1Les textes contemporains, si les mots latins qui nous sont parvenus ont un sens, sont sans ambiguïté sur un point : le peuple goth, qui prend possession de la Gaule du sud à partir de 413 et jusqu’en 508, constitue bien une entité sociologique et culturelle distincte au sein de l’ensemble de la population et son poids démographique, s’il est difficile à évaluer précisément, n’est pas négligeable. Or pendant longtemps les chercheurs ont eu du mal à caractériser de manière catégorique les vestiges archéologiques qui pouvaient leur être attribués, ce qui a conduit Edward James à conclure, en 1977, que sans les sources historiques la présence wisigothique en Gaule serait passée totalement inaperçue (James 1977). Jusqu’à une date récente, la majorité des chercheurs est restée fidèle à ce postulat, invoquant diverses raisons pour expliciter ce qui constitue tout de même un extraordinaire paradoxe : plus de cent mille, voire plusieurs centaines de milliers d’individus non romains, présents durant quatre générations en Gaule méridionale et centrale, n’auraient laissé aucune trace. On a évoqué (en minorant très fortement les chiffres donnés par les sources antiques) leur faible nombre au regard de la population romaine des provinces d’Aquitaine et de Narbonnaise. On a mis en avant l’état d’acculturation avancé des Goths à leur arrivée en Gaule : leur parcours chaotique dans le barbaricum puis à travers l’Empire romain d’est en ouest, les aurait peu à peu transformé en une armée errante (Wolfram, 1990). Cette mutation se serait accomplie en une seule génération, et serait conjointe à une transformation radicale de la structure même de la population (Kazanski 2010), tant au niveau de sa composition biologique que de sa stratification sociale (abandon d’éléments caractéristiques des sociétés germaniques non romanisées). Cette acculturation se serait accentuée pendant leur installation en Gaule : leur statut de militaires au service de l’Empire les aurait exclus des activités économiques et les aurait « obligés » à user d’objets de la vie quotidienne produits par les artisans locaux et à habiter dans les bâtiments construits selon des savoir-faire locaux. De manière générale, la plupart des historiens, hormis quelques-uns (Rouche, 1979), ont prêté aux Goths la volonté (au moins apparente) de se fondre dans la romanité.
- 1 cf. travaux de MM. Kazanski et Bierbrauer
2Les archéologues ont eu tendance à partir de ces postulats pour interpréter les rares vestiges attribuables aux Goths. Cette présumée perméabilité aux influences romaines transparaîtrait tout particulièrement au travers des pratiques funéraires, quasi absentes des textes mais révélées de manière spectaculaire par l’archéologie. Les Goths semblent adopter les mêmes pratiques funéraires que les Gallo-Romains. La pratique de l’inhumation avec mobilier de parure, voire avec mobilier d’accompagnement, attestée chez les Goths pour le premier tiers du ve siècle1, aurait été abandonnée rapidement au profit de la coutume romaine de l’inhumation sans mobilier. Cependant, pour la fin du ve siècle, les archéologues ne peuvent que constater le retour à l’utilisation d’éléments d’identification caractéristiques du costume goth « évolué » (fibules, éléments de ceinture…).
- 2 Fouillé en 2010 (responsable d’opération C. Scullier), ce site est en cours d’étude.
3Mais l’identité culturelle de ces porteurs/porteuses posait problème : Goths de troisième ou quatrième générations et/ou Romain(e)s acculturé(es) ? Ce débat, parfois vif, concernait un faible nombre d’inhumations (découvertes isolées ou anciennes) ne fournissant qu’une information limitée. Or, récemment, plusieurs fouilles préventives ont permis de renouveler très sensiblement ce corpus et d’apporter de précieux éléments sur la diffusion de la culture gothe au sein de l’entité politique (regnum) circonscrite par la Loire (voire au-delà vers le nord ?) et le Rhône, et dont la capitale est Toulouse. Le vaste ensemble funéraire de Saint-Laurent-des-Hommes2, en Dordogne, présente, à première vue les caractéristiques habituelles d’une nécropole du sud de la Gaule du début du ve siècle au début du vie. Les 364 tombes relevées (fosses oblongues de 0,15 m à 0,90 m de profondeur) sont orientées est-ouest et organisées en grands alignements constituant autant de rangées est-ouest que nord-sud [Fig.1]. Les défunts devaient y être placés dans des cercueils de bois cloués (traces de bois et/ou des clous dans plusieurs fosses). Cette nécropole se développe à l’extrémité d’une butte, sur une surface d’environ 4 000 m², à proximité de structures en creux datées de la période mérovingienne. Mais le mobilier découvert dans 113 inhumations permet de restituer très vraisemblablement l’installation d’une communauté « exogène » (scil. d’origine gothe), intrinsèquement homogène : aucune arme, de rares objets utilitaires (principalement fermoirs d’aumônière et couteaux), nombreux éléments de parure [Fig.2,3,4] (essentiellement plaques-boucles, boucles, fibules). Dans certaines tombes, la concentration de perles minuscules, de couleur verte, corail, or ou noire, pourrait indiquer la présence d’éléments confectionnés tels que des coiffes ou des colliers dont les parallèles connus de nous, bien qu’assez lointains, sont situés en Espagne wisigothique et en Europe orientale. Le mobilier de parure met en relief un dimorphisme sexuel dans le costume particulièrement frappant avec, d’un côté, les grandes parures typiquement wisigothiques (fibules et plaque-boucle) dans des sépultures féminines, et, de l’autre, des tombes masculines caractérisées par des éléments de ceinturon pour lesquels, au-delà de l’aire d’influence des Goths de Gaule, on connait des parallèles au sein d’autres groupes militarisés, romains ou non-romains, certains datant du premier tiers du ve siècle (Böhme, 1974). Un faisceau d’indices convergents (chronotypologie et associations de mobiliers caractéristiques) permet, dans ce cas précis et sans doute pour la première fois en Gaule du sud, d’émettre l’hypothèse d’un groupe humain homogène composé de Goths, inhumés sur le même site durant un siècle, depuis les années 410 (au lendemain de leur installation) jusqu’au début du vie siècle (au moment de la destruction de leur regnum par les Francs en 507-508). En effet, un changement radical s’opère alors dans la composition des ensembles mobiliers au cours de la première moitié du vie siècle. Les parures wisigothiques disparaissent au profit de garnitures de ceinturon relevant désormais exclusivement du costume franc. Sans doute touche-t-on du doigt ici l’« archéologie du changement culturel ».
