1Si la culture de la canne à sucre est introduite dans le Nouveau Monde par les Portugais au Brésil dès la première moitié du xvie siècle, il faut attendre la première moitié du siècle suivant pour que les Français se dotent de leurs propres lieux de production avec la colonisation des Petites Antilles. La mise en valeur de la Guadeloupe et de la Martinique est d’abord passée par la production de tabac, avant que celle du sucre ne s’impose, appuyée par une demande européenne croissante avec l’engouement pour les boissons « à sucre » (thé, café ou chocolat). Ce tournant sucrier est grandement facilité par l’arrivée, dans les îles françaises, de sucriers hollandais chassés du Brésil. Ceux-ci apportent les techniques de la culture de la canne et de la transformation du sucre, mais aussi les capitaux nécessaires aux investissements pour les sucreries.
2La production de sucre brut ou moscouade est moins rentable pour les colons que le sucre raffiné. Quelques raffineries fonctionnent en Guadeloupe et en Martinique dans le dernier quart du xviie siècle, mais très rapidement les raffineurs du royaume protestent contre cette concurrence. Des mesures sont prises afin de cantonner les îles à la production de sucre brut qui est ensuite raffiné en France. Les colons pallient rapidement cette perte financière par le terrage du sucre. Ce procédé consiste à placer une couche d’argile gorgée d’eau sur le sommet de la forme à sucre [ill.1], remplie préalablement de sirop brut ; pendant une dizaine de jours, l’eau peu à peu exsudée entraîne une partie des impuretés du sirop. Moins complexe que le raffinage, cette technique permet d’obtenir un sucre très blanc, appelé cassonade blanche, qui connaît un développement considérable au cours du xviiie siècle.
1. Assemblage constitué d’une forme à sucre de l’Habitation Fond Moulin à Grand Rivière et d’un pot à mélasse de Moulin l’Étang Basse Pointe (Martinique), et reconstitution en 3D.
Formes et pots locaux sont directement copiés des céramiques importées d’Europe, mais les matériaux utilisés (comme le dégraissant) leur donnent un aspect plus grossier. Leur couleur varie de brun-rouge à gris anthracite, selon le type de cuisson utilisée (oxydante ou réductrice).
Cliché et DAO : Fabrice Casagrande, Inrap.
- 1 Fouille dirigée par F. Casagrande, Inrap, en août 2010.
3Malgré l’interdiction de raffinage, la production de pots et de formes à sucre va continuer et même augmenter. Le manque d’ateliers de potiers locaux est manifeste et se traduit notamment par l’utilisation, dans le troisième quart du xviie siècle, selon des sources écrites, de formes à sucre en bois d’acajou produites localement. Elles sont moins efficaces que les formes en céramique car le sirop adhère aux parois, et la mélasse s’écoule moins bien (Yvon, 2009). Dans une réponse à la demande adressée par le directeur de la Compagnie des Indes occidentales, en 1670, Colbert s’engage à envoyer trois ou quatre artisans potiers aux îles afin de produire sur place. Sources écrites et archéologie concordent pour assurer que des formes et des pots à mélasse sont aussi importés de France (Plissonneau-Duquêne, 1935). Deux sites archéologiques de la fin du xviie siècle aux alentours de la ville de Basse-Terre (sud Guadeloupe) ont livré des pots à mélasse et des formes à sucre provenant de Sadirac, dans le Bordelais. Le premier site correspond à l’ancien bourg de Baillif, abandonné en 1703 (Yvon, 2009 ; Rousseau, 2004). Le second site est une habitation-sucrerie fondée dans le troisième quart du xviie siècle sur les hauteurs de la ville de Basse-Terre1. Le récit du père du Tertre, dominicain ayant résidé en Guadeloupe au milieu du xviie siècle, mentionne aussi l’importation de formes de Hollande (du Tertre, 1667-1671) ; cela n’est pas encore attesté par l’archéologie, bien que crédible.
