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AccueilNuméros hors-sérieHors-série 32. Archéologie européenne et rech...L’archéologie préventive suisse

2. Archéologie européenne et recherche

L’archéologie préventive suisse

Preventive archaeology in Switzerland
La arqueología preventiva suiza
Gilbert Kaenel
p. 40-41

Résumés

Dans les différents bilans consacrés aux apports de l’archéologie préventive en Europe ou dans le monde, le cas de la Suisse est très rarement pris en compte. Cela tient sans doute à l’exiguïté de son territoire, mais aussi au fonctionnement même de son ou, plutôt, de ses archéologies. En Suisse occidentale, à l’est du Jura et jusqu’au pied des Alpes, les derniers cantons dans lesquels l’aménagement du réseau autoroutier (du rail également) a été conduit, ont très largement bénéficié des avancées méthodologiques des trente à quarante années écoulées. Ces recherches ont donné une somme de données et ont renouvelé, par exemple, la problématique des dynamiques de peuplement. Les grands travaux ont modifié radicalement le fonctionnement de l’archéologie en Suisse (systématisation des sondages de diagnostic, professionnalisation des acteurs de l’archéologie) et les publications correspondantes se sont accrues en conséquence. Une mise en réseau de ces archéologies locales et une dynamique commune de réflexion restent encore à concevoir.

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Index géographique :

Suisse

Index chronologique :

âge du Fer, âge du Bronze
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Texte intégral

1Dans les différents bilans consacrés aux apports de l’archéologie préventive en Europe ou dans le monde, le cas de la Suisse est très rarement pris en compte. Cela tient sans doute à l’exiguïté de son territoire, comparable grosso modo à la Bourgogne (et encore faudrait-il déduire les montagnes au-dessus de 2 à 3 000 m et les plans d’eaux…), mais aussi au fonctionnement même de son ou, plutôt, de ses archéologies.

Quelques fondamentaux en guise de préliminaire

2La constitution de l’État fédéral de 1848 attribue à la Confédération helvétique un rôle subsidiaire à l’égard des « sites évocateurs du passé et des monuments d’importance nationale » ; on lit en effet, dans le même article, avant que le terme « archéologie » ne s’impose, que « la protection de la nature et du paysage relève du droit cantonal ». En d’autres termes, c’est comme si, pour reprendre notre comparaison avec la Bourgogne, 26 services archéologiques (23 cantons + 3 demi-cantons) étaient souverainement responsables de la gestion de leur patrimoine archéologique. On ajoutera un article du code civil suisse (entré en vigueur le 1er janvier 1912), précisant que « les antiquités qui n’appartiennent à personne et qui offrent un intérêt scientifique sont la propriété du canton sur le territoire duquel elles ont été trouvées ». Formulation d’une efficacité redoutable, à l’image de sa simplicité angélique, qui règle, sans appel, la propriété des trouvailles archéologiques (et donc les problèmes liés à leur dévolution), tout en affirmant que la responsabilité de conservation et de restauration de ce patrimoine incombe aux cantons, à charge pour ces derniers de s’organiser et de confier ces missions à des musées.

3Dernier acte, que nous qualifions de petit « miracle » : un arrêté fédéral du 13 mars 1961 précise le rôle subsidiaire de la Confédération dans le cadre des travaux dont elle a la maîtrise de l’ouvrage, en particulier des autoroutes : « Les frais de fouilles pour la recherche d’antiquités sur le tracé de futures routes nationales, de déblaiement ou des levés scientifiques des trouvailles (photographies, esquisses, mensurations) sont des frais de construction des routes nationales. La Confédération participe à ces frais, par prélèvement sur les crédits accordés pour les routes nationales ». Il y a donc un peu plus de 50 ans que le principe même de la future « Convention de Malte » a été introduit en Suisse, laquelle a initié des opérations d’archéologie « préventive » avant la lettre, sans le savoir…

Entre « lacustres » et arrière-pays

4Mais trêve de réflexions politico-administratives, voyons quelques résultats choisis, en Protohistoire, en Suisse occidentale, à l’est du Jura et jusqu’au pied des Alpes ; les derniers cantons dans lesquels l’aménagement du réseau autoroutier (du rail également) a été conduit, ont donc très largement bénéficié des avancées méthodologiques des trente à quarante années écoulées, mais aussi de questionnements scientifiques plus ambitieux, liés à des opérations dotées d’une manne fédérale également revue à la hausse.

