1Les fouilles archéologiques préventives réalisées ces 15 dernières années en Lorraine ont contribué à mettre au jour de nombreux établissements ruraux antiques. Parmi eux, semble se dessiner un « modèle » de ferme familiale, centrée sur l’exploitation agropastorale d’un modeste terroir et caractérisée par une subdivision interne avec des espaces aux fonctions bien identifiées. Cet article n’a pas la prétention d’être une synthèse sur la cohabitation étroite entre l’homme et l’animal au sein de l’habitat, ainsi que sur la place de premier ordre accordée aux bovidés dans de petites unités agropastorales. Conçu comme une réflexion argumentée, il contribue modestement à la recherche sur les formes et les fonctions de l’habitat rural en Gaule romaine.
- 1 Fouille réalisée en 2003, responsable d’opération : Karine Boulanger ; coordination : Sylvie Deffre (...)
2Ces questions sont appréhendées grâce au dégagement total, en décapage extensif, du site n° 20 de Bouxières-sous-Froidmont « Le Tremble »1, en Meurthe-et-Moselle [ill. 1], étudié à la lumière des traités d’agronomie antique. Ce petit établissement rural gallo-romain établi au sommet d’une colline, à proximité d’un ruisseau (Boulanger, à paraître) [ill. 2], apparaît conforme aux préceptes de Varron : « Une colline est, sauf empêchement, l’emplacement le plus convenable à l’établissement d’une ferme » (Varron, I-XIII). Les vestiges, sur 7 500 m2, correspondent à un bâtiment de ferme et à ses structures annexes d’accompagnement : un puits, un silo excavé, des fours artisanaux, un enclos à bestiaux, une cour empierrée et un chemin d’accès reliant l’établissement à la voie impériale Lyon-Trèves [ill. 3]. L’étude du mobilier archéologique manifeste une grande phase d’occupation entre le milieu du ier et le milieu du iiie siècle, ainsi qu’une continuité d’utilisation jusqu’à la fin du ive siècle au moins. Sur toute cette période, aucune modification majeure du plan n’a été constatée.
1. Localisation des sites mentionnés dans l’article sur la carte de la Lorraine.
Ces trois exemples de fermes antiques sont distants de 20 km à vol d’oiseau.
Inrap
2. Plan général des vestiges du site gallo-romain de Bouxières-sous-Froidmont « Le Tremble ».
Le bâtiment de ferme est établi au sommet d’une colline et les aménagements annexes se déploient sur le flanc nord, jusqu’aux abords d’un ruisseau.
Inrap
3. Plan général détaillé du bâtiment de ferme de Bouxières-sous-Froidmont « Le Tremble ».
Ce bâtiment, au plan en L, mesure 18 m de longueur par 14 de largeur. Les trois pièces qui le composent représentent une surface utile de 156 m2.
Inrap
3Construit sur fondations de pierres, le bâtiment se compose de trois pièces disposées en L, selon une orientation générale nord-sud [ill. 3]. Bien que les maçonneries aient été en partie récupérées, les vestiges se sont avérés très riches en informations sur les méthodes constructives des élévations. Ils ont fait l’objet d’une étude approfondie qui a abouti à un travail expérimental de restitution en 3D [cf. p. 81]. Celui-ci a permis d’envisager la reconstitution d’un bâtiment à pans de bois sur soubassements maçonnés.
4La partie ouest du bâtiment se compose d’une construction rectangulaire de 40 pieds (11,80 m) par 13 (3,90 m), subdivisée par un mur de refend en deux pièces d’égale longueur. La pièce située partiellement en excroissance au nord-ouest du bâtiment possède une porte de 3 pieds de large (0,87 m), au milieu de la cloison nord [ill. 3, pièce 2]. Le sol est un radier de pierres, à fonction sans doute de vide sanitaire, et devait être recouvert d’un plancher. Les trois pierres plates alignées à 3 pieds du mur oriental, ainsi que le trou de poteau associé, pourraient correspondre à un escalier permettant d’accéder à un étage sous combles. La fonction d’habitation est déduite du mobilier. Cette pièce, sans foyer fixe, bénéficiait de la chaleur de l’âtre implanté derrière la cloison orientale de la pièce 2.
