Préambule : Faire la route et la vivre
Texte intégral
Merci à Christiane Descombin.
- 1 Le syndrome de Babylone. Géofictions de l’apocalypse.
- 2 (1907-1988), un des pionniers de la littérature américaine de science-fiction.
1Alain Musset C’est la ville qui m’a mené à la route, et non l’inverse ! En travaillant sur les villes imaginaires, les villes de science-fiction1 notamment, au travers de nombreux livres et films, j’ai pris conscience du rôle très important qu’y joue la route et des représentations très fortes qu’elle porte : une métaphore de la société et un symbole de la liberté. Rien de très étonnant, finalement, car un des thèmes les plus courants de la science-fiction est le danger de destruction qui menace un individu ou un groupe que ce soit par l’effondrement de la société ou par la catastrophe qui anéantit un lieu de vie. La route est alors ce qui permet de fuir, de se sauver, d’espérer et de rencontrer. Et cela a évidemment du sens pour un géographe qui s’intéresse à la notion de territoire de travailler sur la route. Travailler sur le territoire, c’est aussi travailler sur les réseaux de communication, mais cela conduit souvent à se concentrer sur le transport et à passer à côté de la route. Mon thème de travail actuel, la route 66, m’a été donné par une nouvelle de Robert Heinlein2 : The Roads must roll (Les routes doivent rouler). On est dans un futur où ce ne sont pas les voitures qui circulent, mais les routes qui roulent ! L’auteur imagine que la 66 est devenue une sorte de tapis roulant. La nouvelle s’intéresse notamment à la société de la route (en terme social, pas entreprenerial), car la menace, ici, est que les routes cessent de rouler et que le pays meure ! Une évidence : la route ne se réduit pas aux moyens de transport et au commerce qu’elle permet, c’est toute une société qui vit d’elle. Prendre la route avec cette optique-là fait que l’on s’ouvre aux approches des historiens, des anthropologues et des archéologues !
- 3 Patriarche, en Archéologie, et dans la base de données Mérimée.
2Sandrine Robert Oui ! En archéologie non plus, la route ne peut se réduire à des techniques de construction et à des itinéraires. Nous nous sommes intéressés aux voies d’une façon fort différente à partir des années 1990, grâce à un travail commun entre géographes et archéologues, qui a abouti à la création de l’archéogéographie. Tout est parti d’un « constat » : la résilience des formes du paysage dans le temps, et notamment de celles en lien avec les circulations. C’est un phénomène identifié très tôt, dès le XVIIe siècle. Mais les archéogéographes ont démontré que certaines formes de parcellaire ne fossilisaient pas des structurations protohistoriques ou même antiques, comme on le croyait auparavant, mais semblaient « s’auto-organiser » dans la durée et que les voies étaient un facteur très important de la mise en place et de la persistance de ces formes de parcellaire. En construisant un modèle sur la résilience des formes du paysage basé sur la résilience des voies, j’ai montré que pour qu’un itinéraire se transmette dans le temps, sur 2 000 ans, ce n’était pas la route antique qui se transmettait en elle-même mais la juxtaposition des déplacements dans la même direction, et donc de tout type de tracés routiers sur toute période. Le tracé de la route antique censé perdurer est, en fait, un phénomène marginal. Mais on est resté longtemps focalisé sur ce schéma car seuls ces tracés nous étaient connus par les textes et surtout car l’antiquité était la période de référence pour tout. Ces autres routes, ces autres types de tracés pas ou très peu connus, une fois repérés sur le terrain constituaient une masse d’informations sur les tracés routiers qui divergeaient de la voie antique. Le collectif de recherche Dynarif (Dynamique et résilience des réseaux routiers en Île de France) a commencé par dresser un inventaire, par période, des très nombreuses découvertes de tronçons routiers sur les opérations archéologiques. Il est apparu que le nombre de tronçons protohistoriques est plus faible que ceux des tronçons antiques et médiévaux, les deux derniers étant tout à fait comparables ; pour la période moderne et contemporaine, le nombre est forcément faible parce que ce sont souvent des axes encore utilisés. En comparant l’inventaire issu des données de fouilles à celui effectué dans les grandes bases de données patrimoniales3, on s’est rendu compte que la voie antique est surreprésentée au détriment des voies médiévales et modernes dans la base Patriarche et de façon encore plus flagrante dans la base Mérimée, où à part les voies antiques sont surtout présentes des voies modernes et contemporaines associées à des travaux d’ingénieurs célèbres.
- 4 Satires, Livre I- satire 5 (récit d’un voyage de Rome à Brindisi) ; écrit en 35 av. notre ère.
