Les valeurs des saveurs [Débat]
Texte intégral
Merci à Christiane Descombin.
1L’antinomie entre le goût salé et le goût sucré est récente, tout comme la définition des quatre saveurs : sucré, salé, amer, acide. Bien que ces saveurs nous semblent fortement distinctes, des séries d’expériences neurobiologiques menées récemment par l’Inra ont montré que chacun en a, en fait, une perception qui lui est propre. Seuls la pauvreté de notre vocabulaire en matière de goût et un processus de persuasion continu éducatif puis social nous empêchent de pouvoir l’exprimer finement. Ce processus nous conduit à une représentation mentale de ce qu’on pense ressentir et nous amène à attribuer des valeurs aux saveurs, valeurs gustatives certes, mais aussi morales.
2Patrick Rambourg Sel et sucre sont pour nous des produits de référence qui classent en deux « catégories » les repas de la journée et les plats pris au cours de ces repas. Mais cette distinction ne s’est mise en place dans la gastronomie française qu’à partir du XVIIe, sous divers facteurs et influences. Or le sel est un ingrédient totalement différent, à part de tous les autres, dont la place a toujours été prépondérante dans l’alimentation et dont l’histoire culinaire reste à faire, d’ailleurs.
3Véronique Duché On constate également cela en littérature : le sel est chargé de valeurs symboliques fortes, et les usages métaphoriques du mot sont nombreux et toujours positifs : le sel est assimilé à l’esprit, à l’intelligence, à la pertinence.... Historiquement, c’est l’amer qui est opposé au doux, ancêtre du sucré, et l’acide est souvent associé à l’amer dans une sensation négative. Le goût du sel est-il permanent, prédominant au cours des siècles ?
4PR Il est présent dans toutes les cuisines sans rupture, sans doute parce qu’on ne peut vivre sans. Le goût de nos ancêtres était un goût bien plus salé que le nôtre. Aujourd’hui, on sale moins car on a d’autres modes d’acheminement et de conservation des denrées alimentaires et un discours de santé publique qui y incite. Dans une recette médiévale, il n’est jamais dit de saler alors que dans une recette actuelle, il est toujours précisé de saler, poivrer, assaisonner. Il me semble que cela sous-entend que les produits étaient déjà plus ou moins salés. Poissons, viandes, lard, beurre… sont salés, parce que le sel conserve, mais ce n’est pas son seul usage. J’ai suivi les préparatifs du banquet annuel de la Confrérie Saint-Jacques des Pèlerins. Le bœuf tué trois jours avant le repas est mis dans du gros sel toute une nuit puis cuisiné le lendemain. C’est pour l’attendrir car la viande fraîche est dure, mais cela modifie son goût ! Il me semble aussi que c’est en lien, dans ce cas, avec la valeur symbolique du sel.
5VD L’association symbolique dans la Bible du sel et du pain se retrouve dans plusieurs coutumes de diverses cultures. Le Moyen Âge a-t-il accordé une place particulière à cette association ?
6PR Dans les textes d’ordonnancement des banquets, le panetier s’occupe aussi du sel et parfois d’aménager des « salières » dans le pain ; mais la présence du sel sur toutes les tables médiévales et modernes n’est pas si évidente.
7Fabienne Ravoire J’en suis aussi convaincue. Si les salières – pièces d’orfèvrerie avec couvercle – existent bien dans l’iconographie des banquets princiers et dans les collections, il est bien plus ardu de les identifier dans d’autres milieux et d’autres contextes. Les récipients de terre cuite interprétés clairement comme des salières sont des objets rares et de qualité, des pièces ostentatoires à décor modelé, glaçuré, souvent des cavaliers ou des animaux sur lesquels sont fixés de petites coupelles. Les rares exemples du xvie au xviie retrouvés en contexte archéologique sont toujours des objets de haute technicité comme par exemple les faïences fines de Saint-Porchaire, en Poitou, à décor incrusté. Lorsqu’on retrouve parfois sur les sites médiévaux de petites coupelles de terre très simples – il existait sans aucun doute les mêmes en bois – surtout en contexte urbain du xive au xvie siècle et souvent en quantité importante, on les interprète parfois comme des salières, à cause de leur quantité et de l’absence de glaçure – que le sel corroderait – mais je suis tentée d’y voir plutôt des « emballages perdus ». Par contre, les pots à sel ou à aliments en saumure sont nombreux. Pour la période médiévale, on en connaît toute une catégorie. À partir du xvie siècle, l'emploi de récipients en grès, produit cérame pourtant inventé au xive siècle, devient énorme dans la vaisselle, allant du petit pot dit à onguents au saloir ; ils devaient servir à conserver absolument tout type de nourriture, salée comme sucrée.
