Bayard D., Buchez N., Depaepe P., 2011 et 2014, Quinze ans d’archéologie préventive sur les grands tracés linéaires en Picardie, Revue archéologique de Picardie, t. 1, 2011, n° 3-4 (340 p.), t. 2, 2014, n° 3-4 (324 p.).
Trente ans d’opérations archéologiques sur les grands travaux linéaires en Picardie
Résumés
Le développement des infrastructures de transport qu'a connu la France dans les années 1970-2010 constitue l’un des principaux vecteurs de l’essor de l’archéologie préventive en France. Ces grands travaux ont été précédés de plus en plus systématiquement à partir des années 1980 par des campagnes de détection des sites archéologiques menacés, de sondages et de fouilles, menées à des échelles qui étaient inconcevables auparavant. C'est ainsi que s'est constitué en une quinzaine d'années un groupe professionnel partageant une culture technique et scientifique commune. Sur un plan plus strictement scientifique, la Picardie est la seule région à avoir bénéficié d'un bilan général, réalisé par le service régional de l'archéologie et l'Inrap dans le cadre des Actions Collectives de Recherche (ACR) financées par le ministère de la Culture et de la Communication, le ministère de l’Enseignement supérieur et la Recherche, le CNRS et l’Inrap. Cette étude rétrospective intitulée « Quinze ans d'archéologie préventive sur les grands tracés linéaires en Picardie » fait un historique des principales opérations archéologiques menées sur les grands tracés linéaires entre 1987 et 2003 et en détaille les multiples apports scientifiques.
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1Le formidable développement des réseaux autoroutier et ferroviaire à grande vitesse qu’a connu la France dans les années 1970-2010 a été l’un des vecteurs principaux de l’essor de l’archéologie préventive en France. Ces grands travaux ont été précédés de plus en plus systématiquement à partir des années 1980 par des campagnes de détection des sites archéologiques menacés, de sondages et de fouilles, menées à des échelles qui étaient inconcevables auparavant. La croissance exponentielle des moyens matériels et humains mis à la disposition des archéologues au fil des projets a permis de stabiliser et de professionnaliser des centaines de personnes qui ont pu dès lors capitaliser le fruit de leurs expériences. C’est ainsi que s’est constitué en une quinzaine d’années un groupe professionnel partageant une culture technique et scientifique commune fondée sur ces acquis, qui constitue aujourd’hui encore une grande partie de l’Inrap. L’apport de ces grands travaux est aussi révolutionnaire sur un plan plus strictement scientifique, même s’il est plus difficile à mesurer, en raison de la carence des publications qui auraient dû suivre ces opérations et qui ont été sans cesse repoussées en raison des urgences imposées par la succession des projets, et en raison de la disparité des situations régionales. La Picardie, qui a été fortement affectée par les grands travaux entre les années 1989 et 2003, est la seule région à avoir bénéficié d’un bilan général, réalisé par le service régional de l’Archéologie et l’Inrap dans le cadre des Actions collectives de recherche (ACR) financées par le ministère de la Culture et de la Communication, le ministère de l’Enseignement supérieur et la Recherche, le CNRS et l’Inrap. Cette étude rétrospective intitulée Quinze ans d’archéologie préventive sur les grands tracés linéaires en Picardie fait un historique des principales opérations archéologiques menées sur les grands tracés linéaires entre 1987 et 2003 et en détaille les multiples apports scientifiques (Bayard, Buchez, Depaepe, 2011 et 2014). Elle donne une assez bonne idée des bouleversements qui ont accompagné ces grandes opérations dans de nombreuses régions françaises.
La Picardie, une région pilote
- 1 Association loi 1901 fondée en 1974 et basée à Compiègne.
