- 1 Le présent article reprend un ensemble de travaux collectifs menés sous la direction de l’auteur, n (...)
1Le 27 juin 20091, la saline de Salins-les-Bains est accueillie sur la liste du patrimoine mondial de l'Unesco, où elle rejoint celle d’Arc et Senans qui y figurait, orpheline, depuis 1982. Cette décision indique l’évolution des sensibilités patrimoniales : l'Unesco avait d’abord préféré la saline fille dont la vie industrielle n’a duré que 117 ans et qui n’a jamais atteint ses objectifs de production, mais que le xxe siècle a considéré comme un chef-d’œuvre de l’architecture néoclassique, emblématique de son auteur Claude Nicolas Ledoux. Tandis que la saline mère de Salins-les-Bains, architecture anonyme et remaniée, dépourvue de séduction, restait dans l’ombre, alors qu’elle offre un témoignage d’architecture industrielle à la fois ancien et complet.
2L’or blanc est si convoité qu’on déploie, pour se l’approprier durablement, de considérables moyens humains, techniques, militaires, économiques et diplomatiques. Une très longue histoire au cœur d’importants enjeux et luttes d’influence qui, en Franche-Comté, selon les travaux récents de Petrequin et Weller, apparaît vers 5 000 avant notre ère. Au moins une dizaine de sources salées font alors l’objet d’une exploitation et leur appropriation explique même une part des fixations précoces de populations, comme à Gouhenans, Abergement-la-Ronce, Montaigu, Mantry, Plainoiseau, etc. (Grassias et al, 2006), conséquence de la présence de sel gemme dans les affleurements triasiques.
3À Salins-les-Bains, c’est vers 3 000 avant notre ère que l’on date les premières traces de foyers de combustion attestés par des accumulations de charbon de bois. La rivière la Furieuse, comme son nom l’indique, n’a pas favorisé la conservation des traces archéologiques les plus anciennes de cette exploitation des sources salées, trop proches du cours d’eau. Weller et Petrequin rappellent qu’on trouve, aux environs de Salins-les-Bains, des successions d’habitations fortifiées, pendant quatre millénaires. Dans l’état actuel des hypothèses, on considère qu’on obtient alors du sel en versant directement la saumure sur des foyers en combustion. Pline l’Ancien décrit ainsi cette technique : « Dans les pays de Gaule et de Germanie, on verse de l’eau salée sur des bûches qui brûlent » (Grassias et al, 2006, p. 46). Après un apparent suspens de l’exploitation pendant la période romaine, au cours de laquelle les Romains importent leur propre sel, la production locale est à nouveau attestée dès le ive siècle de notre ère. Strabon, chez qui abondent les informations relatives au sel, à sa fabrication comme à son commerce, reconnaît quant à lui, au premier siècle avant notre ère, un savoir-faire local : « C’est de Séquanie qu’arrivent sur le marché de Rome les meilleures salaisons de toute la Gaule » (Brelot et al, 1981).
4Les documents manquent pour éclairer l’histoire de la saline jusqu’au viiie siècle de notre ère, où elle est attestée dans les actes de l’abbaye de Flavigny (Côte-d’Or). La saline dépend de la seigneurie de Bracon, relevant de l’abbaye suisse d’Agaune-en-Valais, qui la cède par une charte, vers 941-943, au comte Aubry. À sa mort, cet héritage est divisé entre ses deux fils et donne lieu à la création de deux bourgs, qui restent distincts jusqu’à la fin du xve siècle : le Bourg-Dessus, où l’on trouve la Grande Saline, et le Bourg-Dessous.
5Au Bourg-Dessus, la Grande Saline (ou Grande Saunerie), avec son « puits d’Amont » et son « puits à Grés », est tout d’abord partagée entre une centaine de propriétaires rentiers. Entre ces deux puits enterrés, attestés respectivement en 1 115 et vers 1242-1248, est construite, au xiiie siècle, une galerie de 165 m de long, haute de 6 à 7 m, voûtée en berceau, ponctuée d’arcs doubleaux, où un canal (le canal de Cicon) récupère et évacue les eaux douces [ill. 1]. Une enceinte, attestée en 1 249, protège la saline et la ville, elle-même fortifiée par les Chalon-Arlay.