3AM Les routes romaines auraient-elles plus marqué nos esprits que nos paysages ? Parmi elles, la Via Appia est la plus célèbre, et cela repose sans doute tout autant sur son trajet, de Rome, le centre de l’empire, à Brindisi, le port vers l’orient, que sur son existence littéraire car Horace y consacre une de ses satires4. D’autres voies romaines ont-elles cette même importance ?
- 5 Consultable en ligne sur Gallica http://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/
- 6 Manuel d'archéologie gallo-romaine, 2e partie, L'Archéologie du sol, les routes, la navigation, l'o (...)
- 7 Le corps des ingénieurs des Ponts et Chaussées est créé en 1716 et l’école fondée en 1747.
- 8 Hubert, ou Henri, Gautier 1660-1737.
4SR La Via Domitia est aussi un trajet majeur resté dans les mémoires. Mais, en fait, chaque région a sa route romaine érigée en mythe. En m’interrogeant sur les raisons de cette fixation, j’ai orienté mes recherches sur les origines des études sur les voies antiques et sur les représentations qu’elles ont entrainées. Confronter les types de données sur les voies afin de les mettre en série, d’établir des typologies se révélait problématique car personne n’utilise le même vocabulaire et un même mot renvoie à des définitions diverses. Il fallait donc revenir aux sources. L’ouvrage fondateur de la recherche sur les voies en France et en Europe est celui de Nicolas Bergier : L’histoire des grands chemins de l’empire romain écrit en 16225 et réédité plusieurs fois jusqu’au début du XIXe siècle ; Albert Grenier, par exemple, en fait des citations dans son manuel6. Cet ouvrage a considérablement influencé la recherche mais de quoi parle-t-il exactement ? Nicolas Bergier est un magistrat rémois auquel Charles du Lys commande une étude sur les droits de douanes liés aux routes (le pouvoir royal est à l’époque peu impliqué dans l’entretien des routes). Dans son livre, Bergier démontre au pouvoir royal que l’investissement dans des routes « construites » contribue à accroître son autorité et à assurer la postérité de sa notoriété, en se basant sur l’exemple des voies antiques liées au nom d’un empereur romain, connues par des monuments toujours visibles et par l’épigraphie. Il présente la table de Peutinger comme une preuve que les extrémités des routes marquaient les limites de l’empire romain. Il a cette idée que la route antique a quelque chose d’unificateur et d’homogène. Le but personnel de Bergier est d’être pensionné pour ses travaux d’histoire sur sa ville natale, ce qu’il obtiendra grâce à cette « démonstration » flatteuse. Il maitrise parfaitement les sources antiques car, à l’époque, elles sont la base de tout travail juridique. Il explique clairement que bien que connaissant l’existence de chemins non construits et informels, il choisit de s’intéresser aux voies construites parce qu’elles permettent une distance avec la nature. Mais comme il n’y a peu de description sur les routes dans les textes antiques, il va chercher son inspiration chez des auteurs parlant de l’architecture et des techniques : Pline, Vitruve, Alberti, principalement. En transposant des éléments qui n’ont rien à voir avec la route, mais avec l’architecture et l’art, il crée un objet idéal : la voie comme monument. Les couches de la route sont, par exemple, définies comme un véritable ordre architectural. Il fait faire trois sondages dans Reims autour d’un carrefour de voies antiques identifié comme tel pour tester la validité de son système, mais passe outre aux quelques soucis de concordance. Et c’est à ce modèle en partie inventé que des générations d’ingénieurs des Ponts et Chaussées7 vont se référer pour mettre en place des normes de construction de routes et en construire. L’un des premiers de ces ingénieurs, Hubert Gautier8, est l’auteur d’un traité qui est un résumé de l’ouvrage de Bergier. Dans le cadre du projet Dynarif, nous avons comparé ce schéma idéal de voie antique aux tronçons fouillés et vu l’écart qu’il y a entre eux ; par contre, certaines routes modernes, comme on pouvait s’y attendre, y correspondent ! Dans cette reproduction fantasmée de voie antique, il y a une première couche sur laquelle va s’appuyer une couche de fondation, puisque, comme pour un monument, fondation il doit y avoir ; puis une couche dite « de base » qui va accueillir la couche de circulation. Ce modèle de Bergier a été complété ensuite par des fossés bordiers. C’est donc cela que les archéologues antiquisants pensaient trouver. Ce qui est apparu très nettement toutes périodes confondues, y compris l’Antiquité, c’est que la route construite, de cette façon ou d’une autre, n’est pas du tout la norme. Le projet Dynarif a mis en évidence l’importance des chemins informels : la norme est le chemin de terre pour la desserte locale comme pour la circulation de grand parcours. Et l’entretien se réduit le plus souvent au comblement des ornières avec des matériaux exogènes. Lorsque les voies antiques sont construites, elles ne ressemblent que très rarement au modèle de Bergier (quatre couches conçues d’emblée) et de surcroît que sur des portions, jamais sur de longues distances. Car la forte majorité des routes est hétérogène, formée de successions de tronçons de natures diverses. Même un grand axe comme la chaussée Jules-César, qui traverse l'Île-de-France et la Normandie, ne cesse de changer et elle n’est parfois qu’un simple chemin. Mais à l’époque moderne s’impose cette idée d’un réseau homogène, marque de la puissance royale et de l’unité du royaume.
