1La vaste parcelle agricole de « La Viaube 1 », de plus de 4 ha et exploitée au cours du deuxième quart du ier siècle de notre ère (30-50), a été mise au jour à Jaunay-Clan sur la rive gauche de la vallée du Clain. Un réseau de fossés, des damiers de fosses et des pots horticoles y côtoient une composition jusqu’à présent inédite en Gaule : le « sanctuaire » végétal [ill. 1].
1. D’une superficie supérieure à 4 ha, l’exploitation horticole de Jaunay-Clan, « La Viaube 1 », a fait l’objet d’une fouille préventive pendant l’été 2010. Son emprise est déterminée au sud par un mur doublé d’un fossé et au nord par une simple maçonnerie.
Inrap
2Quinze fossés, strictement parallèles et parfaitement alignés, scandent l’emprise de cette parcelle selon le pendage naturel des terrains [ill. 2]. Leurs remblais témoignent d’un comblement rapide, sans phase de fonctionnement ouvert. Cent huit fosses rectangulaires, régulièrement espacées, quadrillent l’emprise de quatre de ces fossés. Elles sont ponctuellement associées à 22 creusements circulaires. Trois fossés ont livré les restes d’une trentaine de pots horticoles. Au nord des fossés, deux damiers, de 50 et 53 fosses rectangulaires, s’insèrent au sein de ce vaste réseau, de part et d’autre du « sanctuaire » végétal. La trame de ces quadrillages non orthogonaux se situe entre 5 m et 5,10 m de côté.
2. Des fossés horticoles et des damiers de fosses rectangulaires, vestiges de vergers, sont associés au sein de cette exploitation à un lieu d’agrément et de prestige, dédié à la promenade et chargé de symbolisme : le « sanctuaire » végétal.
E. Denis, denis.balloïde-photo
3L’utilisation d’un tracé régulateur en amont de l’installation de cette parcelle semble évidente tant la géométrie de son organisation est prégnante. À titre d’exemple, une certaine rythmique a été mise en évidence dans l’écartement des 10 fossés les plus méridionaux. Leur répartition symétrique, de part et d’autre d’un axe qui scinde en deux et d’égale manière la moitié méridionale de la parcelle, a ainsi été observée.
4Les formes standardisées et géométriques des différents creusements, leur ordonnancement en rangées ou en quadrillages réguliers et la présence de pots horticoles suggèrent l’existence d’une vaste exploitation agricole dont l’activité était orientée vers les productions végétales (cultures fruitières, arborescentes ou horticoles). L’extrême indigence du mobilier céramique, typique de ce type de contexte, peut être ajoutée à cette énumération. Le creusement de longues tranchées (sulci) et, simultanément, au sein de celles-ci, de fosses aux dimensions standardisées (alvei), participe à la phase de préparation des terrains, préalable à toute plantation. Cette technique de défoncement, qui permet d’ameublir et de retourner le sol, contribue également au drainage de la parcelle cultivée (Boissinot, 2001). Les deux damiers de fosses à l’ouest de l’emprise évoquent pour leur part la présence à ce niveau de vergers, qui, à l’image d’exemples mis au jour dans la région de Reims, pourraient être voués à exploitation de fruitiers de type poiriers ou pommiers (Koehler, 2003).
- 1 La valeur ainsi obtenue pointe une proportion mathématique qui fascine autant qu’elle interroge : l (...)
5Une composition atypique d’un peu moins de 800 m2 se démarque nettement à l’ouest de la parcelle [ill. 3]. L’absence de trou de poteau, d’éléments architectoniques (moellons ou éclats calcaires, mortier) ou de traces organiques dans les comblements des tranchées qui constituent cet ensemble laisse supposer la présence ici d’une architecture végétale. Cette constatation, couplée au plan très particulier de cette composition – qui n’est pas sans évoquer le plan, librement adapté, d’un sanctuaire à temples géminés – lui a valu son appellation de « sanctuaire » végétal. Sa conception, très rigoureuse, adopte un module de 15 pieds monetalis carrés (4,40 m de côté), chaque « temple » et le couloir de l’entrée s’inscrivant dans une grille distincte. Les deux grilles des « temples » se recoupent au niveau des deux petits fossés parallèles mis en évidence entre ces deux ensembles. Outre la symbolique très forte que l’on peut supposer derrière ce chevauchement, cette configuration particulière résulte avant tout d’une construction rigoureuse, selon un rapport unique entre la largeur et la longueur de la composition. Malgré toute l’imprécision immanente à ce genre d’exercice de métrologie sur des vestiges archéologiques, on observe en effet un rapport presque parfait : (a+b)/a = 1,62 et a/b = 1,601. À l’intérieur de chaque espace, chacun des deux « temples » s’appuie sur le damier ainsi créé. Le centre du « temple » occidental a été obtenu en tirant les diagonales depuis les angles du rectangle dans lequel il s’inscrit, ce qui a permis ensuite de tracer le cercle de la « cella ». Ce même schéma a été appliqué pour le « temple » oriental, mais avec quelques maladresses et un petit décalage, vers le nord-ouest, des creusements.
3. Deux ensembles de plan géométrique, inscrits dans un espace rectangulaire « clos », séparés l’un de l’autre par deux petits creusements parallèles, se dessinent à l’ouest de l’exploitation horticole, au milieu des vergers. Une longue « allée », ceinte par deux fossés, matérialise, au sud, l’entrée de ce « sanctuaire » végétal.
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- 2 Équinoxe de printemps vers le 20-21 mars et équinoxe d’automne vers le 22-23 septembre.