8PR Le sel était un produit cher, qui ne s’achetait que dans des endroits bien précis, ce qui permettait de prélever la taxe. Il aura ce statut jusqu’à la Révolution française. Les produits salés ne sont pas des produits de luxe pour autant. Les goûts sont nettement des marques de distinction sociale : l’évolution des recettes du Moyen âge au xixe siècle met en évidence la volonté des élites de se démarquer et le succès de pratiques culinaires jugées d’abord grossières dû à l’affirmation de la bourgeoisie. Quant au sucre, son prix en a fait longtemps une denrée rare.
Renouvellement du goût, des recettes, de l’art de la table et des idées… tout est lié. [Patrick Rambourg]
Le sel est essentiel et le sucre, sensuel. [Véronique Duché]
9VD Les livres de cuisine semblent aujourd’hui n’avoir ni un statut littéraire, ni un statut historique. Quand apparaissent-ils ? Par qui étaient-ils écrits et à qui s’adressaient-ils ? Les cuisiniers n’étaient sûrement pas lettrés à cette époque.
- 1 Cuisinier du duc Amédée VIII de Savoie, « auteur » du recueil Du fait de cuysine, paru en 1420.
- 2 Volumen anonyme (au nom de son lieu de conservation) connu comme la plus ancienne version des texte (...)
10PR On a des traités de cuisine dès le xiiie siècle. Des chefs travaillant pour de grands seigneurs ont fait appel à des clercs pour écrire ces textes, de façon à laisser une trace de leur travail, de magnifier leur art en magnifiant le faste de la maison où ils servent. Maître Chiquart1, par exemple, le dit très clairement. Ces recueils vont servir de base aux générations postérieures, même si la transmission se fait d’abord par l’apprentissage alliant geste et parole. Faire écrire recettes ou traités oblige à réfléchir à une codification des gestes : ce par quoi on commence, ce par quoi on termine, et ce qui se déroule dans quel ordre entre les deux. Et c’est cela qui crée un style. Parmi les tout premiers traités, le manuscrit de Sion2 et Les Enseingnemens qui enseingent a appareiller toutes les manieres de viandes, apparaissent comme un moyen de pérenniser des formules, de faire circuler des inventions, et de pallier aussi à l’impossibilité de mémoriser exactement les ingrédients de toutes les appellations ! D’autres types de textes nous renseignent sur l’évolution de la cuisine : les règlements de métiers. L’introduction du sucre en cuisine à la Renaissance, par exemple, est manifeste : celui des pâtissiers – fabricants de pâtes – mentionne « soudain » des préparations sucrées en sus des préparations salées. Apparaît également le métier de confiseur et des textes très techniques sur la cuisson du sucre et sur ses diverses utilisations. Par contre, on s’aperçoit aussi que l’arrivée du sucre de canne n’a modifié ni le statut du sel en cuisine, ni la composition des plats. Le sucre, considéré comme un remède, est quasi inexistant dans les recueils médiévaux. Lorsqu’il est mentionné que la préparation peut être sucrée, c’est toujours afin de l’accommoder pour un malade ou une personne fragile. Friandises et fruits sont les seuls aliments sucrés. Le goût sucré n’est d’ailleurs pas un goût ancien, car le miel est très peu présent dans les recettes de cuisine. Au xvie siècle, on va tout sucrer avec frénésie : les chapons, les poissons… Avant et après cuisson ! C’est un phénomène de mode, un engouement qui conduit à un profond changement de goûts chez les élites. Je vois deux raisons à cela : une réaction contre le goût épicé et acide du Moyen Âge et une volonté pour les élites de se distinguer car l’usage des épices se banalise. Les épices et le verjus restent présents dans la cuisine de la Renaissance, mais en moindre quantité. S’ajoute à cela un phénomène de marché : l’arrivée massive de produits en provenance d’Italie, dont le sucre présenté comme une gourmandise et qui devient l’ingrédient-clé de recettes de plaisir ! Mais, parallèlement, naît un discours prônant un retour au « vrai goût des aliments », notamment porté par le médecin de François 1er, qui va se généraliser au xviie siècle.
11VD C’est aussi l’époque où nombreux artistes et écrivains condamnent les excès, l’artificiel, pour promouvoir le naturel, l’équilibre. Au xviie s’affirme la notion de « bon goût », goût étant alors utilisé au figuré, une sorte de raison instinctive qui permet de juger de la qualité des choses et rapproche du naturel. En cuisine, ce retour au « bon goût » est-il lié à des considérations de santé ?