5AM Hétérogène dans son aspect physique mais homogène dans l’idéal imaginaire… mais il me semble qu’il s’agit de la route 66 ! On retrouve exactement ce que tu décris, avec une échelle de temps plus courte et une échelle spatiale plus étendue. Dans ses débuts, la 66 n’est souvent qu’un chemin terreux. Lorsque la voiture devient populaire, certaines parties sont recouvertes de bitume ou de ciment, plus adaptés aux pneus. Car la 66 a bénéficié de plusieurs modernisations au fur et à mesure de la concentration et de la transformation des modes de locomotion. Mais concrètement, c’est construit comment ? Cela dépend du relief, du climat, des habitants... Parfois le goudron est versé sur deux à trois couches de préparation, la bande roulante est large et stable, notamment dans des portions planes. Mais la traversée des montagnes est autre chose : la route devient étroite et le substrat se compose d’un peu de gravier noyé dans du goudron. Cela se détériore très vite, s’effondre, se troue… et n’est pas entretenu. Le programme est national mais aux Etats-Unis, Washington décide puis délègue aux États qui eux-mêmes délèguent aux entreprises privées qui délèguent aux sous-traitants... L’État n’ayant ni le rôle ni la capacité à assurer la viabilité de la route, il n’y a de cohérence et d’homogénéité nulle part ! Après la seconde guerre mondiale, le réseau routier américain change. On développe un réseau d’autoroutes passant par les zones les plus droites, les plus plates, donc les plus faciles et les moins chères à construire. Ces nouvelles infrastructures, les Interstate Highways, sont plus performantes et moins dangereuses. L’idée ce n’est plus cette appropriation de l’espace et de son histoire par la circulation mais de relier des points de développement économique. Cela va sonner le glas de la 66, qui traverse les montagnes et passe par des endroits parfois à l’écart. Toute une série de petites villes, et donc de population, vont se retrouver hors de tout. Ce modèle de voie la plus droite possible, la moins chère possible, s’est exporté partout, avec les mêmes effets.
6SR La disparition d’agglomérations antiques, l’effondrement de villes médiévales et modernes pourraient s’expliquer par des changements de stratégie de circulation qui les aurait peu à peu mises à l’écart de la route. Bergier n’a pas été traduit mais a été diffusé dans d’autres pays. Il est cité par des auteurs qui ont travaillé sur l’Italie, et sur des pays de l’Est. Le modèle de Bergier est aussi adapté en Angleterre mais les archéologues y étudient aussi très tôt des voies construites par des assemblages de bois en zones humides. Mais les voies sont construites en boisages car elles ne peuvent pas être empierrées. Il est sûr que les ingénieurs ont appris et diffusé ce modèle. Aujourd’hui, certains ingénieurs des Ponts et Chaussées s’intéressent de près aux travaux des archéologues qui remettent en question ce qu’ils prenaient pour des réalités historiques.
- 9 Le tracé historique totalisait 3 670 km, de Chicago à Santa Monica.
- 10 Poète et humaniste américain (1819-1892). La citation est issue du poème Song of Road, publié en 18 (...)
- 11 Philosophe et poète américain1(1803-1882), auteur notamment, en 1832, de « Nature » qui pose les fo (...)