1. Galerie souterraine des Salines de Salins-les-Bains : couloir du canal de Cicon.
Ce couloir, d’une belle qualité architecturale, relie le puits d’Amont au puits à Grés des Salines de Salins-les-Bains. Il abrite le canal de Cicon sur la gauche, qui évacue vers la Furieuse les eaux douces provenant de la roue hydraulique et de quelques petites sources.
Musées des techniques et cultures comtoises. Cliché : M. Paygnard.
6Au Bourg-Dessous, la Petite Saline avec son « puits à Muire », est entre les mains de 161 propriétaires rentiers, ou parçonniers : 27 établissements religieux et 134 laïcs, parmi lesquels le comte de Bourgogne, qui perçoivent les bénéfices commerciaux. L’exploitation est confiée à des moutiers. Entre ces deux salines, une plus petite se développe, la Chauderette de Rosières, possiblement au xiiie siècle. Elle dépend, pour sa matière première, de la Grande Saline et appartient aux abbayes cisterciennes de Rosières (La Ferté, Jura) et de Cîteaux (en Côte-d’Or). C’est pourquoi on parle des salines de Salins, qui étaient en concurrence et parfois même en conflit. Parmi la petite dizaine de salines actives dans la région au bas Moyen Âge, Salins-les-Bains semble faire l’objet d’une prédilection de la part des propriétaires. Vers le début du xive siècle (Belhoste, Roussel, 2006, p. 15), la fermeture progressive ou la limitation de l’activité des autres conforte et renforce Salins-les-Bains et ses trois salines dans une situation de quasi-monopole local [ill.2].
2. Salins en 1628, tableau de Nicolas Richard, huile sur toile, vers 1630-1651.
Collection du musée Max-Claudet, exposé aux Salines de Salins-les-Bains. Inventaire du patrimoine, Région Franche-Comté/ADAGP – 1980. Cliché : Y. Sancey.
7La longue série des documents techniques (visites, rapports, plans) qui, depuis le Moyen Âge, renseignent sur les chaînes opératoires et les équipements techniques, attestent de leur grande continuité. Les puits sont disposés en sous-sol pour capter plus facilement des eaux plus salées, et pour les protéger plus efficacement des sources d’eau douce qui, si elles se mêlent aux muires, les diluent et accroissent les consommations de combustible. Les eaux salées sont réunies dans des cuves en bois, puis remontées, par paliers, jusqu’à des bassins –les nauds– jouxtant les bernes, c’est-à-dire les récipients disposés dans les bâtiments en surface, où s’opère la cuite. Cette question de l’élévation sera l’un des points-clés sur lesquels porteront, au fil du temps, les efforts de modernisation.
8C’est primitivement au moyen du gréau que l’on opère : une perche à long balancier avec son contrepoids permet l’élévation manuelle d’un seau qu’on plonge et remonte pour déverser son contenu précieux dans une conduite ou un réservoir d’où, à nouveau, il sera déversé dans la berne où il livrera son sel. Des pompes à bras seront utilisées aussi à cette fin, à partir de 1475 dans le grand puits.
9L’installation d’une noria, probablement durant le xiiie siècle, constitue un notable progrès. Il s’agit d’un chapelet de barils en bois, actionnés par une roue elle-même entraînée par des mulets ou des chevaux. Les barils plongent dans les réservoirs d’eau souterrains et remontent la saumure en surface. Au xve siècle existent deux norias par puits, une pour la muire, l’autre pour les eaux nuisibles, puis, à la fin du xvie, deux systèmes distincts seront mis en place, l’un pour le sous-sol l’autre entre le sous-sol et le rez-de-chaussée. Ces techniques d’élévation fonctionneront jusqu’au milieu du xviiie siècle [ill.3].
3. Galeries souterraines des Salines de Salins-les-Bains : le puits d’Amont.
Au premier plan, les vestiges archéologiques du système de pompage de l’eau salée du xviiie siècle. Trois campagnes de fouilles archéologiques ont été conduites dans la zone du puits d’Amont, de 1985 à 1987. En complément des recherches historiques, il s’agissait de dater précisément l’origine de la construction des souterrains en accédant au niveau du sol originel. Dans l’ensemble, il y a correspondance entre les structures décrites par les archives et les éléments trouvés sur le terrain.
Musées des techniques et cultures comtoises. Ciché : M. Paygnard.
