1Depuis les travaux de Pierre Régaldo-Saint-Blancard au début des années 1980, les céramologues se consacrant à la période moderne connaissent l’existence de vases en terre cuite utilisés par les raffineurs de sucre, jusqu’à une époque récente, en fin de chaîne opératoire. « Formes à sucre » et « pots à mélasse » pourraient ainsi figurer parmi les objets de leur recherche, si une activité de raffinage des matières premières tirées de la canne à sucre s’était tenue jadis à proximité des zones d’investigations archéologiques.
2Selon des sources concordantes, Marseille figurerait en bonne place parmi les villes ayant accueilli des raffineries, installations artisanales ou structures industrielles. Depuis les premières tentatives, qui auraient été faites au xvie siècle, et les débuts hésitants du xviie siècle, jusqu’aux sucreries industrielles « Saint-Louis » de la fin du xxe siècle, le chemin marseillais des raffineurs en sucre aurait été long et propice à laisser des traces archéologiques.
3Pour les périodes les plus récentes qu’aborde notre discipline, il est de coutume de se référer aux sources historiques les plus classiques (cf. encadré). Les sources écrites concernant le raffinage du sucre en France méditerranéenne ont été exploitées par plusieurs historiens, érudits et chercheurs qui s’accordent à dire, depuis presque cent ans, que Marseille était réputée pour ses raffineries de sucre dès le xviie siècle. Parmi les précurseurs, Paul-Martin Bondois publia, dans les années 1920, une série d’informations sur les raffineries d’Ancien Régime du territoire français. Pour la zone méditerranéenne, deux articles de quelques pages chacun traitent, l’un des raffineries de Marseille (Bondois, 1922 b), l’autre de celles de Sète (Bondois, 1922 a). Si ce dernier texte semble moins connu, le premier a été plus largement cité, en particulier dans un article de 1950 paru dans la revue Marseille, où est fait un état, apparemment bien documenté, de « l’industrie » marseillaise de raffinage de sucre (Billioud, Rambert, 1950) : avant les Antilles, la canne était cultivée dans les zones chaudes du bassin méditerranéen dès le Moyen Âge, en Sicile et au Maroc vers le xve siècle. La mention du miel de Brignoles, qui valait en Provence quinze fois moins que le sucre au xvie siècle, laisse songeur et jette quelque lumière sur deux faits, anecdotiques, mais symptomatiques : les tentatives, restées sans succès, de culture de Saccharum officinarum, à Hyères, à la demandede la reine Catherine de Médicis (Fournier, 1903), et le premier projet de raffinerie à Marseille (Billioud, Rambert, 1950, p. 17). Le sucre est alors une denrée très onéreuse qu’on ne sait qu’importer sous forme de produit fini. Par conséquent, les perspectives de bénéfices générés par sa transformation intéressent certains, tandis que d’autres s’affranchiraient volontiers de la dépendance dans laquelle certains pays tiennent le royaume. La première création de raffinerie à Marseille, dont on ne sait si elle a été menée à bien ni où elle aurait pris place, serait née en 1557 d’un apport exogène : la demande d’installation est faite par un Italien, formé à Venise et à Valence, et passé par le marché d’Anvers. Une seconde requête est faite en 1574. François de Corbie, son auteur, aurait effectivement produit, mais pendant quelques mois à peine (Billioud, Rambert, 1950, p. 18).
4Renouvelant dans les années 1970 l’approche et les sources du commerce de Marseille au xviiie siècle, le travail de Charles Carrière aborde le sujet du sucre davantage par le biais des importations et exportations que par celui de la production (Carrière, 1973, p. 313).
- 1 Boulanger P., Buti G., 2003, « Métamorphose commerciale et frémissement manufacturier (vers 1650-17 (...)