5Un fossé de drainage des eaux de pluie a été creusé le long de la façade ouest et se prolonge en direction du nord par un petit fossé d’évacuation. Cet aménagement, judicieusement installé contre le mur le plus exposé à la pluie et aux vents dominants, est révélateur d’une volonté d’assainir et d’isoler de l’humidité la pièce dédiée à l’habitation.
6L’accès à la seconde pièce [ill. 3, pièce 3] s’effectue au sud par l’intermédiaire d’un porche de 10 pieds de largeur (2,90 m). Son sol en terre battue est caractérisé par une très faible anthropisation et par l’absence de toute structure interne excavée. Dans le contexte agropastoral du bâtiment, cet espace devait correspondre soit à un lieu de stockage du matériel agricole, soit à une zone de travail régulièrement nettoyée à l’exemple des aires de battage pour les céréales.
7L’espace principal du bâtiment est une vaste grange de plan rectangulaire [ill. 3, pièce 1] mesurant 40 pieds par 30. Son plan et ses aménagements internes sont régis par un module carré de 10 pieds. L’accès à la pièce s’effectue au nord par un porche large de 10 pieds. Protégé par un appentis, il est situé dans le prolongement du chemin d’accès et de la cour empierrée. Au sein de cette grange en terre battue, les vestiges se répartissent selon des zones bien définies et témoignent d’une organisation rationnelle des différentes activités diurnes.
8Le quart ouest de la pièce est occupé par un âtre et ses fosses-cendriers [ill. 4]. Les divers creusements et comblements constituant la structure de combustion témoignent de nombreux remaniements successifs et permettent d’envisager une utilisation sur une longue période. Dans son dernier état, l’âtre s’ouvre au nord. La sole se compose de tegulae posées à plat, bordées sur trois côtés par un parement de pierres calcaires. L’ancien foyer implanté au nord est alors reconverti en fosse-cendrier. De même, l’excavation située au sud de l’âtre fait office de fosse de rejet et recueille les débris des anciennes soles du foyer. La sablière basse, limitant l’âtre à l’est, pourrait correspondre à une cloison de soutènement d’un aménagement de type hotte de cheminée. Au sein de cette vaste grange, une grande partie des activités domestiques et artisanales devait se dérouler autour de l’âtre, à la fois source de chaleur et lieu de préparation des repas.
4. Vue de l’âtre quadrangulaire.
Mesurant 1,40 m par 1,20 m, il est composé d’une bordure en pierres calcaires et d’une sole en terre cuite.
Inrap
9L’espace central est occupé par une batterie de petites structures de combustion aménagées à même le sol de terre battue [ill. 3], sans qu’on ait pu préciser leur fonction. À l’opposé de l’âtre, le quart oriental de la grange est délimité par une rangée de huit trous de poteau. Cet espace est caractérisé par un niveau de sol très organique, recouvert d’un empierrement ayant probablement servi de base à l’établissement d’un plancher [ill. 5]. Un fossé-drain prend naissance au centre et s’écoule vers l’extérieur en passant sous l’angle sud-est du bâtiment. Les trous de poteau établis le long des parois sud et est paraissent destinés à supporter le plancher d’un étage en mezzanine couvrant une partie de la grange. Cet espace surélevé sous la charpente semble former une galerie d’environ 10 pieds de large, propice au stockage de denrées telles que le fourrage. Cette hypothèse rejoindrait le conseil de Caton qui, dans son ouvrage De agricultura, conseille d’abriter sous le toit les pailles qui ont le fanage le plus abondant. Saupoudrées de sel, elles seront administrées aux bœufs en guise de foin (Caton, LIV). L’étude de la configuration des lieux, la confrontation avec les textes antiques et la recherche d’exemples comparatifs ont permis d’identifier un lieu de stabulation des bovidés.
