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Dossier

Un culte exotique en Gaule. L’exemple du temple de Mithra à Juliomagus - Angers

An exotic cult in Gaul. The temple of Mithras in Angers (Juliomagus)
Un culto exótico en Galia. El ejemplo del templo Mitra en Juliomagus (Angers)
Jean Brodeur
p. 10-15

Résumés

L’hivernage de la VIIe légion sur le territoire des Andécaves, en 56-57 avant notre ère, inaugure l’arrivée en masse d’hommes avec des coutumes, habitudes de vie, produits, le tout « exotique », dans le sens d’étranger à la vieille civilisation gauloise. La création d’une ville, Juliomagus (Angers) concrétise ce changement et l’adoption d’une culture étrangère à celle qu’elle remplace. En matière religieuse, comme dans tout l’Empire, le syncrétisme digère les anciennes croyances. De plus, à Angers, le culte de Mithra apparaît dans le dernier quart du second siècle. Cette religion d’origine « orientale » délivre un message nouveau, « exotique », et génère pour sa pratique une panoplie de mobilier inhabituel. La destruction du mithraeum, au tout début du ve siècle, marque l’adoption d’une religion tout aussi « exotique » à l’origine : le christianisme.

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Texte intégral

1Les conquêtes territoriales de Rome ont généré la diffusion d’un mode de vie d’essence méditerranéenne qui a bouleversé l’organisation et les mœurs de la société gauloise. Le développement des voies de communication sur un territoire pacifié, sécurisé, a entraîné une augmentation des échanges commerciaux. L’arrivée de produits nouveaux, en grande quantité et à un meilleur coût, a ainsi permis à un nombre de plus en plus important d’habitants de consommer, voire d’acquérir parfois un goût très prononcé pour l’un d’entre eux. Le vin, produit « exotique », déjà très prisé par les élites gauloises qui en buvaient avec extravagance lors de banquets rituels, comme en témoignent les milliers de tessons d’amphores livrés par les sanctuaires indigènes et les textes d’auteurs grecs et latins, en est un exemple flagrant. La présence des récipients vinaires dans les premiers niveaux archéologiques urbains est d’ailleurs un bon indicateur de romanisation. Le goût pour ce breuvage est tel que l’on va très vite cultiver cette plante sauvage et créer un vignoble qui donnera naissance aux premiers crus. Si, dans cet Empire, les biens matériels s’échangent, se déplacent, il en est de même pour les hommes, les idées et les croyances.

Goût ou traces d’exotisme ?

2Par goût de l’exotisme, il faut entendre ici une acception antique de la formulation, soit l’attirance particulière pour tout ce qui vient du « dehors », ce qui est « étranger » aux habitudes ou à des coutumes de vie séculaires attachées à un lieu. Le champ de perception est donc extrêmement large et ne se réduit pas à la définition d’aujourd’hui, issue de la période romantique où, en pleine expansion coloniale, il s’agissait de valoriser la suprématie de l’Occident sur l’Orient, dont certains aspects seulement, culturels ou artistiques par exemple, méritaient un intérêt, une curiosité qui allèrent parfois jusqu’à transformer ce « goût de l’exotisme » en mode.

3En Gaule, pour les populations conquises, au final, tout ou presque était exotisme ; reste à déterminer si les traces matérielles recueillies par l’archéologue sont le reflet d’une attirance particulière ou la satisfaction simple de nouveaux besoins facilitée par la mise en place d’un ample réseau commercial. Le monde romain a sans doute réussi habilement à réunir les deux tendances. Bien des exemples attestent ainsi d’une attirance pour l’exotisme : l’importation d’animaux exotiques vus comme « fantastiques » – certains retenus pour leur force ou leur férocité qui rendaient les jeux encore plus attractifs –, d’esclaves de contrées lointaines en raison de telle ou telle qualité, d’œuvres d’art appréciées pour leur valeur esthétique comme à Rome, à l’époque césarienne, où l’importation d’objets archaïques découverts lors de la fondation de la ville de Corinthe donne naissance à un véritable marché des « antiquités » et à une mode. Mais la nouvelle possibilité qui était donnée d’obtenir ces biens, dont la valeur ajoutée était leur provenance extérieure, consacrait le pouvoir d’un Empire qui l’avait permis.