7AM Alors que ce sont des projections imaginaires ! Ce qui rend les routes passionnantes. La 66 est intéressante non seulement parce qu’elle est une création d’une société liée à la route, mais aussi une métaphore de la mondialité et pour finir, un symbole des Etats-Unis : tous les ingrédients de la construction d’un mythe, d’une mise en scène et d’une mise en mémoire de la route. Aujourd’hui, physiquement, la route historique n’existe que par morceaux9 parce qu’elle a été déclassée au début des années 1980 ; par contre, patrimonialement, elle ne cesse de se développer ! Elle est la seule route mythique de toutes les routes pionnières américaines. Car la 66 n’est qu’une route parmi d’autres, créées Est-Ouest et Nord-Sud, pour développer un réseau carrossable décidé par décret. Théoriquement, elle est censée partir de rien. C’est le début du mythe car, bien sûr, lorsque les Européens débarquent, il existe déjà des pistes et des territoires de parcours, dont la résilience était profonde. À l’origine de sa construction, dans les années 1920, le tracé existe donc déjà en grande partie, ou, plutôt, nombreux de ses tronçons. Car cette route va s’inscrire dans la continuité de certaines tracés antérieurs, dans un mélange de réalités et de fantasmes : le Old Spanish Trail, qui, au XVIIIe siècle, suivait déjà des voies tracées par les populations amérindiennes et unissait la région de Santa Fe, au Nouveau Mexique, à celle de Los Angeles, sur la côte Pacifique ; le Mormon Trail, par où sont passées des familles pieuses venues de Salt Lake City pour mettre en valeur la vallée de san Berbardino ; la voie ferrée transocéanique, dont la 66 suit plus ou moins le tracé ; les itinéraires des populations amérindiennes combattues. Mais toutes ces références sont convoquées a posteriori, après des évènements déclencheurs, dont le plus marquant est la Grande Dépression. Le film « Les Raisins de la colère », adapté du livre de Steinbeck un an après sa parution, en 1939, montre comment les Okies, les habitants de l’Oklaoma, chassés de leurs terres par la dégradation environnementale et par les grands propriétaires, partent sur la route, la seule carrossable, la 66. Ils vont vers ce qu’ils pensent être l’Eldorado, la Californie où il y a du travail et du soleil. Cette route, la 66, Steinbeck la baptise The Mother Road, la route mère. Le livre et le film montrant une réalité encore vécue, les images qu’ils créent sont puissantes et partagées de façon très émotive. La 66 va devenir la colonne vertébrale des États-Unis, le symbole de la quête d’un avenir meilleur, repris dans « Route 66 », de Nat King Cole, comme dans « Paris-Texas » de Wim Wenders, ou « Natural Born Killer », d’Oliver Stone, jusqu’au film d’animation « Cars ». La route devient un lieu rêvé et réel par lequel il faut passer si l’on veut comprendre l’histoire des États-Unis. De ces références est né un imaginaire fait de paysages sauvages quasi originels, de caravanes et de conquête, de frontière et de dépassement, d’initiative et d’espoir, en lien avec le besoin fort de se créer des racines et une identité. Toute la mythologie de l’état sauvage, c’est la route, certes goudronnée, macadamisée, et civilisée mais qui va permettre aux gens de Chicago, ville qui représente la civilisation par excellence, d’aller vers la nature, de retrouver les vraies racines de l’être américain. La route sublime l'esprit de liberté vanté par Walt Whitman10 : « À pied et cœur léger, je prends la route ouverte,/Robuste, libre, le monde devant moi,/Le long chemin brun devant moi/Qui mène là où je veux aller ». Emerson11 le dit : ce qui manque à la ville, c’est l’ouverture, c’est le panorama qui permet de contempler Dieu. Par la route 66, la nature sauvage, bonne, pure, vous mène à Dieu ! Ici, la route prend un sens par le paysage qu’elle traverse.
- 12 Michael Aston and Trevor Rowley, Landscape Archaeology : An Introduction to Fieldwork Techniques on (...)
- 13 Peter J. Fowler, Archaeology and the landscape : Essays for L.V. Grinsell, John Baker, 1972.
- 14 J.F. Berger et C. Jung, « Fonction, évolution et taphonomie des parcellaires en moyenne vallée du R (...)