2L’adaptation au contexte des grands travaux a été favorisé en Picardie par le renouvellement des problématiques et des méthodologies initié dans la région dès les années 1970. On pense en premier lieu aux grands décapages expérimentés dans la vallée de l’Aisne par les équipes de l’université de Paris 1, dirigées par Bohumil Soudsky puis par Jean-Paul Demoule, selon un protocole à l’époque très novateur, qui a radicalement transformé notre compréhension du fait archéologique. La pratique archéologique consistait jusqu’alors en des interventions limitées dans l’espace, que la faiblesse des financements obligeait à cibler sur des questions particulières et sur des sites avérés grâce à des indices directement perceptibles en surface, correspondant aux éléments les plus spectaculaires (les murs et fondations par exemple), mais pas forcément aux parties les plus significatives pour la compréhension de ces établissements. Ces fouilles modestes, réalisées généralement en aveugle, ou au mieux, avec l’aide des photographies aériennes de Roger Agache, n’ont jamais permis d’étudier ne serait-ce qu’une villa complète, même de petite dimension, pour s’en tenir à cette seule période. Ce n’est pas un hasard si les fouilles les plus intéressantes conduites en Picardie dans les années 1970 concernaient des sanctuaires gaulois concentrant un potentiel scientifique considérable sur des surfaces réduites à quelques centaines de mètres carrés. Autre point fort de la région dans les années 1970-1980, l’apparition d’une nouvelle génération d’archéologues aspirant à devenir professionnels, qui s’est agglomérée autour de quatre pôles dynamiques spécialisés dans des champs chronologiques différents. Le siège de la direction des Antiquités à Amiens (l’actuel SRA) regroupait surtout des antiquisants, s’intéressant aux grands habitats antiques révélés par la photographie aérienne. Il abritait également quelques préhistoriens qui formaient avec les chercheurs de l’université de Lille 1 un groupe de recherche pluridisciplinaire très actif dans le domaine du Paléolithique. L’équipe du centre de recherche archéologique de la vallée de l’Oise (CRAVO1) travaillait sur les périodes protohistoriques, en lien, pour les études métallurgiques, avec l’université technologique de Compiègne (UTC). Enfin, l’équipe pluridisciplinaire de l’URA 12 (université Paris 1, CNRS), d’abord investie dans l’étude des cultures néolithiques de la vallée de l’Aisne, a élargi ses recherches à l’ensemble de la Protohistoire. Sans les expérimentations réalisées par ces trois dernières équipes, l’archéologie nationale aurait moins bien amorcé le virage des grands travaux et notamment les grandes opérations pionnières qu’ont été les autoroutes A5, A26, et en Picardie, le TGV nord ou l’A16. Les grands travaux ont fait venir dès 1989 en Picardie des archéologues de toutes parts, aux parcours variés, qui se sont agglomérés à ce noyau originel et l’ont enrichi par leurs expériences précédentes (on pense en particulier aux équipes issues de l’autoroute A5).
Les premiers linéaires : prises de conscience et innovations méthodologiques
3Les opérations archéologiques menées sur les grands tracés ont donné lieu à trois découvertes majeures qui ont révolutionné notre façon de considérer l’occupation du territoire : la confirmation de l’étendue des sites archéologiques, ce que suggérait déjà la photographie aérienne, mais pour la seule période romaine ; la continuité inattendue des occupations se succédant au même endroit par-delà les siècles et les cultures, complexifiant de ce fait leur étude ; l’extrême densité des sites archéologiques présents dans nos campagnes, un aspect qui a constamment été sous-estimé par les archéologues, notamment au moment des négociations préparatoires avec les aménageurs. Ces découvertes ont obligé les archéologues à modifier leur manière d’appréhender les sites archéologiques, notamment en prenant en compte la totalité des vestiges mis au jour, quels que soient les périodes et les objectifs qui pouvaient être privilégiés.
4L’essor des connaissances archéologiques a concerné toutes les époques mais, pour certaines, les avancées ont été particulièrement déterminantes. Prenons l’exemple du haut Moyen Âge : les grands travaux ont marqué un vrai tournant dans la compréhension du cadre de vie des paysans de l’époque de Clovis ou de Charlemagne. L’attention des archéologues et des historiens s’était focalisée jusque-là sur les fonds de cabane et sur l’éventuelle fonction domestique de ces fosses exiguës, donnant une image misérabiliste des conditions d’existence à l’époque. La présentation des grands bâtiments sur poteaux découverts sur le tracé de l’autoroute A26, qu’il était possible d’identifier sans contestation à des habitations, a été une révélation pour les participants au colloque de l’Association française d’archéologie mérovingienne (AFAM) réunis à Soissons en 1986. Pour l’époque gauloise, l’apport le plus remarquable concerne le domaine funéraire : le corpus des sépultures de la deuxième partie de La Tène, spécialement de La Tène C et de La Tène D, a été multiplié par 100. Aujourd’hui, le corpus picard équivaut au corpus champenois, l’un des plus plus importants en France. Un autre axe de recherche original qui s’est développé depuis les années 1990 est l’étude de l’organisation de l’espace, soit à l’intérieur des habitats, par les distributions spatiale et chronologique du mobilier, soit à l’extérieur, par le biais des études de parcellaires. Cette nouvelle approche a amené à repenser les questions de densité, en prenant en compte les déplacements des habitats ainsi que l’usage des espaces intermédiaires, interstitiels. On s’est ainsi aperçu que les sépultures laténiennes ne sont pas disséminées au hasard mais sont localisées dans des endroits stratégiques, en bordure des habitats ou à proximité de carrefours ou de limites. Ces notions fondamentales de l’organisation sociale et environnementale nous étaient complètement inaccessibles avant les grands travaux.
