- 1 On peut trouver d’autres noms pour ce type d’objet : cf. infra.
1En 1986, des travaux d’agrandissement du collège Littré à Bourges (Cher) sont à l’origine d’une fouille de sauvetage programmé dirigée par Olivier Ruffier. Celle-ci permet alors de mettre en évidence une occupation du site qui s’étend sur plus de 25 siècles (Ruffier, Troadec, 1987, p. 89). L’inspection des déblais issus des terrassements par Alexis Luberne, à l’issue de cette intervention, a permis une découverte assez exceptionnelle : un fragment d’une statuette de style égyptien dont la forme générale évoque sans conteste les oushebtis1 qui accompagnaient les défunts en Égypte (Ziegler, Bovot, 2001). Restée inédite jusqu’à ce jour, notamment parce que beaucoup doutaient de sa nature archéologique, cette pièce semble pourtant s’inscrire dans une évolution générale de la religion romaine, même si d’autres hypothèses ne sont pas à exclure, ce qui est également le cas quand le contexte archéologique est bien mieux cerné. L’inventaire des objets archéologiques égyptiens ou égyptisants hors de la vallée du Nil ayant été initié depuis longtemps (Leclant, 1961), il était donc important de présenter cette pièce et ses caractéristiques propres, d’autant plus qu’elle permet de discuter l’identification habituelle d’oushebti.
- 2 Pour les dimensions exactes : l’ensemble est long de 57 mm. La section supérieure, de forme ovale, (...)
2Le fragment en question est la moitié inférieure d’une statuette, à savoir les jambes et les pieds, qui mesure moins de 60 mm pour un poids de 43g2. L’objet est, semble-t-il, moulé. C’est en effet ce que tendent à indiquer les traces latérales, grossièrement lissées après démoulage, et la coupe de l’objet [ill. 1]. La pâte est grossière avec une importante proportion de dégraissant coquillier. Ce type de pâte est visuellement très proche des pâtes à dégraissant coquillier utilisées à Bourges et aux alentours pour les productions locales de céramiques domestiques. L’objet, de couleur brune à noire, a cuit en atmosphère réductrice. La face postérieure est lustrée et la face antérieure est décorée. On observe des lignes de texte hiéroglyphique superposées qui pourraient n’être que des imitations. La ligne inférieure est lacunaire, mais une tête de scarabée est nettement identifiable. Juste au-dessus, un registre horizontal, large de 11 mm, est divisé en trois cases. La case centrale comporte les silhouettes de sept personnages soulignés par une ligne en zigzag, sans doute en position agenouillée. Les cases latérales portent des signes qui ne semblent être que des tirets horizontaux superposés. La ligne qui se trouve encore au-dessus, également large de 11 mm, est une bande d’un seul tenant ; elle est marquée de signes hiéroglyphiques ; les problèmes de lisibilité ne permettent pas de déterminer qu’il s’agit à proprement parler d’un texte. La ligne de texte supérieure, qui semble de même type que le précédent, est partiellement détruite par la cassure de l’objet.
1. Fragment d’oushebti découvert à Bourges, correspondant à la partie basse d’un des modèles de ces statuettes.
F. Verneau, Inrap
- 3 Par ailleurs, des découvertes inattendues en Gaule romaine sont à l’origine, peu de temps après l’o (...)
3Malgré son signalement, cette mise au jour est restée lettre morte sur le moment. Le site en question attirant à juste titre l’attention des archéologues pour son occupation « privilégiée » des vi-ive siècles avant notre ère, avec son lot de céramique attique et étrusque notamment, cette découverte d’un oushebti, à ce jour inédite, en plein cœur du centre de la France, ne pouvait donc que paraître anecdotique. D’autant plus que sa position, hors contexte archéologique avéré, n’apportait en effet pas vraiment de crédit à cette invention. Bien évidemment, l’hypothèse d’un objet de collectionneur – ce type d’objet considéré comme caractéristique de la civilisation égyptienne a toujours été très prisé des amateurs d’antiquités –, pour ne pas dire d’une blague de potache, a plus ou moins explicitement été évoquée. D’autant que plusieurs cas d’objets égyptiens ou égyptisants découverts auparavant en France ou ailleurs avaient déjà été jugés litigieux. C’est ainsi le cas, par exemple, des représentations d’Osiris de Villeneuve-lès-Avignon (Gard) (Leclant, 1978, p. 316), du scarabée trouvé à Mandeure (Doubs) (Leclant, Clerc, 1989, p. 426) ou d’un oushebti exhumé dans une rue d’Amsterdam au début des années 1960 à propos duquel le célèbre égyptologue Jean Leclant avait alors écrit : « On suppose généralement que de telles découvertes doivent être considérées comme des objets apportés en Europe durant le xixe siècle » (Leclant, 1961, p. 406). Dans le même temps, différentes inventions d’objets égyptiens ou égyptisants sur notre territoire ne laissaient aucun doute quant à leur authenticité, leur contexte de découverte étant parfaitement établi. Pour autant, la question de la diffusion des Aegyptiaca, qui étaient recensés notamment pour la Gaule depuis des décennies, n’était bien évidemment pas aussi avancée qu’aujourd’hui3. Au sujet de la mise au jour dans une carrière de Blendecques (Pas-de-Calais) d’un oushebti, en faïence blanche recouverte d’une couche d’émail vert pâle, « d’origine indiscutablement égyptienne », Jean Leclant (1955, p. 311) avait écrit que cela « pose de nouveau le problème de la diffusion du matériel égyptien ou égyptisant en Occident ».