8SR Un sens qui n’est pas que mystique ! Le développement de l’archéologie du paysage est en lien avec la question de la circulation, posée en France par les historiens médiévistes (Marc Bloch, notamment), et bien sûr, par les créateurs, dans les années 1970, en Angleterre, de la Landscape Archaeology, dont les réflexions sont issues des interventions archéologiques préventives sur des tracés linéaires à l’ouest de Londres. Les premiers livres, celui de Aston et Rowley12 qui est considéré comme fondateur de l’archéologie du paysage, et celui de Fowler13, sont orientés vers la prospection, la détection, l’interprétation puis mettent en place des méthodes et des concepts. Ils vont faire les observations sur le paysage dans les tranchées qui sont creusées pour le drainage par l’aménageur : leur approche du paysage est complètement liée à la forme de cet aménagement linéaire. En partant de ce transect à travers le paysage, les archéologues se déconnectent des pôles ; à l’époque, on ne fouille en Europe que des lieux dits « majeurs » en ignorant généralement leur environnement. C’est l’archéologie préventive qui amène les archéologues à s’intéresser et à réfléchir à des types de structures anthropiques jamais exploitées, voir totalement inattendues. Les prospections aériennes étaient rares et parfois orientées vers une recherche de vestiges spécifiques. Avec les opérations archéologiques sur les linéaires, on a compris que la densité très forte des vestiges obligeait à revoir les thèses des historiens sur l’occupation du territoire, et notamment par le grand nombre de parcellaires et de voies qui se révélaient dans la longue durée. C’est une des raisons du fructueux rapprochement des archéologues avec les environnementalistes. L’étude pionnière en France est celle menée lors des opérations d’archéologie préventive préalables à la construction du TGV Méditerranée menée par Jean-François Berger et Cécile Jung14, qui ont confronté les données planimétriques, géomorphologiques, micromorphologiques, cartographiques et les photographies aériennes aux données issues de la fouille. Cette étude très atypique à l’époque a pu être possible car un des objectifs étaient l’étude du cadastre d’Orange, antique et prestigieux ! Mais cela a contribué à la prise en compte de la géoarchéologie dans le cadre du préventif. Et à présent, on met en relation les formes observées sur les cartes et les photographies aériennes avec des données géographiques (hydrographie, sédimentologie etc.), en prenant en compte donc, des facteurs environnementaux. L’archéologie a pu changer d’échelle. Une fois passées les premières frustrations d’avoir des bouts de sites sur les emprises, les archéologues ont pu transcender cette emprise et insérer les sites dans un espace plus vaste et dans un paysage. Aujourd’hui, c’est le grand enjeu scientifique de la prescription sur les tracés des gazoducs, dont l’emprise est particulièrement restreinte, certes, mais qui sont des occasions uniques de percevoir des paysages souvent méconnus.
9AM Peut-on mettre en évidence une volonté, une recherche des ingénieurs antiques, médiévaux, modernes d’insérer la voie dans un paysage, par des points d’ancrage visuels, par exemple ? Une sorte de mise en scène du parcours, avec des vues remarquables ? La route est-elle là pour ordonner le paysage ?
- 15 Leon Battista Alberti, De re aedificatoria, 1485. Le traité est composé de 10 livres thématiques (p (...)
10SR Je crains que la géographie antique soit souvent abordée d’une manière anachronique. La route antique est rarement présente dans les textes, si ce n’est par l’usage, et il n’y a pas cette idée d’ordonnancement. On connait des monuments d’entrée dans les villes, portes, arcs, mais ils me semblent relever plus de l'aménagement propre à la ville. Ce prolongement de la voie triomphale, cette théâtralisation de l’entrée dans les villes durent pendant tout le Moyen Âge. On connaît bien les circuits royaux pour entrer dans Paris. Mais c’est à la Renaissance qu’on voit se former cette idée que la route doit créer l’ordre dans l’espace rural. Alberti, qui parle très peu des routes, les aborde dans un des livres consacrés à l’esthétisme architectural et effectivement uniquement sous l’angle de leurs parures monumentales15. La route en tant que telle ne l’intéresse pas, seulement ce qu’elle permet de voir : les monuments, notamment funéraires, mais aussi le paysage, et notamment une campagne bien ordonnée. L’idée persiste si longtemps comme une évidence que dans la base de données Mérimée, les différentes catégories sur la route sont, en grande partie, les ouvrages d’art. On retrouve cette idée dans les itinéraires et récits pour voyageurs des XVIIIe et XIXe siècles : soit ce que la route permet de voir et l’organisation qui se monte pour cela : les points de vues, les éléments naturels et les monuments remarquables. Aujourd’hui, nos autoroutes sont bordées de panneaux nous signalant, sans distinction, ceux visibles comme invisibles de la route. Certains lieux sur lesquels les entreprises sont fières de leur investissement sont même magnifiés : sur l’A75, à l’arrivée au viaduc de Millau, les aires aménagées servent autant à admirer le panorama que l’ouvrage d’art.
- 16 Piolenc (Vaucluse) et Mormant-sur-Vernisson (Loiret).