10Après avoir élevé la muire, il faut la cuire : provoquer l’évaporation de l’eau pour récolter le sel qu’elle contenait, puis façonner le sel et le conserver à l’abri avant de le transporter pour le vendre. L’évolution des techniques liées à ces étapes est moins marquée qu’en matière d’exhaure. Elle a concerné la taille et la forme des récipients, d’abord ronds (dits bernes), puis ovales, puis augmentés d’un poêlon trapézoïdal au cours du xviiie siècle. Au fil du temps, elles sont devenues moins nombreuses : la petite saline disposait de 57 chaudières au milieu du xiiie siècle, contre 10 en 1473. Mais les principes et les savoir-faire restèrent semblables, guidés par la recherche de l’entretien optimal de ces cuves de métal (assurer leur étanchéité, leur résistance mécanique, les réparer) et la recherche d’économie de bois. Le travail s’organisait par cycle (dits « rémandure ») de 15 à 30 jours, selon les époques, au cours desquels le feu était maintenu sous la cuve. On procédait aux cuites successives, avant de remettre en état l’ensemble pour le cycle suivant. Les chaudières fonctionnaient donc par roulement, les unes étant en cours de remplissage tandis que d’autres cuisaient, que d’autres encore étaient en cours de nettoyage. On distinguait quatre temps dans la cuite, au cours desquels le feu devait être mené de manière adaptée.
11L’ouvrier tire le sel, muni d’un outil dont la forme est demeurée inchangée, le râble. Le sel est ensuite acheminé dans l’ouvroir où des femmes le moulent, pour former des salignons, séchés autour de braseros, puis réunis par douzaine dans des paniers (dits bénates) et stockés dans l’étuaille. Le sel en grain est vendu en tonneaux (dits bosses). La commercialisation de ces différents sels doit être adaptée, dans son conditionnement, son aspect, sa dénomination, et bien sûr son prix, au pays auquel il est destiné, et aux taxes, péages et impôts auquel il était soumis.
12C’est le pardessus, c’est-à-dire un officier supérieur, qui dirige la saline, ses ouvriers et ses officiers spécialisés. Au Moyen Âge, la saline emploie entre 800 et 1 000 personnes, dont la plupart pourvoit à l’approvisionnement en bois : il faut acheter, gérer ou réquisitionner les forêts, les exploiter efficacement, débarder, transporter. Chaque jour, les chaudières doivent être alimentées. Sous la surveillance de l’officier de porte (le portier, l’un des mieux payés de la saline), les chariots se succèdent dans les rues de la ville et dans la cour. Mais il faut aussi du fer, en qualité et en quantité suffisante pour construire et entretenir les bernes, des tuiles car il faut des toits parfaitement étanches pour protéger le sel, du gypse pour assurer l’étanchéité des poêles, et encore du charbon de bois, utilisé pour le séchage des pains de sel.
13Située sur la route qui mène des Flandres à l’Italie, d’une part, et de l’Allemagne à l’Espagne, d’autre part, voisine d’une Suisse alors en manque de sel notamment pour saler ses fromages et sa viande, Salins jouit d’une position privilégiée, mais exposée aux concurrences des sels venus de Méditerranée par le Rhône, de Saxe et d’Autriche. Elle tire parti des marchés locaux, au travers d’une très complexe politique de tarifs, variant avec le statut fiscal des pays considérés, les relations politiques et militaires, et la pression de la concurrence.