- 2 Université Lille 1.
- 3 Conseil départemental de la Somme.
5Pour la Préhistoire ancienne, la mutation est moins spectaculaire. Des avancées considérables avaient déjà été faites par les équipes encadrées par Alain Tuffreau2 et par Jean-Pierre Fagnart3. Les grands travaux ont cependant permis d’appliquer sur une grande échelle les méthodologies mises au point dans le bassin de la Somme grâce aux travaux de Pierre Antoine sur les contextes géomorphologiques, en cartographiant les dépôts lœssiques susceptibles de conserver des restes d’occupations anciennes à l’aide de sondages profonds systématiques. Ces données ont été mises à profit et exploitées dans des fouilles extensives, une nouveauté introduite à la suite des fouilles de l’autoroute A5.
6Il est difficile de se rendre compte aujourd’hui de la somme de difficultés qu’ont eu à affronter les archéologues qui ont conçu ces opérations, négocié les moyens et les délais avec les aménageurs, mais aussi avec les tutelles administratives, y compris le ministère de la Culture, qui étaient loin d’être toutes acquises à ces projets qui paraissaient pharaoniques. Les progrès n’ont pas été immédiats, loin de là. Il a fallu convaincre, notamment au sein de la communauté archéologique qui est longtemps restée dubitative sur les bénéfices à attendre de ces projets. Une grande partie de la technicité de l’archéologie préventive actuelle s’est constituée dans ces contextes chaotiques et incertains. Ainsi, l’application des sondages de diagnostic par tranchées à la totalité des tracés, qui était fortement rejetée par les autoroutiers et par certains archéologues désireux de concentrer les moyens sur les sites « exceptionnels », ne s’est imposée que progressivement ; personne ne contesterait aujourd’hui son intérêt.
Les tracés actuels : adaptabilité et efficacité
7Les travaux d’aménagements du territoire ont été intenses jusqu’en 2005. Aujourd’hui, les financements sont plus problématiques. Les phases de financement, d’études et de concertations prennent plus de temps ; un temps utile cependant pour mieux préparer les interventions archéologiques. Deux tracés de natures très différentes font actuellement l’objet d’un suivi archéologique en Picardie : le canal Seine-Nord Europe [cf. article d’Émilie Goval et article de Marc Talon et Gilles Prilaux] et le gazoduc Artère des Hauts de France [cf. article de Richard Rougier]. Ils ont également été l’occasion d’innovations en matière d’organisation et de méthodologie. Nous avons pu travailler bien en amont et en toute sérénité avec les aménageurs (GRTgaz et Voies navigables de France) et avec l’Inrap. Sur le canal Seine-Nord Europe [cf. article de Marc Talon et Gilles Prilaux]. le programme de prescriptions a pu être établi de manière cohérente, tout en prenant en compte les contraintes de l’aménageur. Les diagnostics ont été menés au sein de zones d’intervention les plus homogènes possibles, susceptibles d’être sondées dans des délais compatibles avec la poursuite du projet et des négociations. Les modes de détection des vestiges, sondages ponctuels profonds dans les zones favorables à la conservation des lœss et sondages en tranchées continues, ne sont plus un sujet de discussion en Picardie. Mais aujourd’hui encore, l’équilibre nécessaire entre le développement économique et social et la préservation du patrimoine nous impose des choix. L’impossibilité de fouiller la totalité des centaines de sites mis au jour sur le tracé du canal Seine-Nord Europe a obligé le service régional de l’Archéologie (SRA) à faire un tri en concertation avec la Commission interrégionale de la recherche archéologique (Cira). C’est en se fondant en grande partie sur les conclusions de l’ACR qu’il a été possible de faire ces choix scientifiques de façon raisonnée, en continuité avec la politique menée sur le plan régional par le SRA.
Notes
1 Association loi 1901 fondée en 1974 et basée à Compiègne.
2 Université Lille 1.
3 Conseil départemental de la Somme.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Didier Bayard, « Trente ans d’opérations archéologiques sur les grands travaux linéaires en Picardie », Archéopages, Hors-série 4 | 2016, 24-25.
Référence électronique
Didier Bayard, « Trente ans d’opérations archéologiques sur les grands travaux linéaires en Picardie », Archéopages [En ligne], Hors-série 4 | 2016, mis en ligne le 11 juillet 2022, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/7097 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/archeopages.7097
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