11AM Il me semble qu’on n’échappe pas à la monumentalisation de la route, qu’elle ait du panache ou pas. La 66 est l’objet d’une dysneslandisation pour la faire correspondre à ce que sont censés attendre les gens qui vont de l’Est à l’Ouest. Le plus manifeste est une exaltation de l’image des cow-boys et des Indiens, notamment par des pastiches architecturaux. À Santa-Fé, par exemple, un des hôtels les plus célèbres, l’hôtel La Fonda, a été construit pour les voyageurs en chemin de fer fin 19e puis retravaillé dans les années 1920, dans le style Indian Pueblo. Autre exemple, sur la route s’échelonne toute une série de motels, les Wigwam Motels, qui sont des imitations de tentes indiennes - bien que ce soient des blocs de béton et de briques ! - dont le plus célèbre, classé, est celui d’Holbrook. On est dans la modernité, mais avec un désir de passé. Il y a même ce qui doit être une réminiscence d’un arc triomphal, une grande arche des années 1960 qui marque l’entrée à Saint-Louis par l’ouest, mais elle ressemble furieusement au « M » de Macdonald ! Motels, stations services, etc., c’est ce que j’ai appelé des « petits hauts lieux génériques » qui sont devenus des icônes, inscrits dans la mémoire collective, à défaut de l’être au patrimoine mondial de l’humanité. Ce sont tous ces éléments qui, aujourd’hui, participent de la nostalgie et de la patrimonalisation des lieux de la route, grâce à des associations locales ou des personnes privées. Notamment dans ces petites villes abandonnées le long de la 66, après le développement de l’Interstate, en Californie, par exemple. Hôtels, magasins, hangars, maisons, station-essence… tout est déserté. Two Guns, (Deux révolvers), par exemple, un lieu sur la 66 construit dans les années 1930 où il y avait même un zoo, est un village fantôme. Mais ces lieux ont fait sens et créent le besoin de s’y retrouver. Mais ces lieux ont fait sens et le voyaguer amoureux du passé veut les retrouver. C'est le cas aussi des chemins de Compostelle ou de la Nationale 7, cette grande voie de la vallée du Rhône tracée déjà à l'époque romaine. Sous Napoléon elle allait même jusqu'à Rome et était l'expression du pouvoir central de Paris mais, dans notre mémoire collective, c'est la Route bleue, celle des vacances, liée aux loisirs, aux plaisirs, où vont se concentrer les signes de modernité (les premiers motels, restoroutes, relais routiers en France). Après la seconde guerre mondiale, la popularisation de la voiture (avec des pneus à chambre à air) oblige à de nouveaux travaux de revêtement. La grande spécialité de la Nationale 7 est alors les embouteillages. La route, peu large, traverse chaque village et est bordée d’étalages marchands aux senteurs du sud. Les emplacements commerçants étaient stratégiques : il fallait mieux être du côté ouest que du côté est, parce que les gens qui partaient en vacances vers le sud, avaient l’envie de profiter et encore de l’argent. Tandis qu’en retournant au turbin, le cœur y était moins. Tout cela a fait naître des images de la Nationale 7, images qui s’ancrent dans l’imaginaire collectif définitivement avec la chanson de Trénet. Cela créé un besoin, un charme, qui se renforcent après chaque déclassement de tronçons des années 1970 aux années 2000, suite à l’extension du réseau autoroutier. On a fait des enquêtes dans les villages concernés : les gens sont d’abord contents de ne plus être « envahis de parisiens » puis sont saisis par le silence, le vide, voire le désastre économique, à Montélimar, par exemple. Quelques associations font revivre ces instants passés magnifiés, en voiture d’époque et embouteillages garantis ! Cette nostalgie de la « route du bonheur » est même présentée dans deux musées16 dédiés. Mais ce à quoi renvoie cette nostalgie, c’est à la route comme lieu de vie, de découverte, d’aventure. Le récit d’Horace de son voyage sur la via Appia est très amusant et instructif : le voyage ne consiste pas à faire le plus de kilomètres possible par jour mais de traverser des paysages et de vivre des expériences. De relais en points d’eau, d’auberge en carrefour, la route apparaît à la fois comme un lieu de vie et un système. Près de 2000 ans séparent la Via Appia de la route 66, mais malgré les performances différentes des moyens de transport, le système est identique et aboutit aux mêmes solutions. Que connaît-on de cette organisation de la route au Moyen Âge ?
- 17 Clavel, L'animal dans l'alimentation médiévale et moderne en France du nord (XIIIe-XVIIe siècles), (...)