14Après celui de 1352, un nouvel incendie en 1409 détruit trois chaudières. Jean Sans Peur, duc comte de Bourgogne, commande alors qu’on reconstruise en pierre tous les bâtiments, qui, à l’exception de la maison du grand puits, étaient en bois. Il finance ces travaux par l’institution d’une gabelle à quatre deniers par charge de sel pour 12 ans … mais le chantier dure près d’un siècle, soutenu successivement par Philippe le Bon, de 1419 à 1464 puis par Charles le Téméraire, et après lui jusque vers 1490. Signalons l’érection de bernes et huit chaudières en 1412, la réfection des fontaines, des pavements en 1423, et du toit de la maison du grand puits, de l’enceinte, l’édification de la charbonnière en 1424, en même temps que l’installation d’un rouage des eaux douces au puits à Grés (1423-1424), l’édification d’une tuilerie à Clucy (1458-1459) et d’un martinet -les Planches- (1438) afin d’accroître l’autonomie de la saline par rapport à ces approvisionnements en indispensables tôles et tuiles (cf. Roussel Belhoste, 2006). Ces très lourds mais durables investissements s’expliquent par le fait que le duché a grand besoin de ces immenses revenus pour financer ses ambitions politiques et militaires, qu’il ne peut laisser à la merci d’un incendie. Pour autant, la saline n’est pas seulement un espace fonctionnel : cette usine se veut architecture parlante. Elle est aussi bâtie pour être admirée et redoutée, pour manifester aux yeux de tous le prestige de ses propriétaires, par un certain faste architectural et l’emploi de matériaux rares et coûteux : plomb, airain, tuiles vernissées, ardoises. Elle entend exprimer le caractère inviolable du bâtiment et la puissance du duché, dans ces armoiries, ces tours abritant des escaliers en vis, ces hauts murs et les armes de ses troupes.
15La Comté passant sous la domination des Habsbourg au xvie, Nicolas Perrenot de Granvelle, garde des Sceaux de Charles Quint est nommé pardessus (c’est à dire officier supérieur) de la saline en 1534 : la saline est toujours surveillée de très près par son propriétaire ! À partir de 1601, - c’est un important changement - la saline n’est plus gérée directement par ses propriétaires mais est confiée en fermage à un amodiateur, pour une durée de sept puis neuf ans. Grâce au rachat progressif des parts des autres rentiers, les salines peuvent être unies dans une seule et même administration au xviie siècle. Mieux protégée, réorganisée, cette saline restera sensiblement identique à elle-même pendant plus de trois siècles, comme le démontre le travail de relevé pierre à pierre entrepris sur une partie des maçonneries des magasins des sels [ill.4-5].
4. Salines de Salins-les-Bains : datation du parement central du magasin des sels, côté ouest.
DAO : S. Guyot, CNRS / UMR 7044, 2007.
5. Salines de Salins-les-Bains : datation du parement central du magasin des sels, côté est.
DAO : S. Guyot, CNRS / UMR 7044, 2007.
16L’entrée de la saline dans le domaine de la couronne de France, après la prise de Salins en 1674, puis le traité de Nimègue en 1678, en fait une manufacture royale, sans que cela change pour autant le principe d’exploitation par amodiation. En 1750, les vieilles norias avec leurs chevaux sont remplacées par des roues hydrauliques, en dessus et à augets, tirant parti de l’eau de la rivière, canalisée, pour mouvoir, jour et nuit, par l’intermédiaire d’un système de bielle manivelle, des pompes remontant les muires. Ce sont ces vestiges qui ont été mis au jour par les trois campagnes successives de fouilles entreprises durant les étés de 1985, 1986, 1987 et qui témoignent des anciennes installations de pompage, datant de l’utilisation de l’hydraulique dans les galeries [ill.6]. Les éléments révélés correspondent aux plans (Dorval, 1756 ; Lepin, 1758) que nous connaissions : plancher, bac circulaire en bois dont l’étanchéité est assurée par une couche de glaise, escalier de bois, trois corps de pompes dont l’un portant un tronc creux vertical, canalisations de bois, ainsi qu’un ensemble de poutres appareillées entre elles (Brelot, 1987) [ill.7].
6. Salines de Salins-les-Bains : campagne de fouilles archéologiques conduites dans la zone du puits d’Amont en 1986.
Association comtoise des arts et traditions populaires. Cliché : G. Charpentier.
7. Salines de Salins- les-Bains : vue axonométrique des fouilles archéologiques, décembre 1986.
Musées des techniques et cultures comtoises. Dessin : G. Charpentier.
17À l’occasion des travaux d’étanchéité des voûtes, le suivi archéologique a également permis de mettre au jour des murs et des canalisations de bois et de métal permettant le transport de la saumure de la cuve du tripot aux poêles (Simonin, 1993). Cette cuve rectangulaire maçonnée (de 8 m de largeur, 32 de long et 6,5 de profondeur), rendue étanche au moyen d’argile et de couvre-joints en bois, en très bon état, était destinée à contenir temporairement une réserve de saumure. Elle est à présent ré-ensevelie [ill.8]. Un atelier de tonnellerie était édifié par-dessus, reposant sur des arcs.