Vers de nouvelles formes de consommation

4L’hivernage de la VIIe légion, commandée par le jeune Publius Crassus en 57-56 avant notre ère dans le territoire andécave, constitua sans aucun doute une amorce et un vecteur de « nouvelles formes de consommation ». On peut imaginer la curiosité des autochtones face à cette concentration de plusieurs milliers de militaires romains, peut-être bien plus nombreux qu’eux, aux comportements, à l’allure, même, « étranges » pour la majorité de ces Gaulois. Pourtant, quelques décennies plus tard, et comme les fouilles préventives entreprises sur le promontoire d’Angers entre 1992 et 1996 l’ont montré, l’architecture et l’organisation de l’habitat, les matériaux employés, le vaisselier, la présence de certaines denrées, l’environnement et les acteurs avaient changé. Au départ, il a pu exister une attirance guidée par l’esthétisme, la curiosité ou, plus simplement, les aspects pratiques, mais, dans la mesure où cette culture « exotique » s’imposait, les avantages et la reconnaissance qu’elle procurait à ceux qui l’adoptaient pouvaient aussi correspondre à une forme d’opportunisme. Ainsi, à la période augustéenne, sur Angers, les noms qui apparaissent gravés sur les céramiques conservent encore une consonance gauloise. Ce n’est que bien plus tard qu’ils sont latinisés, afin de faciliter, voire affirmer une parfaite insertion dans la nouvelle société, et donc dans les affaires économiques ou politiques. On voit ainsi les noms se latiniser, même pour un esclave affranchi, qui proclame son origine extérieure au travers d’un nom agrémenté d’une terminaison latine : Asiaticus. L’émergence des capitales de cité, favorisée par une politique d’évergétisme comme outil d’assimilation, montre bien les limites qu’il faut apporter à cette notion de « goût » en matière d’« exotisme » pour cette société devenue « gallo-romaine ». En cela, cette dernière ne se différencie en effet guère de son modèle qui voyait essentiellement dans l’exotisme une source de biens matériels à posséder, une façon parmi d’autres de montrer son hégémonie sur le monde.

Un « exotisme religieux » comme dans le reste de l’Empire

5Les Romains, marchands ou militaires, véhiculent aussi des idées nouvelles et des croyances. En matière religieuse, on pratique le syncrétisme : les dieux et génies locaux sont plus ou moins assimilés dans le vieux panthéon latin, lui-même issu du monde hellénique. Dans le mobilier des sites angevins apparaissent ainsi les fameuses figurines en terre cuite de l’Allier représentant des Vénus anadyomènes ou les Vénus à gaine de l’atelier de Rextugenos, dont la fréquence ne peut pas être réduite seulement à un accroissement du niveau de vie. La diffusion de ces objets « exotiques » répond ici à des besoins spirituels fondamentaux. Il y avait bien un goût particulier pour ce type de représentations qui permet de satisfaire une piété domestique et d’honorer les ancêtres. Si l’emplacement des lieux de cultes officiels demeure incertain, notamment celui dédié au culte impérial, diverses découvertes mobilières attestent de la pénétration de la mythologie gréco-romaine dans la capitale angevine. Une statuette en bronze dorée d’Apollon dans l’amphithéâtre, en 1812, des objets plus intimes comme un médaillon à l’effigie d’Hercule, une intaille à l’image de la déesse Némésis ou encore dernièrement, sur le chantier de la clinique Saint-Louis, une tête en terre cuite de Mercure et un Bacchus en bronze, le confirment. C’est également cette dernière opération qui a livré la trace la plus « exotique » en matière religieuse, avec la mise en évidence d’un mithraeum.

Un culte d’origine orientale et « exotique » : Mithra

6La découverte d’Angers [ill. 1] constitue à l’heure actuelle la trace la plus occidentale avec les sites espagnols, portugais et anglais de la pratique de ce culte d’origine indo-persane [ill. 4]. Comme le narre Plutarque un siècle plus tard, c’est, semble-t-il, lors d’une campagne menée en Cilicie par Pompée en 68-67 avant notre ère que Rome entre en contact avec Mithra, honoré par des pirates faits prisonniers et ramenés en Italie (Plutarque, Vie de Pompée, XXIV, 7). À cette époque, la croyance primitive avait déjà été transformée par un certain nombre de filtres culturels, et celle des pirates ciliciens correspondait à un stade avancé de l’évolution du mythe. Le mithraeum d’Angers se situait en périphérie occidentale de la ville, dans un îlot de la trame urbaine. Les premières traces de la pratique du culte apparaissent dans le dernier quart du second siècle avec un ex-voto graffité par un ambien sur un petit vase de type Déchelette 72 [ill. 2]. L’abandon du temple, semble-t-il par destruction volontaire, est daté au tout début du ve siècle.

