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Dossier

De la difficulté à distinguer le noble et l’ignoble. Exemple de deux sites médiévaux de l’Allier

The difficulty of telling the noble from the ignoble. Two medieval sites in the Allier
Lo difícil que resulta distinguir lo noble de lo innoble. El ejemplo de dos sitios medievales en Allier
Sébastien Gaime
p. 58-60

Résumés

Pour analyser la « ruralité » médiévale à partir des données archéologiques, le biais le plus pertinent demeure celui de l’organisation du terroir, qui permet d’appréhender les types de populations vivant à la campagne. La motte castrale constitue l’une des principales caractéristiques du paysage médiéval rural, tout comme la maison forte. Celle-ci se présente sous la forme d’édifices en pierre ou en terre et bois. Au fil du temps, le rôle militaire du « château » et de la « maison forte » s'amoindrit au profit des rôles résidentiel et surtout foncier, comme centre d'exploitation d'un domaine. Les types de possesseurs évoluent également, des non-nobles accédant à la propriété de ces biens. L’archéologie alliée aux sources testimoniales met en question le statut des propriétaires médiévaux de la campagne, et permet de réfléchir sur les fonctions des sites. Deux exemples retiennent ici l’attention : les sites de Chevagnes et Billezois. Le premier servit de place défensive et de centre d’extraction et d’exploitation métallurgique. Le second pose la question de l’interprétation d’un site castral autour de la découverte des vestiges d’un moulin.

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Texte intégral

  • 1 Dans la préface, J-M. Pesez constatait qu’il est « à peine croyable qu’on ait pu si longtemps ignor (...)

1Pour analyser le monde rural médiéval à partir des données archéologiques, le biais le plus pertinent demeure celui de l’organisation du terroir qui permet d’aborder les catégories de populations vivant à la campagne. Les sites découverts sont variés et appartiennent à toutes les catégories de la population, « ceux qui travaillent, ceux qui combattent et ceux qui prient », selon le fameux « Poème au roi Robert » d’Adalbéron De Laon (Duby, 1978). De fait, l’espace rural est structuré par les classes seigneuriales, ecclésiastique et laïque qui se partagent le pouvoir, grâce notamment au château qui inclut, dans son acception la plus large, les « mottes » et les « maisons fortes »1 (Collectif, 1988).

  • 2 Les textes médiévaux utilisent les mêmes termes latins que pour le château, à savoir « castrum », « (...)

2C’est ainsi que la « motte castrale »2, déclinaison de terre et de bois du château, constitue l’une des principales caractéristiques du paysage médiéval rural pour une période que les fouilles datent entre le xie et la fin du xiiie siècle (Poisson, 2007). Face au « blanc manteau d’églises », les mottes structurent elles-aussi complètement le paysage. La « féodalisation », quels que soit le sens ou l’origine que l’on donne à ce terme (Bloch, 1939), renvoie aussi à une réalité architecturale.

  • 3 « Fossoyer » est un droit soumis à autorisation du prince : on citera pour mémoire le célèbre passa (...)

3La « maison forte » paraît être une évolution du premier phénomène, encore plus présente quantitativement sur le territoire. Apparue à la fin du xiie s. et répandue au Moyen Âge, elle se présente différemment suivant les régions, aussi bien sous la forme d’édifices en pierre (Sirot, 2007), que comme des constructions plus sommaires, en terre et bois. D’une manière générale on pourrait la définir comme le lieu de résidence d’un membre de la petite noblesse. Mais au-delà du polymorphisme architectural et du droit strict, la maison forte comprend, au moins au départ, des éléments architecturaux et défensifs spécifiques, qui la rendent reconnaissable pour le contemporain et la distinguent des « habitations simples » : cette architecture visible, voire ostentatoire (tour, rempart, fossé…), est devenue le symbole d’une classe qui assoit sa domination sur un territoire et sur une population [ill. 1]. C’est sans doute l’une des raisons de la multiplication des sites conduisant à une hiérarchisation féodale et architecturale du paysage. Ce schéma ne s’applique pas partout : ainsi, dans le Dauphiné médiéval, la distinction entre « château » et « maison forte » est seulement juridique, car le possesseur de la maison forte ne détient pas le droit de haute justice sur son domaine (Gaime, 1993), ce qui empêche toute observation rétrospective au moyen de l’archéologie. Parmi les observations archéologiques, la présence d’un fossé englobant paraît être l’un de ces éléments discriminants : de fait, en plus d’un rôle défensif souvent théorique, il apparait comme un marqueur social, soumis à autorisation, comme le rappellent les textes3 tout au long du Moyen Âge. Son rôle symbolique ne doit donc pas être sous-estimé et sa présence sur un site pourrait être interprétée comme l’un des premiers indices d’un certain statut social.