5L’histoire des raffineries, laissée en friche pendant que l’activité sucrière sur le sol marseillais déclinait spectaculairement, est reprise depuis quelques années, au même titre que celle d’autres industries marseillaises, par l’Umr 6570 « Telemme », dans son programme sur « les productions, les échanges et la consommation dans l’espace méditerranéen du xvie au xxie siècle ». L’ouvrage intitulé Du savon à la puce mentionne, pour la période 1650-17251, une demande du raffineur Maurelet (en 1696) de pratiquer la traite des esclaves pour rentabiliser le voyage jusqu’aux Îles fournissant la matière première d’une industrie tournée vers l’exportation en Méditerranée. Relativisant, pour le moins, nombre d’affirmations ayant eu largement cours jusqu’alors, les auteurs estiment que le raffinage faisait partie des activités « secondaires voire marginales ».
- 2 Boulanger P., Buti G., « Les Fabriques, soutiens et instruments de l’activité commerciale (vers 172 (...)
6La raffinerie du quartier de l’Observance, quelle qu’ait été son importance, est visitée et rapidement décrite dans un précieux document, sorti de l’oubli récemment, par deux voyageurs de passage dans la cité en 1677, soit six ans après sa fondation par la Compagnie du Levant et trois ans après son rachat par Maurelet (Raveux, 2006). Le privilège du successeur de Maurelet tombe en 1740. D’autres raffineries voient le jour. Leur nombre serait de 16 quelques années plus tard, à l’apogée de l’activité, au xviiie siècle, activité dont le volume serait pourtant faible et qui est désormais qualifiée d’« étriquée et languissante » par nos collègues historiens : « les négociants n’ont joué qu’un rôle de relais dans ce qui apparaît finalement comme un commerce d’entrepôt »2.
Le Nouveau Manuel du raffineur de sucre par Poutet Aîné
Cet ouvrage, édité à Marseille en 1826, semblait particulièrement prometteur au début de l’étude d’objets du raffinage du sucre pour le chantier du tunnel de La Major (Barra et al., 2004). L’auteur de cet opuscule de 192 pages, dit « Poutet Aîné », était pharmacien, né près de Marseille en 1779. Jean Joseph Étienne Poutet avait écrit en 1811 un traité sur le sucre de raisin et publiait en 1828 des Considérations sur l’art de faire le vin. Il porte, dans ce dernier ouvrage, les titres de : membre de l’Académie de Marseille, de la Société royale de médecine de la même ville, de la Société de statistique, membre correspondant de l’Académie royale de médecine et de la Société de pharmacie de Paris, de la Société des amis des arts utiles de Lyon, etc. On pouvait espérer un travail de qualité sur le métier de raffineur de sucre, et, tout particulièrement, sur ses variétés locales. La première lecture révèle le travail d’un technicien ou d’un chimiste et non celui d’un enquêteur. Aucun aspect comptable, historique ou humain n’est abordé, rien ne semble être le fruit de l’observation. Aucune mention de raffineur marseillais n’est faite avant la page 151, où l’auteur évoque la « pompe pneumatique » utilisée dans la fabrique de « Pierre Poutet et Loze Cadet », sans précision de la situation géographique de l’établissement. Cinq illustrations, presque des miniatures, montrent des ouvriers au travail, dont les costumes stylisés finissent par paraître étranges et démodés, et l’environnement de travail simplifié à l’extrême [ill.1]. La comparaison avec l’ouvrage de Duhamel du Monceau (1764) est alors édifiante [ill.2]. Le Nouveau manuel du raffineur de sucre en est le plagiat : Poutet s’est contenté de convertir les mesures d’Ancien Régime en système métrique, de recopier la totalité du texte et des illustrations, erreurs comprises, de miniaturiser à la taille de 11x18 cm et de signer un travail vieux de soixante ans en ajoutant quelques remarques par endroits. C’est d’ailleurs peut-être en cela que ce carnet présenterait quelque intérêt, encore faudrait-il trouver le temps de comparer les deux parutions phrase à phrase.