1. Vue générale du spelaeum, emmarchement, base des dadophores et d’un autel, les banquettes et en fond le podium supportant le socle du bas-relief.

1. Vue générale du spelaeum, emmarchement, base des dadophores et d’un autel, les banquettes et en fond le podium supportant le socle du bas-relief.

Cliché J. Brodeur, Inrap

2. Vase avec inscription votive : [à l’empereur et] au Dieu invaincu Mythra [ ]s Genialis, citoyen ambien (?), en raison d’un vœu accompli, a fait don [ aux (non déchiffré), à tout, au lieu, de (non déchiffré)

2. Vase avec inscription votive : [à l’empereur et] au Dieu invaincu Mythra [ ]s Genialis, citoyen ambien (?), en raison d’un vœu accompli, a fait don [ aux (non déchiffré), à tout, au lieu, de (non déchiffré)

Cliché M. Mortreau, Inrap

3. Plan général du spelaeum, dernière phase avant l’abandon fin du ive siècle ou tout début du ve siècle.

3. Plan général du spelaeum, dernière phase avant l’abandon fin du ive siècle ou tout début du ve siècle.

Relevés de terrain E. Lanoë, Inrap. Infographie D. Pfost, Inrap

4. Carte des trouvailles mithriaques d’après Robert Turcan, 2001.

4. Carte des trouvailles mithriaques d’après Robert Turcan, 2001.

Infographie D. Pfost, Inrap

  • 1 L’étude de la faune consommée lors des banquets à Angers, par Pierre Caillat (Inrap Auvergne), a mo (...)

7On ne possède pas de sources écrites directes sur ce culte, et il n’y en a probablement d’ailleurs jamais eu. La nature initiatique du culte, avec par définition des pratiques secrètes, explique cette absence et condamne à s’appuyer sur les témoignages littéraires de sympathisants ou d’adversaires, dont le jugement est alors souvent arbitraire, et à l’analyse des vestiges archéologiques. Les mithraea ont parfois conservé leur décoration intérieure (peinture, sculpture, en moindre nombre, l’épigraphie) et les fouilles récentes permettent une lecture du mythe de Mithra et de la pratique du culte. Pour Angers, l’identification assez rapide du site a permis une approche minutieuse des diverses composantes du sanctuaire. Un important mobilier correspondant à des dépôts votifs, les reliefs de festins mithriaques1, les différents ex-voto (Molin et al., à paraître) et les fragments de la statuaire, en particulier du bas-relief habituel représentant la tauroctonie – Mithra chevauchant le taureau qu’il égorge – donnent une image dela pratique de ce culte « exotique » à Angers [ill. 5].

5. Tête du dieu Mithra en calcaire appartenant au bas-relief, brisée au moment de la destruction du site.

5. Tête du dieu Mithra en calcaire appartenant au bas-relief, brisée au moment de la destruction du site.

Cliché H. Paitier, Inrap

Le développement du culte de Mithra en Gaule

  • 2 « Que personne, absolument, quel que soit son rang dans les dignités humaines, possédant le pouvoir (...)

8Mithra n’est pas le seul dieu « exotique » à avoir atteint la Gaule. Cybèle, la Magna Mater de Phrygie, est ainsi honorée à Lyon dans les années 160, comme l’atteste un autel trouvé en 1704. Dans le courant des iie et iiie siècles, les cultes à mystères se propagent et apportent un renouveau dans les pratiques religieuses. Les notions de renaissance, d’immortalité de l’âme, en partie absentes ou peu développées dans les vieux cultes traditionnels, avec des rites initiatiques qui impliquent une participation directe du fidèle, séduisent. Il s’est diffusé progressivement à partir de la fin du ier siècle pour disparaître dans la deuxième moitié, voire à la fin du ive siècle, la promulgation de l’édit d’interdiction des cultes païens jusque dans la sphère privée2 par Théodose en 392 engageant le déclin comme le suggère Saint Jérôme au début du ve siècle (Saint Jérôme, Lettre à Laeta, CVII, 2).