1. Restitution de la maison forte du site du Tronçay à Chevagnes (Allier).

1. Restitution de la maison forte du site du Tronçay à Chevagnes (Allier).

Elle comprend des éléments architecturaux et défensifs spécifiques tel le pont-levis à flèches qui contribue à asseoir la domination d’une classe sur un territoire. La maison forte est datée de l’automne-hiver 1360/1361 et le pont de 1359/1360.

Dessin P. Mille ; C. Perrault , laboratoire CEDRE

L’évolution des fonctions architecturales

4Au fil du temps, le rôle militaire du « château » et de la « maison forte » s’amoindrit au profit des rôles résidentiel et surtout foncier, comme centre d’exploitation d’un domaine, au point que beaucoup d’édifices sont aujourd’hui connus sous le nom de « ferme ».

5Les catégories de possesseurs évoluent elles aussi : si, au départ, l’appartenance à la noblesse est fondamentale, les recherches récentes montrent qu’une population roturière, issue de la bourgeoisie marchande cherche à s’approprier assez tôt les éléments discriminants de la noblesse. Ainsi, à Chevagnes (Allier), le fief est, semble-t-il, au début du xive siècle possédé par un roturier. Plus tard le domaine repasse aux mains d’un chevalier qui, s’il est effectivement noble, n’est pourtant pas encore adoubé. Le cas n’est pas isolé et leur nombre va se multiplier jusqu’à la Révolution française. Le passage d’un fief d’une famille noble à un roturier constitue un cas de figure fréquent à cette époque. Pour le xive siècle, les mentions de fiefs estimés à dix livres ou moins, concernent, pour moitié, des fiefs roturiers. Pendant la guerre de Cent Ans ce mouvement s’est intensifié du fait des difficultés financières des nobles. Cette accession à des biens et droits seigneuriaux était acceptée, et l’inaptitude des roturiers au service du ban était compensée par le droit de rachat, une contrepartie financière payée par l’acquéreur ou l’ancien fieffé. L’acquisition d’un fief d’un certain revenu devenait parfois la première étape visant à l’accession à la noblesse. » (Gauthier, 2009).

L’exploitation des terres, un enjeu de pouvoir

6Le pouvoir de la noblesse se manifeste d’abord par la possession directe des terres, puis par la possession des moyens d’exploitation de ces domaines par les paysans, alleutiers ou serfs. Et c’est bien là l’enjeu pour cette partie de la population médiévale, pour qui « vivre à la campagne » signifie surtout exploiter un terroir de diverses manières en fournissant surtout la nourriture (culture, élevage…), l’eau, et les matières premières (bois, pierres, charbon, minerai…). Si ces campagnes médiévales sont riches, pour autant leur exploitation n’est pas libre, mais très contrainte. Le choix des implantations répond donc à deux exigences : celle de l’autorisation de construire et celle de l’intérêt du lieu. Cet intérêt peut d’abord concerner des réalités agricoles, mais la forêt se trouve également exploitée, par le charbonnier, les forestiers et les bûcherons. Qu’en est-il de l’exploitation des sous-sols, des ruisseaux et de l’eau en général, que se soit pour s’abreuver, pécher, rouir le chanvre ou utiliser la force motrice ?

Le statut des sites

  • 4 « Il était évident que faire l’histoire de la société, c’était faire l’histoire du pouvoir, faire l (...)

7Ces dernières années un nouveau paradigme a vu le jour, avec la question des « élites rurales ». Il semblerait que la complexité avérée des liens de pouvoir, y compris au sein de la paysannerie, ait été sous-estimée, et que l’émergence d’une frange non noble de la population, détentrice d’un certain poids, soit une réalité patente pour les historiens, en tout cas avant le xie siècle (Feller, 2004). Loin de faire l’unanimité (Toubert, Offenstadt, 20054) cette vision trouve quelques échos, au moins méthodologiques, en archéologie pour chercher à qualifier le type de population en cause. La difficulté à déterminer le statut des sites et celui de ceux qui y vivent à partir des vestiges architecturaux ou des éléments de la culture matérielle (Burnouf, 2008) ouvre une série de questions. Si notre analyse des vestiges peut parfois concorder avec les informations livrées par les textes, il n’en reste pas moins que l’aboutissement des études en cours sur la masse de données apportées par l’archéologie préventive fournirait des repères d’interprétation plus subtils et variés.