12SR Des hôtelleries médiévales et modernes ont été identifiées par l’archéologie, mais leur fonction de relais n’est pas assurée. Les noms d’auberges de province, comme le Cheval Blanc, sont certes évocateurs mais le système de circulation terrestre médiévale reste assez peu connu, y compris par les sources. Les étapes étaient en relation avec des établissements monastiques et sans doute avec de grandes fermes, mais je ne pourrais pas citer une seule étude détaillée sur le relayage privé et on continue de raisonner avec de grandes généralités. On n’a pas de précisions réelles sur des éléments très matériels : modelé des routes, trame des tracés, chaîne d’organisation etc. Ce désintérêt est peut-être lié à la survalorisation du réseau routier antique et à l’idée répandue que le réseau routier médiéval n’en est que la déliquescence. Or on sait que certains réseaux ont été très structurés et ont fonctionné sur la durée. C’est le cas des chasse-marée qui vont de Dieppe à Paris pour vendre les produits de la mer, produits qui ne peuvent supporter un trop long voyage. C’est ce sur quoi je travaille actuellement. Les sources écrites sur les chasse-marée sont rares (le Registre de la marée a brûlé à la Révolution). On a une mention de la durée de ce trajet d’environ 200 km : environ trente-six heures, ce qui est extrêmement rapide. Il n’y a pas vraiment de voies construites attestées et, à cheval, cela oblige à relayer plusieurs fois. Donc, il y avait bien des chemins suffisamment stables et sûrs ainsi que des lieux de relais de chevaux sur ce trajet. Les sources existantes font preuve de l’investissement du pouvoir royal pour s’assurer un approvisionnement suffisant et de qualité, ainsi que de sa difficulté à légiférer dans des lieux qui sont éloignés de la capitale, les ports de Boulogne et de Calais, par exemple. À l’époque, le pouvoir royal ne légifère pas non plus sur la matérialité même de la route. Il s’agit donc « d’inciter » les villes à assurer un entretien profitant aux chasse-marées car conflits et difficultés ponctuent le trajet. Outre le brigandage, les seigneurs locaux se servent en huitres, poissons, voire en chevaux et harnachement. Les chasse-marées peuvent perdre ainsi un tiers de leur chargement durant le voyage. Tous ces conflits génèrent des actions en justice en des lieux divers où les chasse-marées se font représenter par des magistrats attitrés ; ceux-ci forment un groupe social particulier lié à la route. Autre souci, les chasse-marées peuvent vendre tout au long du chemin et ne pas juger utile de venir jusqu’à Paris. Le pouvoir royal va donc encadrer juridiquement cette activité, progressivement, à une époque où le droit diffère d’une circonscription à l’autre, de façon à assurer l’intégrité du chargement jusqu’à Paris. On voit qu’en s’intéressant de plus près à l’organisation de ce transport, on saisit l’ampleur de l’organisation non seulement spatiale, mais aussi sociale qui s’y trouve liée mais aussi les imbrications d’enjeux et d’acteurs, et enfin comment les situations qu’il crée contribue à aboutir à une homogénéisation du droit et de l’organisation matérielle du transport routier, ce qui aura des impacts sur d’autres activités et d’autres groupes sociaux. En archéologie, Benoît Clavel17 s'est intéressé à la question du transport des chasse-marée. Son point de vue d’archéoichtyologue lui a permis d’avancer des hypothèses bien documentées sur les conditions de transport des poissons. Sinon, on manque aujourd’hui de données raisonnées. L’activité des chasse-marée a duré jusqu’au train frigorifique Boulogne-Paris ! Aujourd’hui, ce sont des passionnés de chevaux qui refont la route du chasse-marée, de Boulogne à Chantilly.
13AM Il nous manque encore des études sur les sociétés de la route : ceux qui vivent de la route, ceux qui vivent sur la route, ceux qui sont contre la route, ceux qui ont un mode de vie nomade, par choix individuel ou par contingence professionnelle, et ceux qui sont en lien avec ces déplacements dans tous les lieux où les voyageurs se reposent, se ravitaillent, se divertissent. Etudier la route comme un système, le dispositif matériel qui va d’un point à un autre, certes, mais avec ses à-côtés, du bord de route à l’horizon. Comme dit Horace, quand le trajet dure, le soir, on aime trouver son confort et se distraire, et donc les équipements adéquats. Si je fais fait la comparaison avec ce qui est organisé sur la 66, il y a un peu près 2 000 ans de différence, des moyens de transports fort différents mais toujours ces mêmes besoins et on aboutit aux mêmes solutions.
- 18 J. E. Snead, C. L. Erickson, J. A. Darling, Landscape of movement. Trails, Path and Roads in Abthro (...)
- 19 Timothy Ingold, professeur d'anthropologie à l'université d'Aberdeen, en Écosse. Ouvrages traduits (...)