9Depuis les origines, Mithra est associé au soleil, l’Helios des Grecs, puis le Sol des Latins. Helios lui donne l’ordre d’immoler le taureau, à la fois image du « Premier mortel » et du Mal, dans une chasse qui symbolise la lutte du Bien. Progressivement, de serviteur du dieu suprême, Mithra en devient l’égal, voire s’assimile à Sol, d’où la mention dans les ex-voto de « Sol invictus », le soleil invaincu. La mise à mort du taureau, la « tauroctonie », va devenir l’image principale et indissociable du mithraïsme. Elle a pour but de régénérer, de faire renaître la vie dans l’univers. Le dieu accompagné de son chien, prévenu par le corbeau, messager d’Helios, plonge son glaive au niveau de l’encolure de l’animal capturé et emmené dans une grotte. Le sang jaillissant, tout comme la semence, viennent irriguer la terre d’où surgit la vie sous la forme de plantes, d’animaux et d’eaux bienfaisantes. Un scorpion maléfique lui pince les testicules pour tenter d’empêcher cette renaissance. La scène se passe dans une grotte qui rappelle celle native du dieu. En effet, Mithra est petrogenus, c’est-à-dire né de la pierre comme le feu et donc la lumière. Dans le mithraeum, la chapelle, ou spelaeum, va reproduire cet antre sacré, d’où sa position semi, voire totalement enterrée. L’espace peut être voûté sans que ce soit toujours le cas. En revanche, il règne toujours une pénombre, voire une obscurité, qui renforce le mystère des lieux. Le luminaire est ainsi omniprésent dans le mobilier découvert [cf. encadré p. 16]. La voûte est parfois ornée d’un ciel étoilé alors qu’une représentation de Mithra immolant le taureau figure toujours, souvent dans une sorte d’alcôve décorée des signes du zodiaque, à l’extrémité du spelaeum. Deux petits personnages appelés dadophores, littéralement les porteurs de torches, nommés Cautes et Cautopates, accompagnent le dieu. Cautes brandit une torche levée alors que Cautopates la dirige vers le sol pour symboliser ainsi le jour et la nuit, le lever et le coucher du soleil. Dans certaines représentations, c’est Mithra lui-même qui arbore la torche, renvoyant ainsi à l’image de l’étincelle ou première lumière de la vie. Le commandement d’Helios accompli, le dieu célèbre sa victoire par un banquet que les adeptes vont reproduire dans la liturgie. C’est manifestement le moment fort du culte. Le spelaeum se présente ainsi presque comme un triclinium, avec des banquettes latérales pour accueillir les adeptes au repas rituel, face à la tauroctonie. Les mets, parmi lesquels des animaux sacrifiés, sont préparés in situ dans une cuisine dont la localisation est variable (apparitorium, vestibule). Mithra quitte alors la terre dans le char solaire pour rejoindre le royaume des dieux.

10Le culte autour du mythe s’articulait au travers de rites pratiqués par la communauté d’adeptes. Tout dans la composition apparaît comme exotique à la culture d’alors. Mithra, Cautes et Cautopates arborent ainsi une tenue vestimentaire, en particulier le bonnet phrygien, d’origine orientale. En toute logique, et c’est le cas à Angers, certains mobiliers [cf. encadré p. 18] font appel à des références tout aussi exotiques. L’architecture des mithraea est évidemment conçue afin de répondre à la liturgie et au nombre d’adeptes. Le plan rectangulaire du spelaeum, en forme de nef, avec les banquettes latérales, participent d’une mise en scène de la tauroctonie parfaitement adaptée à la célébration des banquets (Brodeur et al., 2013) [ill. 3]. Le syncrétisme avec le soleil a imposé un certain nombre de références à l’astre, aux équinoxes et aux solstices. Depuis Aurélien, celui d’hiver, par exemple, marque la naissance de Mithra le 25 décembre. L’orientation est-ouest des chapelles a été recherchée, même si elle ne paraît pas de règle, à en juger par la variabilité dans ce domaine.