4La question du contexte de découverte est bien évidemment un problème. Il est cependant vraisemblable que la statuette provienne des niveaux romains, hypothèse la plus probable historiquement compte tenu du contexte des autres découvertes d’objets égyptiens et de leur diffusion en France.
2. Emplacement du site du collège Littré au sein de la ville d’époque romaine (sources : PCR Berry ; Dumasy, Troadec, 2001).
A. Luberne, Inrap
S. Girond, Université de Paris
5Si ce sont les niveaux les plus anciens qui avaient à l’époque marqué les esprits, les éléments recueillis dans les couches postérieures n’en sont pas moins intéressants pour la ville de Bourges. Ils font en effet état, pour le Haut-Empire, de la construction d’un ensemble monumental, à savoir deux constructions rectangulaires synchrones – la première étant inscrite dans la seconde – dont les murs sont larges de 1 à 3 m. Il apparaît en outre que cet ensemble monumental a été à l’origine d’importants travaux d’exhaussement du sol (au moins 1,80 m à 2 m) (Ruffier, Troadec, 1987). L’identification d’un temple demeure encore à ce jour hypothétique. Quelle que soit l’identification de ce bâtiment monumental, ce quartier à l’époque romaine a clairement une vocation publique. L’endroit de la fouille, qui se trouve à l’extérieur du Castrum du Bas-Empire, est à proximité immédiate de l’amphithéâtre. On se trouve par ailleurs à la limite du promontoire de Bourges et donc bien à l’écart de toutes les nécropoles connues de la ville antique [ill. 2]. Or, l’appellation oushebtis, généralement attribuée à ce type d’objet, évoque irrémédiablement, et sans doute à tort, l’idée d’une fonction funéraire. Dans leur contexte égyptien, les oushebtis – les Égyptiens les nomment shaouabtis jusqu’au Nouvel Empire inclus, puis le mot change et devient oushebti à partir de la troisième période intermédiaire – sont des figurines funéraires qui représentent le défunt sous la forme d’une momie. La coiffure du personnage, ainsi que les accessoires qu’il tient dans les mains, permettent, généralement avec son nom, d’identifier la qualité du défunt, à savoir roi ou civil. Ce type de statuette apparaît au Moyen Empire (vers 2000 avant notre ère) pour être fabriqué ensuite jusqu’à la fin de l’Égypte pharaonique (histoire égyptienne antique), soit au ive siècle. Un texte souvent inscrit sur le corps des oushebtis fournit le mode d’emploi de la figurine : c’est une injonction faite au double, représenté par la figurine, d’avoir à se substituer au défunt pour effectuer dans l’au-delà, à sa place, travaux agricoles et diverses corvées auxquels il pourrait être soumis. Elle est extraite d’un recueil de formules concernant le défunt ordinaire et le souverain, et le déroulement de sa vie dans l’au-delà, à savoir le chapitre 6 du Livre pour sortir le jour, communément appelé et connu sous le terme Livre des morts (Bovot, 2003). De fait, les découvertes d’oushebtis en Gaule sont le plus souvent interprétées comme provenant d’un contexte funéraire, même quand aucun élément ne permet de l’attester. Ainsi, pour une statuette retrouvée à Rabastens, dans le Tarn, il est établi qu’il « s’agit d’un fragment de statuette funéraire » (Cambon et. al., 1995, p. 219). Dans la déclaration de découverte dans Gallia, Michel Labrousse écrit même : « Elle pourrait provenir d’une tombe dépendant des nombreuses villas gallo-romaines éparses dans la plaine du Tarn en amont de Rabastens » (Labrousse, 1955, p. 218). Mais cette statuette, roulée, a en fait été découverte par un enfant sur les berges du Tarn. Nous ne connaissons donc rien du contexte. Ce présupposé viendrait de celui où on les découvre en Égypte. Ce que tend d’ailleurs à confirmer une note de Jean Leclant dans la mention de la même découverte dans Orientalia (Leclant, 1963, p. 218, n. 7) : « Les conditions de la trouvaille empêchent toute certitude sur l’origine de la pièce ; mais comme le montre avec raison Michel Labrousse, il est certain que des oushebtis importés d’Égypte ont été déposés dans des tombes gallo-romaines. » Or, aucune de ces découvertes ne provient d’un contexte sépulcral, hormis peut-être dans le cas de la découverte accidentelle de Bazas (Gironde). Il est en effet précisé que deux oushebtis, a priori anépigraphiques (Grimal, 1949, p. 131), l’un bleu clair et l’autre vert jade, se trouvaient dans un « caveau » situé sous la cathédrale, à l’intérieur d’un bloc de béton ancien (Leclant, 1954, p. 79).
