de mouvements de rejet et d’exclusion, elle peut probablement apporter un éclairage nouveau sur cette société.
- 11 Les fouilles de Prague, de Tarrega et, dans une moindre mesure, de York ont été interrompues prémat (...)
28Malheureusement, la perspective de fouille sur des ensembles juifs (et pas uniquement funéraires) reste gravement compromise en raison de contraintes administratives ou religieuses. Ainsi, en 2 000, un projet immobilier a été annulé à l’emplacement de l’ancien cimetière juif médiéval situé à l’angle du boulevard Saint-Michel et de la rue Pierre Sarrazin à Paris au seul motif des risques de protestations des autorités religieuses juives (Polonovski, 2011, p. 40). De la même façon, certains services d’État ou de collectivités territoriales s’autocensurent dans la crainte des troubles, pressions ou difficultés qu’ils pourraient rencontrer avec ce type de vestiges. Il est vrai que la fouille des cimetières juifs demeure très mal perçue11 par certaines fractions du judaïsme actuel qui souhaiteraient faire admettre la suprématie de la loi religieuse sur la loi du pays. Toutefois, il convient de nous réapproprier notre part d’histoire juive qui, comme le soulignait Max Polonovski, correspond à une partie de notre identité et de notre patrimoine culturel et relève alors de l’intérêt général et non du particularisme religieux. Ces pans, souvent méconnus, de notre passé, s’ils ont été de plus en plus abordés sous l’aspect historique grâce à l’équipe de la Nouvelle Gallia Judaïca depuis les années 1970, restent à développer d’un point de vue archéologique, notamment pour les pratiques funéraires juives. Ces dernières restent trop souvent absentes des principaux ouvrages de références (Alexandre-Bidon, Treffort, 1993 ; Prigent, Hunot, 1996 ; Alexandre-Bidon, 1998 ; Alduc le Bagousse, 2004 ; Crubézy et al., 2007) ou dans des proportions tellement infimes (Basset, 1992 ; Collectif, 1998 ; Schnitzler, 2008) qu’elles n’apportent que peu de renseignements sur cette part pourtant significative de la société médiévale, et notamment urbaine.
29Malgré ces débuts de prometteurs, des points restent dans l’ombre. Ainsi, si nous disposons désormais d’un certain nombre de références pour les cimetières juifs entre les xie et xve siècle, qu’en est-il de ceux du haut Moyen Âge ? Il n’existe en effet, à notre connaissance, aucun site funéraire fouillé (ou plutôt identifié) pour ces communautés à cette période. Cette absence relève-t-elle du hasard, trahit-elle des pratiques différentes (inhumation en terrain privé, dans des jardins ou dans des cimetières à recrutement mixte avec des étrangers, des indigents, chrétiens ou juifs ?) ou révèle-t-elle une inefficacité de la toponymie pour localiser des sites funéraires de ces périodes ? Pourtant, la localisation de ces lieux d’inhumations du haut-Moyen Âge pourrait permettre de mieux comprendre l’évolution des pratiques funéraires ainsi que la diffusion du judaïsme à travers l’Europe et comme le soulignait Max Polonovski, seule l’archéologie est susceptible d’apporter des informations en ce sens (2011, p. 38).
30Les archéologues de l’Inrap ont donc développé un axe de recherche particulièrement intéressant, parfois à partir de toutes petites interventions archéologiques (notamment en milieu funéraire) et à la différence d’autres sites européens couvrant des surfaces importantes. Ils ont montré leur persévérance (Blanchard, Georges, 2010) en développant la recherche essentiellement sur les pistes bibliographiques, iconographiques et en multipliant les contacts avec des collègues dans le reste de l’Europe ou au sein d’équipes de recherche sur notre territoire telle la Nouvelle Gallia Judaïca. L’objectif, tout au moins dans le domaine funéraire, est de parvenir prochainement à l’élaboration d’une synthèse à partir des différents sites archéologiques répartis en Europe et en utilisant les sources écrites et l’iconographie. Malgré le faible nombre de structures archéologiques, la France est intéressante pour appréhender les différences culturelles entre ashkénazes et séfarades dans les pratiques funéraires, puisque la limite de ces deux aires se fait sur notre territoire.