11L’organisation d’une communauté d’adeptes transparaît dans un texte de saint Jérôme au ve siècle (Saint Jérôme, Lettre à Laeta, CVII), confirmé par des inscriptions présentes dans certains mithraea. Parmi les grades, les figures « exotiques » sont évidemment présentes. Ainsi, sept degrés, en lien avec des planètes tutélaires et des symboles, doivent être gravis par le nouvel arrivant. Le premier est toujours celui du Corbeau, viennent ensuite le Caché (cryphius), le Soldat (miles) le Lion, le Perse, l’Héliodrome (messager du soleil) et le père (pater). D’autres sources font apparaître le Fiancé (nymphus) immédiatement après le corbeau avec, en troisième position, le miles, soldat, omis par saint Jérôme. Comme le montrent les fresques d’une caverne de Capoue, le passage d’un grade à l’autre s’accompagne de rites symboliques comme la soumission à une bastonnade (Vermaseren, 1960) ou autre épreuve physique. Selon les lieux, l’initiation peut s’effectuer dans le spelaeum ou dans un endroit annexe assimilable à une schola. L’adhésion à Mithra est par ailleurs sanctionnée par une sorte de baptême décrié par Tertullien : « Lui aussi, il baptise ceux qui croient en lui, ses fidèles : de ce bain viendra l’expiation des fautes, et, si je me souviens encore de Mithra, il marque là au front ses soldats… » (Tertullien, Traité de la prescription contre les hérétiques, XL).

  • 3 Même si un doute est permis quant à l’adhésion à une communauté selon une affirmation de Tertullien (...)
  • 4 Comme le montre le cas de Mandelieu dans les Alpes-Maritimes, voir Guyon J., Heijmans M. (dir.), 20 (...)

12Mais là encore, comme précédemment, on doit pondérer l’importance d’un goût particulier pour ces cultes exotiques. Ainsi, la communauté est peu nombreuse, restreinte à quelques dizaines d’adeptes dont d’ailleurs les femmes sont, semble-t-il, totalement exclues3. Dieu suprême et solaire, qui promet une renaissance, Mithra est adopté principalement par les militaires et les marchands qui vont diffuser son culte au sein de l’Empire. Ainsi, un inventaire des inscriptions mithriaques réalisé en 2006 fait apparaître que sur 210 dédicants, 81 % sont des militaires (Cébeillac-Gervasoni et al., 2006, p. 273). La cartographie proposée par Robert Turcan met en outre en évidence une concentration de découvertes mithriaques le long du limes ou dans les lieux où une présence militaire est reconnue. Les élites, notamment urbaines, mais pas seulement4, sont toutefois séduites par cette religion initiatique qui n’est d’ailleurs pas fermée à des personnes de plus modeste condition ou statut, comme des artisans et même des esclaves. À Angers, la nature des dépôts (monnayage, armement : hache, pointes de lances et de flèches, cotte de maille ou fibules cruciformes arborés par des dignitaires de l’Empire) indique une clientèle principalement militaire dont la présence est reconnue ailleurs dans la ville (Mortreau, 2008, p. 9-39). En outre, si Mithra apparaît bien comme un dieu suprême et solaire, il ne tend nullement au monothéisme comme l’illustre parfaitement l’inscription funéraire du noble Prétextat en 384 : « Aux dieux Mânes, Vettius Agorius Praetextatus, augure, pontife de Vesta, pontife du Soleil, quindécemvir, curialis d’Hercule, consacré à Liber et aux déesses d’Eleusis, hiérophante, néocore, taurobolisé, père des pères (le plus haut degré de l’initiation mithriaque)… » (Badel, Loriot, 1993, p. 670). C’est ce qui le différencie du dieu d’une autre religion exotique auquel il va s’opposer : le christianisme, qui ne peut souffrir cette diversité.