6Retenons comme hypothèse de travail la provenance de l’oushebti de Bourges d’un contexte romain et évaluons quelle pourrait être la place d’un tel objet dans la société gallo-romaine. Bourges/Avaricum est le chef-lieu d’une vaste cité de la province d’Aquitaine, celle des Bituriges Cubes. Son territoire a livré peu d’objets de provenance ou d’inspiration égyptienne. Au moins trois scarabées dont un en terre cuite émaillé (fritte égyptienne ; conservé au musée du Berry à Bourges) ont été mis au jour au xixe siècle lors de la fouille de la nécropole de la place Séraucourt, à Bourges. À Saint-Marcel/Argentomagus (Indre), un petit objet formé de deux feuilles de bronze, décoré sur une face d’un buste masculin, portant le némès égyptien et une courte barbe postiche, et interprété comme une amulette (Fauduet, 1979) ou comme une bulle de scellement (Leclant, Clerc, 1992, p. 327-328, n. 22), a été découvert en contexte d’habitat dans le comblement d’une fosse dépotoir datée de la fin du règne d’Auguste. Enfin, comme dans l’ensemble de l’Empire romain, les divinités d’origine égyptienne ont été honorées sur le territoire biturige : des figurines d’Isis à Néris-les-Bains et à Hyds (Allier), une statuette d’Isis-Fortuna à Dun-sur-Auron (Cher), des fragments de sculptures représentant Jupiter-Ammon à Parassy et Thauvenay (Cher), des intailles représentant Sérapis à Bourges et Giroux, et, pour finir, une tête sculptée en calcaire local de Sérapis-Hélios exhumée des niveaux de démolition du temple 1 de l’insula A de Saint-Marcel/Argentomagus. Les recherches récentes (notamment Belayche, 2000 ou Bonnet, Pirenne-Delforge, Praet, 2009) ont clarifié historiquement l’implantation de ces divinités dans l’Occident romain en mettant en évidence qu’elles n’étaient pas à considérer comme des importations directes de la religion égyptienne, mais plutôt comme l’adoption par les communautés locales d’entités qui avaient été hellénisées, puis assimilées par la religion romaine, comme l’attestent leurs juxtapositions avec des dieux du panthéon classique, et dont certaines étaient devenues des divinités officielles de l’Empire. Pour les objets – oushebtis, scarabées, amulettes… – égyptisants ou égyptiens, même si leur interprétation générale paraît bien s’intégrer dans le même mouvement historique et culturel, il faut convenir que les interrogations propres à chaque objet, sur sa provenance (imitation locale ou véritable objet égyptien acheté ou pillé ?), son parcours (amené par un militaire, un marchand, un esclave ou un voyageur ?) et sa fonction (objet magique, curiosité exotique, rôle funéraire...) demeurent bien souvent problématiques même quand le contexte archéologique est connu. Le cas de l’objet d’Argentomagus est symptomatique des ces ambiguïtés : sa forme inconnue parmi les Aegyptiaca a fait supposer son origine « occidentale », tandis que son contexte archéologique précoce a amené à exclure l’hypothèse d’un témoignage de culte égyptien et à l’attribuer à une éventuelle présence militaire (Fauduet, 1979), qui n’a toutefois pas livré d’autre trace sur le site antique.
7Le contexte de découverte est-il un problème ? Bien évidemment, d’un point de vue archéologique, le fait de ne pas avoir retrouvé la pièce dans la couche dont elle provient laisse planer un doute quant à sa nature archéologique. Mais compte tenu de la situation – un ensemble monumental dont la construction a été à l’origine d’importants travaux d’exhaussement du sol (Ruffier, Troadec, 1987) : un temple ? – et des rapprochements qui peuvent être faits avec toutes les découvertes égyptiennes ou égyptisantes en Gaule, l’attribution chrononologique à l’Antiquité ne semble faire aucun doute. Notons en outre que la probité de l’inventeur ne peut être discutée. Pour autant, l’identification de cette pièce à un oushebti, ce qui semble naturel au regard de la forme et du registre décoratif (imitation de hiéroglyphes ?), laisse croire à un rapport au monde funéraire, ce qui n’est pas du tout prouvé dans ce cas, comme dans d’autres. Ses caractéristiques (constitution de la pâte, pièce moulée, etc.) laissent penser à une production locale. L’attrait pour l’Égypte se retrouve d’ailleurs dans d’autres artefacts chez les Bituriges Cubes. Si leur interprétation générale paraît s’inscrire dans les évolutions de la religion romaine, nombre d’interrogations demeurent quant à leur provenance, leur parcours ou leurs fonctions. C’est la raison pour laquelle il s’avère nécessaire de présenter et de discuter chacune de ces découvertes.