5. Vue de l’étable en cours de fouille.
Ce secteur de la grange, longeant le mur oriental sur une largeur de 10 pieds, est caractérisé par la présence d’un empierrement scellant un niveau limoneux très organique.
Inrap
10Dans un premier temps, la stabulation d’animaux dans cette partie orientale de la grange a été déduite du sol très organique et du drain sous-jacent. En 1998, la fouille du site de Rimling « Liaison RN 62-Bitche » (Moselle) a révélé une petite construction avec ces caractéristiques (Blaising, 2001 et à paraître). L’analyse micromorphologique réalisée dans le cadre du rapport de fouille a confirmé l’identification d’un bâtiment dédié au parcage du bétail et comprenant une canalisation d’évacuation des purins (Gebhardt, à paraître). Au ier siècle, l’agronome Columelle évoque la nécessité d’un bon drainage des urines animales en ces termes : « [Les étables] seront construites de manière à ce que l’eau ne puisse y pénétrer du dehors, et que celle provenant des animaux s’en écoule le plus promptement possible, afin que la pourriture ne gagne ni les fondations des murs, ni la corne des pieds des bestiaux. » (Columelle, I-VI)
11Dans le cas de la ferme de Bouxières-sous-Froidmont, l’assainissement du sol est également assuré par un empierrement. Ce matériau est recommandé dans les étables par Varron dans son traité rustique : « Le sol, dans les étables à vaches comme dans toutes les autres, doit être construit en pierre ou matériaux équivalents, afin de conserver saine la corne de leurs pieds. » (Varron, V-II) Cinq siècles plus tard, Palladius conseille à son tour que les étables soient élevées au-dessus du sol pour préserver les cornes des pieds du bétail de l’humidité (Palladius, I-XXI). Plus loin dans son traité, il précise encore qu’« il faudra qu’elles soient pavées en pierres ou couvertes de gravier ou de sable, et d’un pan légèrement incliné, afin que l’humidité n’y séjourne pas » (Palladius, IV-XI).
12La disposition et les dimensions du secteur de stabulation aménagé dans la grange qui nous occupe ici conduisent à émettre une hypothèse quant au type de bétail qu’il accueillait. Au ier siècle avant notre ère, Vitruve dicte ses préceptes pour les « dispositions des édifices agricoles » dans son vie livre d’architecture. Il y précise que : « La largeur de ces étables [à bœufs] ne doit pas être moindre de dix pieds, ni plus grande que quinze. On règle la longueur de manière que chaque couple de bœufs ait au moins sept pieds d’espace. » (Vitruve, VI-VIII) Ces proportions adaptées à la stabulation des bovidés seront reprises par Columelle : « Les étables destinées aux bœufs auront neuf ou même dix pieds de largeur, pour donner à l’animal la facilité de se coucher, et laisser au bouvier la liberté de tourner autour de lui. Les mangeoires devront être à une hauteur convenable, afin que les bœufs et les autres bestiaux, étant debout, puissent y manger commodément. » (Columelle, I-VI) Palladius écrit également sur la même question : « Huit pieds d’espace suffisent à une paire de bœufs lorsqu’ils se tiennent debout, et quinze lorsqu’ils sont couchés. » (Palladius, IV-XI) Ces auteurs antiques s’accordent à dire que les étables des bovidés doivent mesurer environ 10 pieds de largeur, alors que les bergeries et les chèvreries correspondent à des locaux plus étroits. Vitruve écrit ainsi : « La grandeur des bergeries et des étables à chèvres doit être telle que chaque bête n’ait pas moins de quatre pieds et demi de place ni plus de six. » (Vitruve, V-VIII) Conformément aux dimensions préconisées par Vitruve, la stabulation de cette ferme de Meurthe-et-Moselle était adaptée aux bœufs et pouvait en accueillir quatre paires dans sa longueur. Ces proportions sont communes à plusieurs étables identifiées en Gaule romaine, notamment celle bien caractérisées du bâtiment antique mis au jour sur le site de Crain, dans l’Yonne.