13S’il existe des similitudes dogmatiques entre mithriacisme et christianisme, contre lesquelles d’ailleurs les premiers apologistes chrétiens comme Justin et Tertullien ont rapidement réagi, les deux cultes s’opposent radicalement quant à leur ouverture sur le monde et la pensée. Une grande tolérance de la part des autorités accompagne donc cette dévotion qui ne remet pas en cause l’autorité et la divinité de l’empereur. Ainsi, en 250, sous l’empereur Dèce, l’obligation pour tout citoyen de prouver, par l’obtention d’un certificat de l’administration, la pratique d’un sacrifice aux dieux entraîne une persécution des chrétiens puisqu’elle signifie un reniement de la foi (Badel, Loriot, 1993, p. 659). La situation est particulièrement délicate pour les militaires, puisque l’on va même jusqu’à se poser la question : peut-on être soldat et chrétien ? Et Tertullien de s’accorder justement avec « l’attitude d’un soldat qui lors d’une cérémonie militaire et religieuse, le donativum, sort du rang, retire sa couronne de cérémonie et confesse publiquement sa foi. Par ce geste, il choisit d’être soldat du Christ et non plus soldat de l’Empereur » (Casaux, 2010). S’il critique tout autant le sacramentum, véritable serment militaire lors de l’initiation du miles qui reçoit alors une couronne (Tertullien, De corona, XV, 3, 4), la seule différence est que cette action n’efface en rien l’engagement vis-à-vis de l’empereur, d’autant plus que certains César ont manifesté leur intérêt, voire une adhésion au culte mithriaque. Parmi eux, figurent de grands stratèges militaires comme Trajan, Septime Sévère, Commode ou encore Dioclétien (Freyburger et al., 2006, p. 299). Il n’est pas impossible que le rejet des militaires, certes temporaire, ait favorisé par la suite l’ancrage mithriaque de cette élite.

14Il faut sans doute aussi replacer la diffusion des deux cultes dans des cadres chronologiques, en particulier en Gaule et en tenant compte de l’existence de différentes communautés chrétiennes qui forment à l’origine autant d’églises. La christianisation semble ainsi ne s’être affirmée qu’au cours du iiie siècle, « au temps de l’empereur Dèce », avec l’arrivée des premiers missionnaires venus de Rome, comme le pensait déjà Grégoire de Tours au vie siècle (Guyon, Heijmans, 2002, p. 25). « À la différence de l’Orient, l’Italie et l’Afrique, l’Occident auraient ainsi offert au début du ive siècle un territoire encore très largement ouvert à la mission » (Guyon, Heijmans, 2002, p. 25). Ainsi, durant cette période, les deux cultes se pratiquent, tant que le christianisme n’aboutit pas à cette « Église universelle » (catholique en grec) véritablement formalisée avec l’édit de Théodose en 392 et l’élimination d’Eugène. À Angers, la présence de monnaies émises entre 388 et 392 jusqu’à 402, alors que le premier évêque, Defensor, est mentionné en 372, indique forcément la coexistence dans la ville du culte de Mithra et du christianisme. Comme le souligne la découverte d’Angers, qui complète la liste du très petit nombre de mithraea connus pour les Gaules (Bordeaux, Strasbourg, Biesheim, Septeuil, Mandelieu, Tirlemont (Belgique), Martigny (Suisse), etc.), l’attirance pour ce culte oriental exotique n’avait atteint que peu d’individus en raison de sa fermeture au monde, alors que son concurrent, à l’opposé ouvert et à visée universelle, en a séduit une majorité, en offrant une spiritualité salvatrice ressentie comme plus sincère qui correspondait, pourrait-on dire, au « goût » du moment.

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Bibliographie

Plutarque, Vie de Pompée, XXIV, 7, in Freyburger G., Freyburger-Galland M.-L., Tautil J.-C., 2006 : Sectes religieuses en Grèce et à Rome dans l’Antiquité païenne, Paris, Les Belles Lettres, p. 286.

Saint Jérôme, Lettre à Laeta, CVII, 2, in Freyburger G., Freyburger-Galland M-L., Tautil J.-C., 2006 : Sectes religieuses en Grèce et à Rome dans l’Antiquité païenne, Paris, Les Belles Lettres, p. 286.

Tertullien, Traité de la prescription contre les hérétiques, XL, Musagora (TRAD.).

Tertullien, De corona, XV, 3, 4.

Badel C., Loriot X. (dir.), 1993 : Sources d’histoire romaine, ier siècle av. J.-C. début du ve siècle ap. J.-C., Paris, Larousse.

Brodeur J., Caillat P., Mortreau M., 2013 : « Les banquets de Mithra », Archives d’Anjou.