Pourquoi un tel plagiat ? Plusieurs raisons, sans doute, se conjuguent : une concurrence, évoquée par Poutet en introduction, avec MM. Blachette et Zoéga, auteurs du Nouveau Manuel complet du fabricant et du raffineur de sucre, paru lui aussi en 1826 ; une mode scientiste encouragée par les prix que les académies et sociétés de scientifiques attribuent pour l’amélioration des productions agricoles ou industrielles ; l’oubli apparent dans lequel était tombé le mémoire de Duhamel du Monceau. Poutet fut-il démasqué par ses contemporains et, en particulier, par les raffineurs devenant plus nombreux en ce début d’ère industrielle ? Rien ne le laisse penser, pour l’instant, puisqu’il continua à publier d’autres textes dans la même veine.
1. La planche « Travaux du Grenier et du Terrage » du Nouveau Manuel du raffineur de sucre (1826) de Poutet Aîné.
Seuls certains détails diffèrent de l’ouvrage de Duhamel du Monceau (ici la marque « C » par rapport à la fig. 4 de l’original), dans lesquels pourraient se trouver quelque intérêt.
D.R.
2. La planche VIII « Rafinerie » de l’Art de rafiner le sucre de Duhamel du Monceau (1764).
D.R.
7En parallèle aux travaux cités à l’instant, ou les méconnaissant, l’archéologie des temps modernes trouvait peu à peu sa place à Marseille. Disons-le d’emblée, elle n’a, hélas, pas encore révélé de structure bâtie s’apparentant tant soit peu à une raffinerie de sucre. Le mobilier en général recèlerait-il davantage d’informations ? La céramique, en particulier, saurait-elle en dire plus (cf. article Abel, p. 60) ? C’est que, parfois très tôt, et plus nettement depuis les années 1960, les céramiques de cette période ont été recueillies lors des fouilles, ainsi sur le site de la Bourse de 1967 à 1984 et, dans les années 1970, sur celui de l’abbaye Saint-Victor par Gabrielle Démians d’Archimbaud. Le mobilier de la cour de la Vieille Charité, réuni par Lucien François Gantès en 1983, a permis d’entamer une recherche céramologique, en plaçant un jalon précieux à la fin du xviie siècle (Abel, 1987), et de ne jamais l’abandonner, depuis lors, en analysant des centaines de milliers de tessons de céramique du xvie au xixe siècle, sur des dizaines de chantiers d’ampleur variée, à travers toute la ville d’Ancien Régime et ses faubourgs. Des incertitudes, des énigmes et des hiatus subsistent, des ensembles restent à exploiter de manière approfondie et chaque chantier apporte son lot de nouveautés de céramiques, mais, aujourd’hui, la céramique moderne de Marseille n’est certes plus une inconnue.
8Le xvie siècle reste encore difficile à appréhender. Les vestiges sont rares, par conséquent la céramique l’est tout autant. Elle n’est même pas demeurée erratique ou en dépôt secondaire à travers des niveaux plus récents. Le mobilier récolté laisse voir des schémas connus déjà pour le bas Moyen Âge, où les ateliers exploitent plutôt des terres réfractaires, quitte à produire des vases polyvalents, les ateliers de vaisselle de table proprement dite étant encore peu nombreux (Abel, 1988). La première moitié du siècle suivant ne se démarque pas encore de cette situation. La métamorphose intervient à Marseille vers le milieu du xviie siècle, avec la naissance, suivie d’une rapide croissance, des ateliers de terres vernissées dans l’est de l’arrière-pays. En une ou deux générations, cette zone de production fournit entre deux tiers et trois quarts de la vaisselle de terre cuite utilisée en ville, le port fournissant le complément. Cette céramique « locale » est même exportée au long cours pendant le xviiie siècle et sa part ne décroîtra vraiment qu’à la disparition de la terre vernissée elle-même de la vie quotidienne. Le contexte céramologique est donc bien cerné pour la période 1650-1900.