13Un second argument plaide en faveur d’une stabulation des bovidés dans la ferme présentée ici : la disposition de l’étable par rapport à l’âtre. Ainsi Vitruve écrit : « La cuisine sera placée dans l’endroit le plus chaud de la cour, et près d’elle on bâtira l’étable à bœufs, qu’il faudra disposer en sorte que des crèches on voie la cheminée et le soleil levant ; car par ce moyen les bœufs, en voyant ordinairement la lumière et le feu, ne deviendront point hérissés. » (Vitruve, VI-VIII) Cette idée sera également reprise par Palladius : « Les bœufs se porteront mieux quand ils seront dans le voisinage de l’âtre, et qu’ils verront la lumière du feu. » (Palladius, IV-XI) Cette proximité de la lumière de l’âtre préconisée pour les bovidés serait en revanche déconseillée pour les chevaux : « Les écuries pour les chevaux doivent être bâties près de la maison, au lieu le plus chaud, pourvu qu’elles ne regardent point vers la cheminée ; car les chevaux qui sont ordinairement près du feu deviennent hérissés. » (Vitruve, VI-VIII). Conformément à cette hypothèse de disposition des animaux tournés vers l’âtre, la rangée de trous de poteau qui délimite l’étable du site étudié a pu servir à l’installation d’un râtelier. Dès le début de son ouvrage De agricultura, Caton insiste sur l’importance d’établir des étables biens construites, équipées de râteliers conçus pour éviter le gaspillage de la nourriture (Caton, IV).
14Selon Columelle, de tous les animaux de la ferme, les bœufs de trait sont les seuls à être logés à l’étable été comme hiver ; « pour les autres espèces d’animaux qu’on entretient également dans l’intérieur d’une ferme, on leur ménagera pour l’hiver des retraites couvertes, et pour l’été des enceintes à découvert. » (Columelle, I-VI) La ferme de Bouxières-sous-Froidmont dispose de ces équipements annexes. Ainsi, l’appentis localisé à l’est de la grange pourrait avoir été utilisé pour la stabulation sous couvert de certains bétails. De même, l’enclos quadrangulaire de 16,70 m par 15,30 m, ouvert vers le ruisseau, semble adapté au parcage des troupeaux en plein air [ill. 2].
15Pour Varron, « C’est un sujet capital que le bœuf en fait de bétail ; en Italie surtout, pays qui lui doit le nom qu’il porte. » (Varron, V-II) Columelle s’inscrit dans la continuité de la pensée de Varron et insiste sur la place de premier ordre qu’occupe le bœuf au sein d’une ferme : « Il n’y a point de doute, ainsi que Varron l’a dit, que le bœuf ne doive tenir le premier rang entre tous les autres bestiaux de cette espèce, par la considération que mérite cet animal, surtout en Italie, puisque l’on croit qu’il a donné son nom à ce pays. » Au-delà de ces considérations symboliques, il ajoute plus prosaïquement que « nos cultivateurs n’ont point d’objet qui leur rapporte davantage » (Columelle, VI-préface). En tant qu’animal de trait, le bœuf semble être considéré dans l’Antiquité comme le bien le plus précieux de l’agriculteur. Columelle rappelle ainsi ce proverbe : « On ne perdrait jamais de bœuf s’il n’y avait pas de mauvais voisin », sous-entendant que le mauvais voisinage peut engendrer les plus lourdes pertes au sein d’une exploitation agricole (Columelle, I-III). Aussi cet auteur dispense-t’il de nombreux conseils pour ménager les bœufs pendant leur travail, les dresser et les diriger sans les brutaliser et assurer leurs soins au repos, notamment par des massages (Columelle, II-II et III). Trois siècles avant lui, Caton consacrait déjà de nombreux chapitres de son ouvrage De agricultura aux divers soins à apporter aux bœufs. Il nous livre notamment des indications sur la préparation d’une nourriture variée, adaptée aux bovidés, et sur les remèdes, prières et offrandes utiles à leur bonne santé (Caton, IV-XXX-LIV-LX-LXX-LXXI-LXXII-LXXIII-LXXXIII-CII-CXXXI-CXXXII-CXXXVIII). De Caton à Palladius, tous les auteurs dont les traités d’agronomie sont conservés accordent au bœuf la première place du bestiaire de la ferme et dispensent des conseils pour lui attribuer le meilleur logement, lui prodiguer les meilleurs soins et sélectionner les meilleures bêtes. Ces traités reflètent sans doute une vision légèrement idéalisée d’une agriculture spécifique à l’Italie romaine. Mais leurs préceptes concordent avec de nombreuses observations archéologiques. Ainsi, l’étable à bovidés mise au jour dans la ferme meurthe-et-mosellane correspondrait tout à fait à cette attention des agriculteurs envers les bœufs. Ces animaux partagent avec les habitants la salle commune dédiée aux activités diurnes. Ils bénéficient de la chaleur et de la lumière de l’âtre, alors même que les hommes ne disposent apparemment pas de foyer fixe près de leur couchage.