Casaux M., 2010 : « Mithra et l’imitatio diabolica chez Tertullien », Mosaïque, 3.

Cébeillac-Gervasoni M., Caldelli M-L., Zevi F., 2006 : Épigraphie latine, Paris, Armand Colin, p. 273.

Guyon J., Heijmans M. (dir.), 2001 : D’un monde à l’autre, naissance d’une chrétienté en Provence ive-vie siècle, Catalogue d’exposition, Musée de l’Arles antique, 2001-2002, Arles, Éditions du musée de l’Arles antique, p. 25-30.

Molin M., Brodeur J., Mortreau M., à paraître :» Les inscriptions découvertes lors des fouilles de la clinique Saint-Louis à Angers (Maine-et-Loire) : premières données sur le mithraeum », Gallia.

Mortreau M., 2008 : « Indices de la présence de militaires romains à Angers/Juliomagus (Ier s. av.-IIIe s. ap. J.-C.) », Archives d’Anjou – Mélanges d’histoire et d’archéologie angevines, numéro spécial, L’Anjou militaire, 12, p. 9-39.

Vermaseren M.-J., 1960 : Mithra, ce dieu mystérieux, Bruxelles, Séquoia (coll. Religions, 291), p. 317.

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Notes

1 L’étude de la faune consommée lors des banquets à Angers, par Pierre Caillat (Inrap Auvergne), a montré, comme pour d’autres sites, la prépondérance de la consommation du coq, animal qui annonce le lever du soleil.

2 « Que personne, absolument, quel que soit son rang dans les dignités humaines, possédant le pouvoir ou comblé d’honneurs, qu’il soit puissant par le hasard de la naissance ou modeste par le sort de sa condition, en aucun lieu retiré, en aucune ville, ne sacrifie une victime innocente à des statues dépourvues d’intelligence ni, par un sacrilège plus discret, adorant son dieu lare par du feu, son génie par du vin pur, ses pénates par du parfum, n’allume des lampes, ne répande de l’encens, n’accroche des guirlandes… ». Extrait du Code théodosien, cité par Loriot X., Badel C. (dir.), 1993.

3 Même si un doute est permis quant à l’adhésion à une communauté selon une affirmation de Tertullien, Traité de la prescription contre les hérétiques, XL, Musagora (trad.) : « Il (Mithra) a aussi ses vierges, il a aussi ses continents ».

4 Comme le montre le cas de Mandelieu dans les Alpes-Maritimes, voir Guyon J., Heijmans M. (dir.), 2002, p. 29-30.

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Table des illustrations

Titre 1. Vue générale du spelaeum, emmarchement, base des dadophores et d’un autel, les banquettes et en fond le podium supportant le socle du bas-relief.
Crédits Cliché J. Brodeur, Inrap
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/204/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 444k
Titre 2. Vase avec inscription votive : [à l’empereur et] au Dieu invaincu Mythra [ ]s Genialis, citoyen ambien (?), en raison d’un vœu accompli, a fait don [ aux (non déchiffré), à tout, au lieu, de (non déchiffré)
Crédits Cliché M. Mortreau, Inrap
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/204/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 200k
Titre 3. Plan général du spelaeum, dernière phase avant l’abandon fin du ive siècle ou tout début du ve siècle.
Crédits Relevés de terrain E. Lanoë, Inrap. Infographie D. Pfost, Inrap
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/204/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 456k
Titre 4. Carte des trouvailles mithriaques d’après Robert Turcan, 2001.
Crédits Infographie D. Pfost, Inrap
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/204/img-4.png
Fichier image/png, 146k
Titre 5. Tête du dieu Mithra en calcaire appartenant au bas-relief, brisée au moment de la destruction du site.
Crédits Cliché H. Paitier, Inrap
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/204/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 377k
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Pour citer cet article

Référence papier

Jean Brodeur, « Un culte exotique en Gaule. L’exemple du temple de Mithra à Juliomagus - Angers »Archéopages, 36 | 2013, 10-15.

Référence électronique

Jean Brodeur, « Un culte exotique en Gaule. L’exemple du temple de Mithra à Juliomagus - Angers »Archéopages [En ligne], 36 | 2013, mis en ligne le 01 janvier 2015, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/204 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/archeopages.204

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Auteur

Jean Brodeur

Inrap

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Droits d’auteur

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