8. Salines de Salins-les-Bains, suivi archéologique des travaux de protection des galeries souterraines : 20 janvier-18 mars 1993. Bassin du Tripot : vue générale de la tranchée.
Cliché : O. Simonin, Inrap.
18À la fin du siècle (1791) on compte quatre roues qui animent dix pompes. À cet égard, la saline n’est nullement novatrice : de telles installations sont utilisées dans les mines ou les salines allemandes depuis le xvie siècle. Les limites de Salins sont criantes dans ce nouveau contexte français et face aux ambitions royales de produire davantage de sel, notamment pour le marché suisse. La modernisation y semble difficile. La saline de Salins est trop à l’étroit dans sa ville et sa vallée encaissée pour permettre l’adoption de la technique de la graduation qui permet de fortes économies de combustible et a été mise en place avec succès en 1744 non loin de là, à Montmorot. De plus, la salinité de ses eaux baisse alors qu’augmentent les coûts de transport du bois, d’origine toujours plus lointaine au fur et à mesure des déforestations. À cette fin, la saline doit entretenir 320 mulets et 6 500 chevaux.
19De nombreuses femmes y travaillent et leurs postes, dont les dénominations varient au cours des siècles, font l’objet d’un vocabulaire précis. Fenouillot de Falbaire, un Salinois qui rédige l’article « salines » pour l’Encyclopédie, agit comme régisseur des salines de Salins à la suite de son père. Il est nommé, par le roi, inspecteur général des salines de Franche-Comté, de Lorraine et des Trois-Évéchés. Bon connaisseur de ce milieu technique, il en donne une description complète en 1787. Il compte 40 femmes à l’ouvroir, 18 aux bernes. La « tirari » de braise est l’ouvrière qui alimente les braseros avec les braises tombées sur les foyers, à l’aide d’une pelle dite « épi » ; l’« eteignari » jette de l’eau sur les braises pour garder ce « charbon de bois » pour le séchage ; la « tirari de sel » rassemble le sel au bord de la poêle avec le râble, sorte de râteau ; la « mettari » moule le sel ; dans l’ouvroir, la « fassari » façonne les pains de sel ; la « séchari » les met à sécher.
20La production de sel atteint 58 000 quintaux en 1757 ; c’est trop peu ! Une saline nouvelle est voulue par le roi, soucieux de politique industrielle et pressé par la Ferme Générale, qui permettrait de rapprocher les bernes (où se fait la cuite) de ce qui paraît alors une inépuisable réserve de combustible : les 22 000 hectares de la forêt de Chaux, où Salins s’approvisionne depuis 1753. Plutôt que de charroyer à grands frais le bois, il semble moins coûteux de transporter la saumure par une canalisation, comme on le pratique depuis le xvie siècle en Allemagne sur des distances de plus de 100 km ou avec des centaines de mètres de dénivelé. Mais en Franche-Comté, c’est la première fois qu’on crée une saline aussi loin des sources : « il étoit plus facile de faire voyager l’eau que de voiturer une forêt en détail » (Claude Nicolas Ledoux).
21Un vaste espace libre et plat est choisi entre les villages d’Arc et de Senans, à proximité de la forêt, pour implanter une saline flambant neuve, destinée à recevoir les petites eaux de Salins (muire de faible salinité, donc plus dure à cuire, inutilisée faute d’assez de bois) prolongeant ainsi, jusqu’à la forêt, la source salinoise, au moyen d’une sorte de cordon ombilical reliant la mère et la fille : une double canalisation de sapins évidée – le saumoduc – suivant le cours de la Furieuse puis celui de la Loue. Cette dernière, au moyen de l’aménagement d’une dérivation et de son écluse, apporte son énergie pour mouvoir les machines. Au plan technique, par rapport à la vieille saline de Salins-les-Bains, seule la graduation, utilisée en Allemagne depuis le xvie siècle, est une réelle innovation à Arc-et-Senans. Les techniques de chauffe restent inchangées. Dans chaque berne, est et ouest, se trouvent quatre chaudières : des poêles constituées, comme à Salins, de plaques de fer rivetées, couplées à un poêlon trapézoïdal destiné à préchauffer des saumures, suspendues au-dessus du fourneau. La saumure est stockée à proximité dans des récipients de bois dits « bessoires ». Comme à Salins encore, un cycle de 18 cuites consécutives constitue une rémandure.