9Les premières raffineries de sucre apparurent donc en un temps où l’artisanat local de la céramique n’était pas fermement implanté. L’archéologie ne l’atteste en rien aujourd’hui. Il est difficile de dire à quels ateliers J.-B. de Aspectats, en 1557, et François de Corbie, en 1574, se sont adressés pour la confection de leurs formes à sucre et pots à mélasse. C’est principalement Fréjus qui fournit Marseille en céramiques d’usage quotidien, à cette époque. De cela, le mobilier des fouilles témoigne. On peut imaginer l’un et l’autre des raffineurs en devenir passant des commandes spécifiques auprès de potiers quelconques, même lointains, mais ce ne sont que conjectures et les céramologues préfèrent le matériel. Point de forme à sucre pour le xvie siècle.
10L’installation suivante se fait en 1671 et la production semble effective pendant plusieurs années, précisément en période de fort développement des ateliers de l’arrière-pays, qui constituent la production « locale » de céramique à Marseille. On connaît, et plutôt bien grâce aux fouilles, les céramiques d’usage quotidien parvenues en ville. Les ateliers des producteurs restent encore à découvrir et on ne sait quel type de communications entretenaient fournisseurs et consommateurs : les intermédiaires, commerçants installés ou colporteurs, sont vraisemblables, car les ateliers étaient distants de 10 à 30 km du centre urbain.
11Pour un projet de raffinerie, l’acquisition de formes à pain de sucre et de pots à mélasse en céramique s’avère indispensable en fin de mode opératoire : les raffineurs se sont-ils adressés à des potiers locaux bien établis, ou les ont-ils importés de villes où le raffinage était déjà implanté ? Cette question récurrente demeure pour l’instant sans réponse. La raffinerie mise en place en 1671 se situerait au nord-ouest de la vieille ville, dans le « quartier de l’Observance », à flanc de colline et donnant sur une partie de rivage non aménagée au xviie siècle, l’anse de l’Ourse. Plusieurs fouilles archéologiques ont été réalisées dans ce secteur, notamment à l’intérieur et à proximité de l’ancien hospice de la Charité, et dans les jardins du couvent de l’Observance, détruit à la Révolution. Aucun vestige mobilier ou immobilier rencontré jusqu’à aujourd’hui sur ces chantiers n’a trait au raffinage du sucre.
12Malgré les masses de mobilier examinées depuis presque trente ans, seules trois pointes de formes à sucre nous sont parvenues pour la période comprise entre les années 1670 et les années 1700. Ces fragments [ill.3, fig.a et b] ont été prélevés par Fernand Benoît en 1950 dans le secteur de l’Hôtel-Dieu, près du port et à l’opposé de l’Observance par rapport aux buttes constituant la vieille ville. Les céramiques, une quarantaine, associées à ces tessons exceptionnels sont représentatives d’un équipement domestique de l’extrême fin du xviie siècle : ce sont quelques vases à cuire importés et de la vaisselle de table en terre vernissée et en faïence d’origine locale et d’Italie. Ces formes à sucre ne conservent quasiment que leur pointe, fort caractéristique. Leur pâte semble les rattacher aux ateliers de l’arrière-pays marseillais.
13Il faut attendre les chantiers récents des alentours de la cathédrale La Major et leurs niveaux du xviiie et du xixe siècle pour qu’apparaissent enfin concrètement quelques vases, en nombre suffisant pour indiquer une activité artisanale de raffinage de sucre.