5Nous ne reviendrons pas sur le « boom » de l’archéologie des palafittes, dès la première intervention « moderne » en 1964 à Auvernier (canton de Neuchâtel) : la documentation exceptionnelle recueillie et élaborée, avec l’aide de nombreuses disciplines des sciences naturelles ou de l’environnement (dendrochronologie pour n’en évoquer qu’une), fournissent une image de plus en plus précise du développement des cultures du Néolithique moyen à la fin du Bronze final (environ 4300-800 avant notre ère) et du fonctionnement des sociétés.

6Mais, au-delà de telles avancées saisissantes, la relation avec les terrasses et vallons situés au plus à quelques kilomètres des rives (où passent les autoroutes…) modifie radicalement cette image, aussi riche soit-elle, en réduisant un déséquilibre criant entre établissements lacustres et terrestres. D’une part les campagnes de l’âge du Bronze et de l’âge du fer sont densément colonisées, ce que l’on n’osait pas postuler jusque-là en ces termes, et on y rencontre, d’autre part, en négatif pourrait-on dire (mais pas uniquement), le reflet des périodes qui ne sont pas représentées en milieu palafittique : le début du Bronze ancien (avant 1800 avant notre ère, pour simplifier), la plus grande partie du Bronze moyen et le début du Bronze final (environ 1500 à 1050 avant notre ère), le premier et le second âge du fer (dès 800 avant notre ère) après l’abandon définitif des installations villageoises sur les rives des lacs. Les recherches en cours renouvellent ainsi fondamentalement les perspectives en termes de dynamique du peuplement. Pour l’âge du fer, on ne recensait, « avant les autoroutes », pratiquement que des découvertes funéraires, tumuli hallstattiens, tombes dites « plates » du second âge du fer, et quelques sites au statut particulier, fortifications sur des hauteurs, voire résidences princières des vie et ve siècles et, bien sûr, les oppida dès la fin du iie siècle avant notre ère.

7Prenons un exemple, les tronçons de l’autoroute A1 en terre fribourgeoise, au sud des lacs de Morat et de Neuchâtel : 23 km de tracé, 25 ans de fouilles (1975-2000), une centaine de sites de l’âge du Bronze et du fer, étudiés évidemment à des degrés différents. On peut transposer ce constat sur les autres tronçons autoroutiers, jusque dans le monde alpin, avec le site exceptionnel de Gamsen, au pied du Simplon (Brig-Glis, Waldmatte, canton du Valais), fouillé entre 1987 et 1999 : pas moins de 38 horizons stratigraphiques, dont 28 pour l’âge du fer, avec une succession de hameaux particulièrement dense entre le milieu du viie et le début du ive siècle avant notre ère.

8Les points de vue changent, les focales s’ouvrent ou se ferment en fonction des interrogations. Pour les deux derniers siècles du Bronze final par exemple, sur le plateau de Bevaix, au nord du lac de Neuchâtel, la complémentarité entre villages palafittiques et fermes contemporaines en milieu terrestre, jusque-là inconnues, contribue à retracer l’occupation et l’exploitation d’un terroir de quelques kilomètres carrés. La mise en perspective de ces occupations dans la diachronie montre en outre une continuité au cours du début du premier âge du fer, au viiie siècle, qui permet de réviser l’impression de rupture dans le peuplement que l’on pouvait envisager suite au brusque abandon des villages palafittiques dans les dernières décennies du ixe siècle avant notre ère. Une déprise anthropique, en revanche, se marque entre la fin du premier et la fin du second âge du fer. Dès le iie siècle, de part et d’autre des rives de la région des Trois-Lacs, des habitats groupés, des fermes dispersées, à proximité de voies de communication aménagées, parsèment le paysage avec une densité qui, au-delà de déplacements latéraux, ne fléchira pas au cours de l’époque romaine.

Archéologie préventive, recherche et publications scientifiques

9Les grands travaux ont donc, comme partout dans le monde, modifié radicalement le fonctionnement de l’archéologie en Suisse, à commencer par la 2e Correction des Eaux du Jura entre 1962 et 1973, qui concernait 5 cantons, sous l’autorité d’une seule archéologue responsable, supra-cantonale en quelque sorte ce qui représentait une petite « révolution ». En 1972, le long du tracé de l’autoroute A1, sur les rives vaudoises au sud du Lac de Neuchâtel (tracé déplacé par la suite), est mise en œuvre pour la première fois en Suisse une politique novatrice de sondages systématiques à la pelle mécanique, distants de 10 à 30 m environ ; plusieurs stations lacustres sont ainsi délimitées et sommairement évaluées. Cette pratique du sondage, aujourd’hui de diagnostic, est devenue la norme.