8À travers deux exemples de sites de l’Allier, [cf. encadrés p. 61 et 62] on s’aperçoit que les erreurs et les errements, à la fois terminologiques et interprétatifs, sont riches d’enseignement et mettent en exergue la difficulté à appréhender une réalité médiévale complexe. Situés tous deux entre les rivières Besbre et Allier, ces sites sont au cœur de ce que l’on nomme la « Sologne bourbonnaise », zone rurale humide, parfois marécageuse. Dans les deux cas, mais pour des raisons différentes, les constructeurs ont délibérément cherché la présence de l’eau et ont tiré parti au maximum des possibilités des lieux, qui pour alimenter le barrage d’un moulin, qui pour assurer le remplissage de fossés, et permettre de surcroit le traitement du minerai de fer local.

9Les deux sites furent occupés durant le xive siècle, avec une première phase au milieu du xiiie siècle pour Chevagnes, selon la datation du mobilier céramique et l’apparition de la famille éponyme dans les actes. En revanche, les environnements médiévaux étaient un peu différents. Le Tronçay s’implante à une centaine de mètres du bourg de Chevagnes, séparé par la route de Moulins, dans une zone humide. Des bois sont mentionnés, ainsi que deux étangs artificiels (Gauthier, 2009). Les pollens attestent un environnement immédiat ouvert (herbacées), déjà largement déboisé, avec des cultures variées (jardins, vignoble, céréales, chanvre, ponctuellement sarrasin) et de l’élevage à proximité. Plus isolé, le site de Falconnière se trouve à 2 km du bourg, en zone humide, mais à l’environnement forestier plus marqué, les prairies étant plus éloignées. Dans les deux cas les éléments mobiliers découverts n’ont pas été en adéquation avec le statut des sites. À travers nos deux exemples, on s’aperçoit que la mixité spatiale, y compris sur un même site, ne doit pas masquer le clivage noble/non-noble qui reste essentiel pour comprendre la société médiévale. Entre élite seigneuriale et élite roturière, entre seigneurs et paysans, entre détenteurs du pouvoir et ceux qui exploitent réellement le terroir, l’archéologue médiéviste se doit d’avoir recours à une terminologie élaborée et précise afin d’approcher un site dans toute sa complexité.

10Les divers impacts (Poisson, 1992) de l’implantation du château sur l’exploitation et la structuration d’un terroir apparaissent au fur et à mesure des fouilles : cette diversité constitue peut-être le principal apport de l’archéologie préventive (Burnouf, 2008).

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Bibliographie

Bailly-Maitre M.-Chr., 1994, Brandes en Oisans, la mine d’argent des Dauphins. Isère, DARA, Lyon.

Bloch M., 1994 [1939], La société féodale, Bibliothèque de l’évolution de l’Humanité, Paris, Albin Michel.

Burnouf J., 2008, Archéologie Médiévale en France, le second Moyen Âge, Paris, La Découverte/Inrap.

Duby G., 1996 [1978], Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Quarto, Gallimard.

Collectif, 1988, Châteaux de terre : de la motte à la maison forte, Histoire et archéologie médiévales dans la région Rhône-Alpes, Décines-Charpieu.

Feller L., 2004, « Seigneurs et paysans dans le bassin méditerranéen vers 950-1050 », in Bonnassié P., Toubert P., Hommes et sociétés dans l’Europe de l’An Mil, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail.

Fournier G., 1977, Le château dans la France médiévale, essai de sociologie monumentale, Paris, Aubier Montaigne.

Gaime S., 1993, Les maisons fortes du mandement de Crémieu, Travaux de l’institut d’histoire de l’art de Lyon, cahier n° 15, Lyon.

Gaime S., Gauthier F., Guyot St., Mille P., 2011a, Chevagnes, Document Final de Synthèse, Inrap.

Gaime S. (dir.), Gauthier F., Mille P., Guyot St., Dunikowski Chr., Lefevre J.-Cl., Perrault Chr. (collab.), Prat B. (collab.), Rué M. (collab.), Caillat P. (collab.), 2011b, « Un site castral bourbonnais au début de la guerre de Cent Ans : le Tronçais à Chevagnes (Allier) », Archéologie Médiévale, t. 41, CNRS éditions.