22Le sel est mis en tonneaux (bosses) pour la Suisse, ou moulé en forme de pain. La production de sel y débute dès l’automne 1778, avant même l’achèvement des travaux. Immédiatement, le fonctionnement est déficient. Les conduites du saumoduc fuient et compromettent l’essentielle régularité de l’approvisionnement en saumure. L’avantage d’installer l’usine en lisière de la forêt est caduque dès 1791, dès lors qu’on y brûle non plus du bois mais de la houille : la saline souffre alors de son éloignement des lieux de production, puis de celui des chemins de fer.
23Deux nouveautés juridiques et techniques changent profondément le contexte en ce début du xixe siècle. La loi de 1840 privatise la production du sel. C’est la fin du monopole et le règne de la libre concurrence. Par ailleurs, à la suite des travaux du géologue Élie de Beaumont, la mise au point de la technique de sondage et de forage est un extraordinaire progrès. Il est désormais possible de localiser le banc de sel gemme et de venir y pomper la saumure qui se sature à son contact, sans dépendre des remontées aléatoires et des concentrations variables. Plusieurs sondages ont lieu à Salins en 1831 et 1832 et atteignent le sel gemme à moins 236 m, puis à moins 268 m au puits à Grés. Pour faire fonctionner le pompage du puits d’Amont, foré en 1846 et 1847, on rallonge simplement l’arbre de transmission du vieux dispositif hydraulique déjà en place.
24La saline d’Arc-et-Senans est devenue bien de la nation à la Révolution, avant d’être concédée, en 1806, à la Compagnie des salines de l’Est, concession résiliée en 1825. J.M. de Grimaldi, en 1843, achète les salines de Salins, Montmorot et Arc-et-Senans. Il acquiert aussi les thermes de Salins et Lons-le-Saunier, qui redonnent un nouvel usage au vieux sel. À la recherche de meilleurs rendements, il entreprend une modernisation et introduit d’autres changements techniques dans les salines de Salins. On adopte une nouvelle forme quadrangulaire pour les bernes dites « poêles », après 1843, dont le nombre et la capacité augmentent. On leur ajoute la scie, sorte de couvercle de bois surmontant la poêle sur laquelle le tireur de sel fait égoutter le sel tiré [ill.9]. Enfin, progressivement, le bois est remplacé par la houille, venue des bassins de la Loire. Par la conjugaison de ces différents facteurs, la production s’accroît au cours du xixe siècle à Salins, passant de 36 000 à 60 000 quintaux entre 1806 et 1864.
9. Salines de Salins-les-Bains : intérieur de la dernière des quatre poêles.
« Platines de fer cousues ensemble avec de gros clous rivés » (l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.). Constituée de plaques de tôles de fer rivetées, suivant un principe existant dès le Moyen Âge, elle repose sur des chandelles en fonte qui en supportent le fond. Elle est surmontée d’un bâti en bois en forme de toit à deux pentes, l’égouttoir, couvercle accélérant l’évaporation de l’eau et le premier égouttage du sel sur lequel on l’entasse. L’état de cette poêle nécessite des travaux de restauration que sa taille et la corrosion avancée du métal rendent complexes.
Inventaire du patrimoine, Région Franche-Comté/ADAGP – 1993. Cliché : Y. Sancey.
25La dernière poêle qu’on voit aujourd’hui aux salines date du début du xxe siècle. Elle mesure 17,5 m de long, 4,2 m de large et peut contenir 40 000 l de saumure. Contrairement aux anciennes bernes, elle n’est plus soutenue par des chaînes, mais repose sur des murets et des chandelles de fonte. Elle montre le dernier état de l’évolution des formes de ce vaisseau, conçu pour être chauffé à la houille, et constitue l’ultime témoignage encore en place de cette technique si ancienne et en vigueur jusqu’en 1962.
26L’astre Arc-et-Senans s’éclipse : l’arrêt de l’activité est envisagé en 1840. En dépit des efforts de modernisation menés par de Grimaldi, désireux de rentabiliser son investissement en augmentant le nombre de poêles, en adjoignant un atelier de sulfate de soude, la brillante saline périclite. Le 22 décembre 1894 la société décide l’arrêt de la production à Arc-et-Senans, après 117 ans de terne exploitation.