14Les faubourgs situés au nord-ouest de la ville ancienne, allant approximativement de l’ancienne cathédrale La Major à la place de la Joliette, ont été urbanisés au xixe siècle en gagnant partiellement sur la mer. Le quartier fut bordé par le nouveau port et nombre d’industries s’installèrent dans ses environs. Il est en totale restructuration depuis une vingtaine d’années, aménagements urbains ou routiers à l’origine des chantiers d’archéologie préventive. Formes à sucre et pots interprétés comme « pots à mélasse » proviennent de trois sites principaux : le tunnel de La Major (responsable, Odile Maufras ; Barra et al., 2004), l’esplanade de La Major (responsable, Françoise Paone ; Paone, à paraître) et le tunnel de la Joliette (responsable, Roger Boiron ; Boiron et al., 1995).
15Le chantier du tunnel de La Major a livré une petite quantité de céramiques de raffinage : une trentaine de moules à pain de sucre et douze pots pouvant servir à recueillir la mélasse sur près de 900 objets modernes (7 000 fragments). Le mobilier était très morcelé, aucun profil complet n’a pu être reconstitué. Les formes à sucre ne sont pas revêtues, les pots à mélasse sont en majorité vernissés en face interne. Leur pâte n’est pas très nettement caractéristique des productions locales, à l’exception d’une forme, dont la paroi interne est assez rectiligne.
16Le mobilier associé fournit des dates échelonnées du premier quart du xviiie siècle au milieu du xixe siècle. Les contextes datés du xixe siècle contiennent des céramiques résiduelles en dépôt secondaire, relativisant les conclusions qui peuvent être tirées, déjà amoindries par la forte fragmentation de toutes les pièces. D’une manière générale, seules les formes à sucre associées à des céramiques du premier quart du xviiie siècle ont des parois plus verticales et une extrémité vers la pointe plus arrondie [ill.3, fig.c], alors que les objets assemblés à du mobilier du xixe siècle paraissent plus tronconiques, avec une paroi interne à peu près rectiligne du bord à la pointe [ill.3, fig.d].
3. Formes à sucre de différentes époques et lieux de découvertes.
a et b : formes à sucre du quartier de l’Hôtel-Dieu à Marseille, associées à des céramiques des années 1700 environ ; c : forme à sucre associée à des céramiques du xviiie siècle, tunnel de La Major ; d : forme à sucre associée à des céramiques du xixe siècle, tunnel de La Major ; e à g : formes à sucre associées à des céramiques du xixe siècle, tunnel de la Joliette.
Dessins : Stéphane Lancelot, Inrap.
17Les objets issus du chantier de l’esplanade de La Major sont au nombre d’une trentaine, dont un tiers de pots à mélasse, sur un ensemble de 300 objets modernes et contemporains et 1 200 fragments pour l’ensemble du chantier. La quasi-totalité des céramiques de raffinage provient d’une seule US, datée de la fin du xviiie siècle ou du tout début du xixe siècle, qui n’a pas pu être prélevée en totalité, par manque de temps à consacrer à ces niveaux récents et parce qu’elle se poursuivait hors de l’emprise des sondages.
18L’argile de cette série de céramiques provient manifestement du bassin de Marseille et de la haute Huveaune, dont elle revêt les aspects, identiques à la production de terre vernissée. Les diamètres d’ouverture des formes à pain de sucre vont de 19 cm à 40 cm. Les ouvertures des pots à mélasse sont comprises entre 7 et 12 cm. Neuf formes à sucre sont marquées en creux, avant cuisson, à proximité de l’orifice : quatre monogrammes « R F », trois chiffres « 4 », puis « 5 » et « B ». Tous ces objets sont très fragmentaires et il n’a pas été possible de tenter des reconstitutions pour l’instant.
19Le chantier du tunnel de la Joliette a été réalisé sur le comblement de l’anse de l’Ourse, vers le milieu du xixe siècle. Plus de 40 000 fragments de terres vernissées, porcelaines communes, faïences fines y ont été recueillis, sans qu’un nombre d’objets puisse être déterminé par l’équipe qui les prit en charge (Boiron et al., 1995, p. 145). L’essentiel du lot est issu de l’équipement domestique courant à cette date ; cependant, un sondage rapide réalisé récemment dans cet assortiment de taille peu commune a révélé quelques formes à sucre incontestables et quelques objets fragmentaires pouvant en être. La pâte de ces pièces est analogue à l’argile du bassin de Marseille et de la haute Huveaune, rouge brique, fine et dure, très légèrement et très finement micacée.