- 2 Les critères de sélection des bœufs sont évoqués par Varron (I-XX), Columelle (VI-I) et Palladius ( (...)
16Pour certaines régions de Gaule, l’approche archéozoologique des établissements ruraux met en évidence cette importance du bœuf à l’époque romaine. En particulier, les études archéozoologiques réalisées dans le nord de la Gaule ont permis de constater que, dès le début de l’époque romaine, sont introduits des individus plus grands et plus forts que le bétail indigène (Lepetz, 1996). Ces bœufs de forte corpulence sont rapidement très représentés dans les spectres fauniques de sites ruraux du ier siècle, et leur présence s’accroît tout au long de l’époque gallo-romaine. Dès le iie siècle, la prédominance de cette race laisse penser que les importations sont relayées par des techniques agricoles romaines respectant les enseignements des agronomes latins2. Au Bas-Empire, le bœuf est devenu largement majoritaire au sein du cheptel des établissements agricoles du nord de la Gaule, notamment au détriment du mouton. Ce phénomène pourrait traduire une volonté de produire des animaux fournissant plus de viande, mais aussi l’utilisation accrue du bœuf comme animal de trait dans les travaux agricoles, comme le souligne Varron : « Le bœuf en troupeau ne produit pas ; il consomme. Le bœuf sous le joug, au contraire, contribue à la production du blé dans les guérets et du fourrage dans les jachère. » (Varron, II-préface) La confrontation des données archéozoologiques et carpologiques tend à prouver que cette présence forte du bœuf est couplée avec la culture spécifique des blés à grains vêtus (Lepetz, Materne, 2003). Des études de synthèse comparables n’ont pas encore été menées sur le secteur du nord-est de la Gaule qui nous intéresse directement ici.
17Le plan et l’organisation interne de la ferme de Bouxières-sous-Froidmont ne rentrent pas dans la typologie des annexes agricoles traditionnelles. Une première étude comparative régionale a mis en évidence deux autres bâtiments antiques de plan similaire dans un rayon de 10 km.
18Le premier exemple est le site de « La Grange aux Bois » à Metz Borny, en Moselle (Laffite, 2001) [ill. 6]. Cet établissement antique isolé, interprété comme une ferme, présente d’étonnantes similitudes avec la construction de notre ferme de Lorraine : une orientation au nord ; une implantation sur une légère pente drainante, à proximité d’un ruisseau ; un plan, des proportions et des dimensions presque identiques ; des fonctions analogues pour les différentes pièces et la destination des espaces internes de la grange ; des matériaux et des techniques constructives également similaires ; enfin, une occupation à la même époque, soit durant les iie et iiie siècles.
6. Confrontation des plans des établissements ruraux antiques de Bouxières-sous-Froidmont (Meurthe-et-Moselle), Metz Borny (Moselle) et Metz Queuleu (Moselle).
La juxtaposition de ces trois documents représentés à la même échelle met en exergue leur grande similitude structurelle et fonctionnelle.