[Fig.1] Plan de la nécropole de Saint-Laurent-des-Hommes avec identification des tombes ayant livré du mobilier goth caractéristique (en rouge).
C. Scuiller, Inrap
[Fig.2] Saint-Laurent-des-Hommes (Dordogne), mobilier de la sépulture féminine 1195 : plaque-boucle et fibules.
J. Hernandez, Inrap
[Fig.3] Saint-Laurent-des-Hommes, mobilier de la sépulture féminine 1427 : plaque-boucle et fibules.
J. Hernandez, Inrap
[Fig.4] Saint-Laurent-des-Hommes, mobilier de sépulture féminine 1519 : plaque-boucle.
J. Hernandez, Inrap
- 3 2004-2005, responsable d’opération D. Paya.
4Le cimetière du Mouraut3, au sud de Toulouse, parait présenter un modèle d’implantation/fonctionnement et peut-être, un mode de recrutement, différent. Là aussi, les 316 tombes s’organisent en rangées successives, sur une terrasse fluviatile émergente dans une zone marécageuse [Fig.5]. Les inhumations habillées représentent 40 % de l’effectif global. La zone explorée correspond à la partie orientale d’un vaste ensemble funéraire occupé du ve jusqu’au viiie ou ixe siècle. La présence de sépultures habillées varie au long des quatre siècles d’occupation et n’est qu’un paramètre parmi d’autres, permettant cependant de révéler, au cours de la seconde moitié du ve s., l’arrivée d’un ou de plusieurs groupes humains « exogènes » (scil. non-romains). Plusieurs tombes appartenant au même horizon chronologique présentent un mobilier « oriental » (boucles d’oreilles de type nomade), ainsi que des déformations crâniennes. La répartition topographique des tombes pourrait indiquer que les ressortissants de ces groupes se mêlent à une population locale, avec laquelle ils ont en commun une partie des pratiques funéraires. Les inhumations habillées, ainsi que les sujets présentant une déformation crânienne, voisinent, sans que l’on puisse saisir de logique spécifique, les « autres » tombes dépourvues de mobilier. Enfin, l’ensemble de la population, de manière indifférenciée, repose dans des tombes de mêmes types : coffres de bois cloués ou non et, plus rarement, coffre de tegulae. Deux coffres en tuiles ont été mis au jour : l’un recelait un porteur d’arme mérovingien, l’autre une sépulture sans mobilier mais qui présente une déformation crânienne dont la pratique est généralement associée à des peuples « orientaux » (dont les Goths). En effet, ces défunts portent des objets caractéristiques de la culture matérielle des Goths du ve siècle et/ou d’autres cultures « orientales » voisines [Fig.6].
[Fig.5] Plan de la nécropole du Mouraut avec identification des tombes ayant livré du mobilier wisigothique (en rouge).
D.Paya, Inrap
[Fig.6] Mobilier wisigothique du Mouraut : fibules et plaques-boucles.
J. Hernandez, Inrap
- 4 Campagnes de fouilles de 1992 à 1994, responsable d’opération, J.-P. Cazes, Afan.
5Quelques inhumations, que l’on peut situer au début du vie siècle, recèlent des associations de mobiliers spécifiques attestant du port du « costume franc », faciès mis en évidence auparavant sur le site de La Gravette (Ictium) à l’Isle-Jourdain4. Le site du « Mouraut » peut sans doute être appréhendé comme l’illustration archéologique d’un fait historique marquant, la conquête franque, puisque c’est peu après 500 et en tout cas au cours de la première moitié du vie s., que les grandes parures wisigothiques y disparaissent.
6Les apports, acquis et à venir, de l’étude des cimetières de Saint-Laurent-des-Hommes et du Mouraut du peuplement de l’Aquitaine gothe à la veille de la bataille de Vouillé (507), sont d’ores et déjà majeurs. Ils éclairent de façon nouvelle certains aspects des modalités d’installation et d’intégration des nouveaux venus et obligent à intégrer la présence avérée, au cœur du regnum, de groupes humains culturellement homogènes (et non plus seulement d’individus ou de « familles »), de véritables communautés non romaines implantées en milieu rural : les Goths.