20Deux fragments de bords portent des noms gravées avant cuisson : « REŸ.[…] » [ill.4] et « […]T MERY » [ill.5]. Leur paroi atteint respectivement 2 et 2,5 cm d’épaisseur au bord, le diamètre d’ouverture du second est d’environ 40 cm (l’arc du premier tesson est trop limité).
4. Marque « REŸ.[…] » gravée avant cuisson sur une forme à sucre associée à des céramiques du xixe siècle, chantier du tunnel de la Joliette.
Cliché : Véronique Abel, Inrap.
5. Marque « […]T MERY » gravée avant cuisson sur une forme à sucre de 40 cm de diamètre d’ouverture, associée à des céramiques du xixe siècle, chantier du tunnel de la Joliette.
Cliché : Véronique Abel, Inrap.
21Les six fragments de pointes en forme d’obus ont des parois de 7 à 8 mm. Aucune strie de tournage n’est décelable, alors que les marques d’un tournassage soigné sont bien visibles. Deux pièces ont été poinçonnées de monogrammes : « B-R », 0,8 cm de haut [ill.3, fig.g], et « B • F » (ou « B-R » incomplet), 0,6 cm de haut.
22Trois autres objets lacunaires pourraient aussi être des formes à sucre, bien que leur profil extérieur soit moins habituel [ill.3, fig.e et f]. Les pièces sont cette fois tournées, en témoignent les traces externes de leur façonnage, et semblent l’avoir été en partant de l’épaisse « pointe » du cône qui s’apparente à un fond de vase [ill.6]. L’intérieur a été repris par tournassage, au cours duquel la base du cône a été percée d’un trou assez large (2,5 cm).
6. Des formes à sucre inhabituelles dans un contexte marseillais du xixe siècle ?
Cette pièce a été tournée, tournassée et sa base percée d’un large orifice.
Cliché : Véronique Abel, Inrap.
23Compte tenu du contexte de leur rejet, un dépotoir à grande échelle, ces objets pourraient être erratiques, en provenance d’une fabrique, ou récupérés et réutilisés en contexte domestique pour une fonction quelconque. C’est la rareté des objets de raffinage du sucre à Marseille qui leur donne une importance particulière. L’exploration systématique des céramiques du chantier de la Joliette ne semble pas à l’ordre du jour, mais ne doit pas être définitivement abandonnée.
24Marseille a eu, au xxe siècle, une image, entretenue par les historiens, de ville où le raffinage du sucre appartenait à une longue tradition. L’archéologie trouvait trace de cette production seulement dans les quartiers de la Joliette, et pour une période relativement récente, ce qui aurait pu disqualifier son apport. Une nouvelle lecture des textes par les historiens relativise aujourd’hui l’importance de cette industrie avant la fin du xviiie siècle, rejoignant par conséquent les constats des archéologues. Parmi les rares et sibyllins fragments de formes à sucre et de pots à mélasse livrés par la terre, certains restent à analyser plus complètement, l’ensemble apparemment disparate se révélant peu à peu cohérent malgré ses hiatus.
25Marseille a sans aucun doute abrité quelques ateliers de raffinage du sucre du xvie au milieu du xviiie siècle. La fouille de telles structures, antérieures au développement industriel de l’activité, et l’étude de leur équipement présenteraient un grand intérêt, de même que celles des installations de Sète, sur lesquelles l’archéologie reste pour l’instant muette. Outillage, installations, approvisionnements, intégration ou exclusion de la cité pourraient être comparés aux données déjà abondantes offertes par l’archéologie dans d’autres centres de raffinage.