14SR Oui, vraiment, on a besoin de ces recherches et menées par divers regards disciplinaires. Les archéologues qui ont étudié et produit des concepts sur ce thème sont fort rares. Il y a ceux du Landscape of movement, archéologues américains qui travaillent essentiellement sur le Sud-Ouest des Etats-Unis et en Amérique latine18. Ils étudient la route comme le mode d’habiter fondamental des Indiens et s’intéressent à tout ce qui est lié à cette circulation à pied, en traineau, la composition de ce que l’on emporte avec soi, l’équilibre des charges… mais aussi ce que représente un territoire fait de trajets, de paysages… Ils abordent la route comme un lieu à part entière alors qu’en Europe, la route est considérée comme le moyen d’aller d’un point à un autre, ce qui fait sens étant les pôles, les lieux reliés. Pour eux, ce qui fait sens, c’est la route elle-même, les expériences qu’on acquiert sur la route, l’appropriation de l’espace par la circulation… Cette approche s’appuie beaucoup sur les travaux de Tim Ingold19 qui propose une théorie sur la manière de s’approprier l’espace, sans passer par la planimétrie. Ingold oppose la Connexion, où les individus sont transportés d'un point à une autre, au Wayfaring, qui est un engagement dans l’espace, entrecroisant les mouvements et les histoires de tous ceux qui vivent et se croisent sur la route. C’est ce que je propose : qu’on s’intéresse à cet engagement dans l’espace qu’est la route pour comprendre ce que génère le mouvement.
Notes
1 Le syndrome de Babylone. Géofictions de l’apocalypse.
2 (1907-1988), un des pionniers de la littérature américaine de science-fiction.
3 Patriarche, en Archéologie, et dans la base de données Mérimée.
4 Satires, Livre I- satire 5 (récit d’un voyage de Rome à Brindisi) ; écrit en 35 av. notre ère.
5 Consultable en ligne sur Gallica http://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/
6 Manuel d'archéologie gallo-romaine, 2e partie, L'Archéologie du sol, les routes, la navigation, l'occupation du sol, A. Picard, Paris, 1934.
7 Le corps des ingénieurs des Ponts et Chaussées est créé en 1716 et l’école fondée en 1747.
8 Hubert, ou Henri, Gautier 1660-1737.
9 Le tracé historique totalisait 3 670 km, de Chicago à Santa Monica.
10 Poète et humaniste américain (1819-1892). La citation est issue du poème Song of Road, publié en 1856 dans le recueil Leaves of Grass.
11 Philosophe et poète américain1(1803-1882), auteur notamment, en 1832, de « Nature » qui pose les fondements de la théorie du transcendantalisme.
12 Michael Aston and Trevor Rowley, Landscape Archaeology : An Introduction to Fieldwork Techniques on Post-Roman Landscapes, David & Charles, 1974.
13 Peter J. Fowler, Archaeology and the landscape : Essays for L.V. Grinsell, John Baker, 1972.
14 J.F. Berger et C. Jung, « Fonction, évolution et taphonomie des parcellaires en moyenne vallée du Rhône. Un exemple d'approche intégrée en archéomorphologie et en géoarchéologie », in G. Chouquer (dir.), Les formes du paysage, tome 2, Paris, Errance, 1996, p. 95-112.
15 Leon Battista Alberti, De re aedificatoria, 1485. Le traité est composé de 10 livres thématiques (projet, construction, typologie, esthétisme, restauration). L. B. Alberti, L’art d’édifier, traduit du latin, présenté et annoté par P. Caye et F. Choay, Paris, Seuil, 2004.
16 Piolenc (Vaucluse) et Mormant-sur-Vernisson (Loiret).
17 Clavel, L'animal dans l'alimentation médiévale et moderne en France du nord (XIIIe-XVIIe siècles), Revue archéologique de Picardie, n° spécial 19, 2001 ; B. Clavel et J.-H. Yvinec, « L'Archéozoologie du Moyen Âge au début de la période moderne dans la moitié nord de la France », in J. Chapelot (dir.), Trente ans d'archéologie en France. Un bilan pour une avenir, IXe congrès international de la société d'archéologie médiévale (Vincennes, 16-18 juin 2006), publications du CRAHM, 2010, pp. 71-87.
18 J. E. Snead, C. L. Erickson, J. A. Darling, Landscape of movement. Trails, Path and Roads in Abthropological Perspective, Philadephia, University of Pennsylvania Press, 2009.
19 Timothy Ingold, professeur d'anthropologie à l'université d'Aberdeen, en Écosse. Ouvrages traduits en français et édités par Zones sensibles : Une brève histoire des lignes, 2011 ; Marcher avec les dragons, 2013.
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Pour citer cet article
Référence papier
Sandrine Robert, Alain Musset et Catherine Chauveau, « Préambule : Faire la route et la vivre », Archéopages, Hors-série 4 | 2016, 14-21.
Référence électronique
Sandrine Robert, Alain Musset et Catherine Chauveau, « Préambule : Faire la route et la vivre », Archéopages [En ligne], Hors-série 4 | 2016, mis en ligne le 11 juillet 2022, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/7084 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/archeopages.7084
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