12PR Ce n’est qu’un des facteurs. Et le lien entre alimentation et santé existe depuis fort longtemps. Par exemple, les confiseries médiévales comme l’orangeat ou la dragée étant censées ouvrir l’appétit ou faciliter la digestion, on les consommait avant ou après le repas. Ces qualités digestives vont prévaloir et faire repousser les plats sucrés en fin de repas. Cela se combine avec un rejet de plus en plus marqué du mélange des goûts puis avec de nouvelles façons de se mettre à table. Tant que perdure le service « à la française », qui consiste à disposer harmonieusement sur la table un ensemble de mets, chacun se servant de ce qui est devant lui et ne goûtant donc pas à tout, le sucré et le salé sont présents en même temps. Lorsqu’on passe au service « à la russe », au xixe siècle, où les plats se servent les uns après les autres, la fin de repas se compose de pâtisseries, entremets, crèmes, glaces et sorbets… Ces plats, les derniers desservis et appelés donc desserts, sont présentés dans de la vaisselle spécifique.
La multiplication des formes d’assiettes coïncide avec l’introduction de plats sucrés dans les repas. [Fabienne Ravoire]
13FR Il est tentant de penser, en effet, que l’élargissement de la gamme de vaisselle, notamment de celle en terre cuite, avec l’introduction de formes ouvertes, des écuelles à tenons, des assiettes à aile dès la première moitié du xvie siècle, puisse être due à l’introduction du sucre dans les préparations culinaires. On trouve lors des fouilles archéologiques, en contexte aisé et associées à de la verrerie, quantité de formes évasées, souvent en grès, interprétées comme des formes à boire. Bien que j’aie souscrit à cette idée, je suis tentée de penser que ces coupelles, particulièrement celles à décor de glaçure au bleu de cobalt pourraient tout aussi bien convenir aux friandises, car à cette époque, la consommation de boisson dans des gobelets et des coupes en verre se répand. Dès la fin du xviie siècle, on observe les premières assiettes, plates, creuses, et de plus petites – pour la confiture ? – de nombreuses coupes à fruits, à entremet etc. en céramique ordinaire. Mais la spécialisation de pièces de vaisselle pour produits sucrés est surtout nette dans les productions de faïence et de porcelaine. Au xviiie siècle, quand la consommation de café, thé et chocolat génère des services complets, le sucre est présenté en morceaux, cassés directement sur le pain à sucre, dans de petits pots à couvercle, mais aussi, c’est nouveau, en poudre, dans des sucriers à trous.
14VD L’expression de la mélancolie, disposition d’âme magnifiée dès l’Antiquité, est associée à l’amer de façon quasi systématique. En débordant de ce cadre, on s’aperçoit que les tempéraments des personnages, leurs intentions, sont souvent révélés, dans la littérature française, par leur comportement alimentaire et notamment par leur goût pour certaines saveurs. Les gens qui se lèvent tôt, prennent leur vie en main, suivent la raison et la rigueur seront amateurs de café – c’est ainsi, par exemple, que sont présentés les protestants –, alors que ceux qui traînent en déshabillé, vivent avec nonchalance et se laissent guider par leurs sens… boivent du chocolat. Parfois ces penchants constituent même une des différenciations sexuelles : l’onctueux chocolat, sucré et aromatisé, associé à la douceur, à la gourmandise, à l’érotisme, est une boisson de femmes tandis que le café, breuvage « fort », est pour les hommes !
15PR C’est d’autant plus amusant que café et chocolat sont, au moment de leur découverte par les Européens, des boissons très amères, déconcertantes. Le chocolat, alors mélange de cacao et de nombreuses épices, a même été jugé imbuvable ! Mais le goût du sucre s’affirmant, et celui des mélanges d’épices se perdant, on a « inventé » la boisson chocolat à partir de cacao juste mélangé à de la vanille et du sucre ; et on a mis du sucre dans son café.
Notes
1 Cuisinier du duc Amédée VIII de Savoie, « auteur » du recueil Du fait de cuysine, paru en 1420.
2 Volumen anonyme (au nom de son lieu de conservation) connu comme la plus ancienne version des textes de la lignée des « viandiers » et daté de 1300 environ.
Haut de pageTable des illustrations
![]() |
|
---|---|
Crédits | Clichés : Romain Étienne, Item. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/19130/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 1,2M |
![]() |
|
Crédits | Cliché : Romain Étienne, Item. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/19130/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 366k |
![]() |
|
Crédits | Cliché : Romain Étienne, Item. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/19130/img-3.jpg |
Fichier | image/jpeg, 343k |
Pour citer cet article
Référence papier
Véronique Duché, Patrick Rambourg, Fabienne Ravoire et Catherine Chauveau, « Les valeurs des saveurs [Débat] », Archéopages, 31 | 2011, 72-77.
Référence électronique
Véronique Duché, Patrick Rambourg, Fabienne Ravoire et Catherine Chauveau, « Les valeurs des saveurs [Débat] », Archéopages [En ligne], 31 | 2011, mis en ligne le 22 août 2024, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/19130 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12728
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page