Témoignage du dernier saunier des salines
Entretien avec M. Raymond Legouhy, saunier aux salines de Salins-les-Bains, dans les années 1950.
« Le tirage du sel c’était le boulot le plus dur aux salines. Les reins en prenaient un sacré coup et il faisait très chaud ! La vapeur était suffocante. Il fallait faire attention à ne pas se brûler avec l’eau chaude de la poêle, et le sel ça creusait les gerçures. La production était continue, l’eau coulait en permanence dans la poêle. La saumure était chauffée à 80°C, ça faisait de beaux cristaux de sel.
Si on chauffait plus, le sel était pas beau et ça faisait comme de la farine. On n'ajoutait rien dans le sel, il était pur et très blanc, c’était de la vraie fleur de sel qu’on produisait ici. Pour transporter le sel récolté aux magasins il y avait des wagons sur voies ferrées qui ont été remplacés par des tombereaux.
L’après-midi, on faisait des sacs de sel aux magasins. Pour le sel destiné au salage du foin, on le mélangeait à de la poudre rouge, on l’appelait « sel rouge » d’ailleurs. (…) on remplaçait les tôles abîmées. Il fallait aller sous la poêle pour mettre les rivets aux nouvelles tôles.
Les trous pour les rivets étaient percés dans la forge des salines. Il fallait piquer les poêles pour enlever les résidus de calcaire déposés au fond. Je me rappelle que les coups de marteaux résonnaient dans toute la ville. Après, on chaulait les poêles pour colmater les interstices entre les tôles, pour qu’elles soient étanches. On devait aussi enlever les cendres sous la poêle.
Les chauffeurs, eux, faisaient les trois-huit, des fois certains s’endormaient la nuit. J’ai travaillé comme chauffeur près de deux années, il fallait faire le feu avec du charbon (qu’il était de mauvaise qualité ce charbon !), s’assurer
de la régularité de la température, approvisionner les fours en permanence et retirer les cendres au fur et à mesure.
Ce qui était bien à l’époque c’est qu’on s’organisait comme on voulait pour faire le boulot, le chef nous laissait faire, du moment que le travail était fait. Et puis il y avait une bonne ambiance entre les gars, parce que le travail était dur (…).
Je me souviens aussi, quand j’étais gamin, on faisait de petites grottes de sel à la pompe dans les souterrains, plus tard on en a fait aussi pour les vendre aux touristes. On mettait un support à côté de la pompe, en fer ou en bois, qui était éclaboussé d’eau salée, puis le sel se déposait sur le support et grossissait, et puis ça formait des cavités de sel.
Il faut penser qu’à l’époque, il n’y avait pas d’électricité dans les souterrains, c’était très impressionnant, on s’éclairait seulement avec des lampes à carbure. »
27Face au développement des transports et à l’irrésistible montée en puissance des sels de Méditerranée, les salines comtoises, tout comme les fragiles marais salants d’Atlantique, ne peuvent résister. À partir des années 1920, le déclin est amorcé : les unes après les autres, les salines de la région ferment. À Salins, les équipements sont anciens, les gestes inchangés, rien n’est mécanisé. Les ouvriers parlent d’un « travail de brutes, d’illettrés, d’analphabètes », « d’esclavage ». Sa production s’élève à 5 600 quintaux entre 1948 et 1952, puis 10 000 quintaux dans les dernières années, jusqu’à la fermeture en 1962. Selon les calculs des ingénieurs, il faudrait en produire 150 fois plus pour être rentable. Elle ne doit sa longue survie qu’à une obligation contractuelle de fournir l’établissement thermal en eaux-mères (c’est-à-dire en eaux résiduelles des cuites), mais ce sursis n’a plus de raison d’être dès lors que les thermes s’alimentent au puits à muire. En 1966, au moment où ferme la dernière saline comtoise, celle de Montmorot, la ville de Salins rachète la saline à la Compagnie des salines de l’Est et l’ouvre à la visite dès 1968.
28Le thermalisme (à Lons-le-Saunier, Salins, Luxeuil) et la chimie à Tavaux sont les dernières traces comtoises de cette si longue histoire. Les savoir-faire ont disparu. L’or blanc, banalisé, est désormais jeté sur les routes durant l’hiver, mais les deux salines étincellent au firmament du patrimoine mondial !