Inrap
19Le second exemple a été fouillé en 2002 non loin de là, sur le site de la « ZAC des Hauts de Queuleu », à Metz Queuleu, en Moselle (Boulanger, 2007) [ill. 6]. Bien que de plan inversé avec son appentis au sud, ce bâtiment sur fondations de pierres répond à une organisation et à des dimensions similaires aux deux premières constructions. La pièce principale, de type grange, réunit le triptyque : âtre, étable et structures artisanales de combustion. La partie habitation est reléguée dans la petite pièce accolée à la grange et un appentis prolonge la façade principale. Conformément à l’étude du mobilier archéologique, l’occupation de ce bâtiment semble s’échelonner entre la fin du ier et la fin du iiie siècle.
20La très grande ressemblance formelle et fonctionnelle de ces trois établissements permet d’envisager la diffusion d’un « modèle » de ferme à une époque située vers la fin du ier siècle. Dans l’état actuel de la recherche, le secteur géographique de diffusion de ce type d’établissement se limite au sud du chef-lieu de cité Metz-Divodurum. Ce module de bâtiment agricole, d’environ 150 m2 d’espace utile, serait adapté aux besoins d’une unité familiale. Les aménagements internes très stéréotypés, avec notamment la présence systématique d’une étable destinée aux bovidés, témoignent d’une activité agropastorale intégrant des bœufs de trait et éventuellement l’élevage de quelques vaches. L’étude micromorphologique réalisée à l’occasion de la fouille de Bouxières-sous-Froidmont conduit en effet à envisager, durant toute la période gallo-romaine, un paysage agricole ouvert, propice à la mise en pâture du bétail et à la culture des sols (Gebhardt, à paraître) [ill. 7].
7. Vue du paysage agricole actuel aux abords du site de Bouxières-sous-Froidmont (en arrière plan).
Le tracé de l’ancienne voie impériale Lyon-Trèves marque encore fortement le parcellaire agraire.
Inrap
21Un âtre associé à de petits foyers artisanaux suggère des unités domestiques autonomes pour une petite production indépendante. En l’occurrence, ces trois fermes sont implantées de façon indépendante au sein de leur terroir d’exploitation, sans lien formel évident avec un grand domaine agricole. Des villae de vaste ampleur ont cependant été repérées dans un rayon de 2 km autour de ces fermes. Dans ce contexte, il est difficile, voire impossible, de déterminer si ces établissements correspondent à des unités de production autonomes ou plutôt à des annexes agraires, relevant d’un grand domaine au finage très étendu (Ouzoulias, Van Ossel, 2009, p. 116-117).
22Ce type de petit bâtiment au plan en L est caractérisé par la disproportion entre une vaste grange, à la fois salle commune dédiée aux diverses activités diurnes et à la stabulation des bovidés, et un espace exigu réservé à l’habitation, vraisemblablement surtout nocturne. Cette organisation implique un mode de vie où les hommes et le bétail se côtoient étroitement tout au long de la journée. Lorsqu’ils sont à l’étable, les bovidés, tournés vers le feu de l’âtre, sont les spectateurs des activités humaines. La nuit, les hommes semblent se retirer dans une pièce réservée au couchage, mais il est possible que le bouvier demeure dans la grande salle commune auprès de ses bêtes. Ce mode de vie n’est pas sans rappeler celui qui prévalait dans les habitats ruraux lorrains, jusque vers le début du xxe siècle. Avec la grande majorité de l’espace réservé à la grange, pour seulement 15 à 20 % de la superficie totale du rez-de-chaussée pour l’habitation (Gérard, 1981), les fermes lorraines traditionnelles évoquent une organisation de la vie agricole comparable à celle de ces établissements ruraux antiques. Cependant, la spécificité de ces fermes gallo-romaines réside dans le choix du lieu d’implantation de l’âtre. Situé au sein de la grange, il profite aux hommes comme aux bœufs, tandis que le foyer des fermes lorraines médiévales et modernes est réservé au seul logis. Cette différence semble révélatrice d’une attention particulière portée par certains agriculteurs antiques à leurs animaux domestiques d’élevage, constituant leur principal outil de travail.