- 3 Soit respectivement vers le 21-22 décembre et vers le 21 juin.
6L’orientation du « sanctuaire » végétal diffère de celle du reste des aménagements de la parcelle. Deux angles opposés du péribole sont ainsi quasiment, pour l’un, à l’ouest, et, pour l’autre, à l’est, ce qui correspond au lever et coucher du soleil aux équinoxes2. Ceci pourrait être fortuit, mais l’on remarque que les deux autres angles se retrouvent de fait, pour l’un, proche du nord-ouest et, pour l’autre, proche du sud-est, c’est-à-dire sur des points correspondant au lever du soleil au solstice d’hiver et de son coucher au solstice d’été3. L’hypothèse d’une référence symbolique au cycle des saisons peut donc ici être proposée même si les éléments susceptibles de la démontrer restent ténus.
7Cette composition est à l’heure actuelle inédite en Gaule romaine. L’absence d’aménagements comparables dans le cadre provincial conduit naturellement à chercher des analogies en Italie où quelques compositions complexes du même ordre sont connues pour la fin du ier siècle et la première moitié du iie siècle de notre ère (Gros, 2001). Elles ponctuent les parcs et jardins de riches villae italiques et rappellent l’aménagement picton par l’originalité de leurs plans. Le « jardin-hippodrome » que Pline le Jeune s’est fait aménager dans sa villa de Toscane en est un exemple (Pline, Lettres, V, 5). Réplique miniature et végétale d’un hippodrome, clou du spectacle de sa propriété, ce jardin, qui n’a jamais servi de cadre à des courses hippiques, s’inscrit dans une tradition élitiste, qui vise à introduire et imiter dans la sphère privée des aménagements communautaires « quitte à les “adapter” de façon sommaire » (Grimal, 1984). Il est donc plus que probable qu’à l’instar de cet exemple, le « sanctuaire » végétal de Jaunay-Clan n’ait pas eu pour vocation d’accueillir une quelconque cérémonie religieuse, mais soit en réalité un lieu dédié à l’agrément et à l’affirmation du statut du propriétaire des lieux.
8Dans un monde où les croyances sont prégnantes, il a pu paraître de surcroît opportun de profiter de la présence du « sanctuaire » végétal pour placer les cultures environnantes sous la protection, même allégorique, des divinités et des saisons. À ce titre, une fosse oblongue mise au jour dans l’angle est de la galerie du « temple » à cella en abside semble particulièrement révélatrice. Elle a en effet livré les fragments d’une amphore vinaire du milieu du ier siècle de notre ère et de deux pots à provision, disposés à l’envers l’un à côté de l’autre, sur deux fonds de cruches retaillés en couvercles. Si l’aménagement peut paraître singulier, la lecture de Palladius apporte quelques éléments de réponses pertinents : « on renfermera [des poires confites et séchées] dans un vase poissé qu’on recouvrira et qu’on enterrera, l’orifice en bas, dans une petite fosse […] on les mettra, dès qu’elles commenceront à s’amollir, dans un vase de terre bien cuite et bien poissée, dont on enduira le couvercle de plâtre, et qu’on enterrera dans une petite fosse » (Palladius, De Re Rustica, III, 25). À Jaunay-Clan, en raison de leur emplacement, ces conserves semblent pouvoir être parfaitement assimilées à un « présent » destiné à placer l’exploitation et ses récoltes sous les meilleurs auspices. Elles paraissent au moins confirmer, comme il a été évoqué précédemment, que la production de ce domaine pourrait, ne serait-ce qu’en partie, être tournée vers l’exploitation des arbres fruitiers et notamment des poiriers.
9C’est donc un ensemble de grande envergure, aux composantes parfois inédites et atypiques qui se trouve avoir été mis en évidence sur le site de « La Viaube 1 ». Des réalités et des contraintes agricoles semblent être à l’origine de l’ordonnancement des fosses et des fossés au sein de cette parcelle et en expliquer l’organisation rationnelle et rigoureuse.
10Il n’en reste pas moins que bien que se trouvant dans un espace de production, certaines des composantes de cette parcelle ne relèvent en rien d’impératifs agricoles. L’étude de son tracé régulateur a ainsi montré qu’un exercice théorique inutile – la symétrie des fossés méridionaux – a été introduit dans son plan général, ce qui pourrait retranscrire une volonté d’amplifier des effets de perspective. Quant au « sanctuaire » végétal, il évoque les archétypes même des espaces d’agrément et de prestige des Romains, à savoir les parcs et jardins de leurs villae. Les analyses paléoenvironnementales n’ont cependant apporté aucun renseignement sur les essences qui y étaient plantées. Un aspect moins utilitaire, tourné vers l’agrément mais également l’affirmation du statut du propriétaire des lieux, apparaît donc ainsi.
11L’originalité du plan et le choix de l’orientation du « sanctuaire » végétal interrogent enfin sur la possibilité qu’une part plus symbolique ait été accordée à certaines des composantes ou des productions de cette exploitation. Cette libre évocation d’un espace sacré, dont l’implantation peut faire référence au cycle des saisons, ne peut-il s’apparenter également à un aménagement tutélaire destiné à protéger le domaine et ses productions des aléas climatiques et naturels ?
12La superficie importante de cette parcelle agricole et les moyens humains et financiers que supposent sa création et son entretien semblent la lier à une villa d’une importance certaine, tandis que le « sanctuaire » végétal, par son originalité, son atypisme ou sa précocité par rapport aux modèles italiques qui sont à l’heure actuelle ses seules analogies, interroge sur l’appartenance de son propriétaire à une élite qui n’est peut-être pas que locale.