Gaime S., Gauthier F., Mille P., à paraître, Billezois, Falconnières : un moulin au xive siècle, Actes du colloque Archéologie des moulins hydrauliques, à traction animale et à vent, des origines à l’époque médiévale, Lons-le-Saunier, Inrap.

Gauthier F., 2009, Un faux du xviie siècle : le terrier Falcon, Bibliothèque de l’École des Chartes, t. 167.

Hurard S., 2012, La ferme du Colombier à Varennes-sur-Seine (xvie-xviiie siècle), Recherches archéologiques, n° 3, CNRS éditions/Inrap.

Poisson J.-M. (dir.), 1992, Le château médiéval, forteresse habitée, xie-xvie s., Archéologie et histoire : perspectives de la recherche en Rhône-Alpes, DAF n° 32, Paris, MSH.

Poisson J.-M., 2007, « Mottes castrales et autres fortifications médiévales de terre et de bois : état de la question en France », Motte-Turmhügelburg-Hausberg, OGM, p. 47-60.

Rey A., 1998, Dictionnaire historique de langue française, Paris, Dictionnaire le Robert.

Salch Ch.-L., 2002, « Les forges dans les châteaux, questions », in Poklewski-Koziell T., La forge dans les châteaux forts, Actes du Colloque de Klingenthal, 2001.

Sirot É., 2007, Noble et forte maison, L’habitat seigneurial dans les campagnes du milieu du xiie au début du xvie siècle, Paris, Picard.

Toubert P., Offenstadt N., 2005, « L’histoire médiévale des structures », Genèses, n° 60, p. 138-153.

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Notes

1 Dans la préface, J-M. Pesez constatait qu’il est « à peine croyable qu’on ait pu si longtemps ignorer les fortifications en terre qui ont fait l’essentiel du paysage du xe au xiiie siècle. »

2 Les textes médiévaux utilisent les mêmes termes latins que pour le château, à savoir « castrum », « castellum », « minutio », voire « oppidum » pour désigner une motte castrale. L’exemple le plus clair reste bien entendu la légende brodée au-dessus de la motte d’Hasting en construction, sur la tapisserie de Bayeux. À partir du xie siècle, on commence à trouver le terme « motta » dans les textes qui se généralise surtout au xiiie siècle et désigne, le plus souvent, une fortification un peu caduque.

3 « Fossoyer » est un droit soumis à autorisation du prince : on citera pour mémoire le célèbre passage sur le droit de creuser un fossé dans le Domesday Book (1086), ou un texte auvergnat de 1433 interdisant de fortifier sans autorisation royale (communication personnelle aimablement fournie par Gabriel Fournier, professeur émérite de l’université de Clermont-Ferrand).

4 « Il était évident que faire l’histoire de la société, c’était faire l’histoire du pouvoir, faire l’histoire des rapports de production, des rapports de force, intégrer d’une manière logique le travail avec une certaine forme de capital. Et mon idée a toujours été (…) qu’il y a toujours eu une logique d’esprit capitaliste. (…) je n’ai jamais pensé, jamais trouvé une véritable capacité d’innovation ou de résistance dans les communautés rurales. Je les ai toujours vues comme soumises à la fatalité d’un sur-pouvoir seigneurial et c’est, je pense, une idée qui me venait du marxisme. »

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Table des illustrations

Titre 1. Restitution de la maison forte du site du Tronçay à Chevagnes (Allier).
Légende Elle comprend des éléments architecturaux et défensifs spécifiques tel le pont-levis à flèches qui contribue à asseoir la domination d’une classe sur un territoire. La maison forte est datée de l’automne-hiver 1360/1361 et le pont de 1359/1360.
Crédits Dessin P. Mille ; C. Perrault , laboratoire CEDRE
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/398/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 543k
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Pour citer cet article

Référence papier

Sébastien Gaime, « De la difficulté à distinguer le noble et l’ignoble. Exemple de deux sites médiévaux de l’Allier »Archéopages, 34 | 2012, 58-60.

Référence électronique

Sébastien Gaime, « De la difficulté à distinguer le noble et l’ignoble. Exemple de deux sites médiévaux de l’Allier »Archéopages [En ligne], 34 | 2012, mis en ligne le 01 juillet 2012, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/398 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/archeopages.398

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Sébastien Gaime

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