10En parallèle, la professionnalisation des différents acteurs de l’archéologie s’est installée de manière irréversible, les personnels ont plus que centuplé en près de 40 ans ! Les bonnes habitudes sont prises ; évidemment on observe une disparité entre cantons, grands ou petits, industrialisés ou moins, riches ou pauvres, avec ou sans autoroute comme moteur du développement de leur archéologie, des différences pondérées toutefois par une sorte d’« autorégulation » entre voisins.

11Aux fouilles extensives, à la multiplication des archéologues, aux questionnements sans cesse renouvelés correspond un nombre de publications en pleine croissance. L’Annuaire de la Société suisse de préhistoire et d’archéologie (devenue Archéologie suisse en 2006) et ses suppléments ne pouvaient plus accueillir une telle masse documentaire. Les Cahiers d’archéologie romande ont vu le jour à Lausanne en 1974 (130 numéros début 2012) ; ils sont devenus très vaudois et valaisans, d’autres collections ayant en effet été créées : Archéologie fribourgeoise en 1983, évoluant en Cahiers d’archéologie fribourgeoise dès 1999 avec une série de monographies (22 numéros), Archéologie neuchâteloise en 1986 (47 numéros), les Cahiers d’archéologie jurassienne en 1991 (31 numéros)…, autant de supports cantonaux destinés principalement à diffuser les résultats scientifiques de l’archéologie préventive.

12Depuis un peu plus de 3 décennies, le nombre des publications a donc plus que décuplé. Le fabuleux accroissement des connaissances, illustré principalement par la présentation monographique des sites explorés, ne saurait toutefois constituer un savoir en soi. Au-delà de la juxtaposition de travaux d’une qualité scientifique reconnue, mais traités de manière indépendante par différentes archéologies cantonales, à quelques dizaines de kilomètres de distance à peine, une mise en réseau des résultats concernant les mêmes thèmes de recherche (par exemple les habitats du milieu de l’âge du Bronze ou du premier âge du fer avec leurs mobiliers, sans oublier l’extraordinaire potentiel à exploiter que représente le domaine palafittique) et l’intégration de ces résultats dans une dynamique plus large de réflexions scientifiques restent à concevoir. Débordant des tracés (non aléatoires…) des autoroutes et des limites administratives des cantons, une « vitesse supérieure » doit nécessairement être mise en œuvre. Mais à qui revient l’initiative d’une telle orientation scientifique ? Les universités sont restées fort en retrait durant toutes ces années d’abondance, et rappelons l’absence d’un centre ou d’un institut de recherche (le Fonds national suisse de la recherche scientifique intervient en appui dans le cadre de projets limités dans le temps). La recherche ne saurait, par définition, se limiter à un tronçon d’autoroute : des programmes de prospection et des fouilles, d’ampleur moins grande, certes, devront prolonger les questions fondamentales soulevées par l’archéologie préventive, en termes de dynamique du peuplement pour n’en citer qu’une, tout en sachant évoluer du micro-régional à une échelle supra-régionale. Espérons que les cantons suisses (qui disposent des principales ressources financières) et les universités feront preuve de la créativité nécessaire pour développer une archéologie post-autoroutière, et oser à l’avenir transgresser les frontières cantonales dans de grands projets scientifiques collectifs. Le défi est clairement posé : inventer une archéologie suisse du futur…

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Bibliographie

Anastasiu A., Langenegger F., 2010 : Cortaillod/Petit Ruz : impacts humains et évolution d’un terroir, du Néolithique à l’époque gallo-romaine, sur un kilomètre d’autoroute, Archéologie neuchâteloise, 46, Hauterive.

Benkert A., Curdy Ph., Epiney-Nicoud C., Kaenel G., Mac Cullough F., Mauvilly M., Ruffieux M.,2010 : « Zentralisierungsprozess und Siedlungsdynamik in der Schweiz (8-4 Jh. v. Chr.) », in Krausse, D. (dir.), Fürstensitze und Zentralorte der frühen Kelten, Stuttgart, p. 79-118.

Boisaubert J.-L., Bugnon, D., Mauvilly, M. (dir.) : 2008, Archéologie et autoroute A1, destins croisés. Archéologie fribourgeoise, 22, Fribourg.

Kaenel G., 2007 : Les archéologies en Suisse : un regard critique, Annuaire d’Archéologie suisse, 90, p. 37-40.

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Pour citer cet article

Référence papier

Gilbert Kaenel, « L’archéologie préventive suisse »Archéopages, Hors-série 3 | 2012, 40-41.

Référence électronique

Gilbert Kaenel, « L’archéologie préventive suisse »Archéopages [En ligne], Hors-série 3 | 2012, mis en ligne le 01 janvier 2012, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/457 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/archeopages.457

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Auteur

Gilbert Kaenel

Musée cantonal d’archéologie et d’histoire de Lausanne

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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