4Par le récit du père Labat, chroniqueur de la fin du xviie siècle, on sait que l’habitation-sucrerie des pères blancs à Baillif, en Guadeloupe, dispose de son propre atelier de production de formes et qu’elle en fournit notamment à l’habitation-sucrerie de Fonds Saint-Jacques, en Martinique, qui appartient aussi à l’ordre des dominicains auquel le père Labat est rattaché (Labat, 1722). Mais c’est au cours du siècle suivant que les ateliers de poterie se créent pour répondre au besoin croissant en céramiques de raffinage (Schnakenbourg, 1977).
5L’absence de découverte de céramiques de raffinage d’importation sur Grande-Terre (nord Guadeloupe), occupée seulement à partir du premier quart du xviiie siècle et, a contrario, l’abondance de fragments de céramiques de raffinage locales laissent penser que l’importation des céramiques de raffinage est moindre, en raison du prix élevé lié au transport maritime. Cependant, elle ne disparaît pas totalement. Un exemple est attesté à la sucrerie Bologne à Baillif qui, en 1787, s’approvisionne en formes exportées. Dans ce cas précis, l’importation de formes semble être liée au type de gestion de l’habitation : un négociant de Nantes reçoit sucre et café pour les vendre au meilleur cours et envoie, en échange, de l’outillage, des pièces de moulin, des toiles et des formes à sucre (Debien, 1965).
6Bien que formes et pots soient directement copiés des modèles importés, ils finissent par présenter quelques particularités. Certains pots importés de la région de Bordeaux sont ainsi conçus avec des pieds de taille et de morphologie variables. Il semble, au moins pour la Guadeloupe, qu’ils aient été rapidement abandonnés au profit des bases à fond plat ou à pieds annulaires, moins fragiles et plus adaptés au terrage. Le terrage, en effet, nécessite une assiette parfaitement horizontale pour éviter que l’eau ne se concentre et ne s’écoule que d’un côté : cela aurait pour effet de ne blanchir qu’une partie du sucre contenu dans la forme. La stabilité et l’horizontalité de l’ensemble forme-pot reposent donc, en grande partie, sur la base des pots à mélasse. Leur aspect est dicté par l’angle donné entre le col, presque toujours droit, et la panse. Proche des 90°, le fort épaulement donne un aspect de goutte d’eau inversée. Lorsque l’angle s’ouvre, la forme devient plus ovoïde.
7L’intérieur des pots d’importation est revêtu d’une glaçure plombifère verdâtre ou brune, selon les cas, alors que ceux produits localement n’ont pas de traitement apparent. Le bord est parfois chanfreiné à l’intérieur, ce qui permet un meilleur blocage des formes à sucre.
8Ces grands vases tronconiques sont dotés d’un orifice de 3 à 3 cm de diamètre. Situé à l’extrémité la plus étroite, il permet l’écoulement de l’excédent de sirop ainsi que celui de l’eau utilisée pour le terrage. On attache à la pointe, avec un fil d’archal, le bouchon d’étoffe qui obstrue l’orifice avant que les formes remplies de sirop ne soient disposées sur les pots. L’extrémité la plus évasée est renforcée par un bourrelet appelé collet ou par l’épaississement de la lèvre vers l’extérieur.
9Aux îles, deux tailles de formes prédominent : les ordinaires et les « bâtardes » qui sont les plus grandes. Certaines peuvent atteindre 1 m de haut et plus de 40 cm de diamètre. La taille des pots doit être adaptée aux formes employées. Les moules à pain de sucre, autre terme utilisé pour désigner les formes, peuvent être cerclés. Trois cercles réalisés avec de la liane persil, fendue en deux et cordonnée, sont disposés de la manière suivante : le premier au-dessus de la pointe, le second dans le tiers de la longueur et le dernier dans la partie la plus grande, juste sous le bord ou contre le collet. Il arrive que les formes soient brisées accidentellement lors de leur manipulation, pendant leur cerclage, par exemple, ou encore lors du démoulage du sucre qui nécessite parfois de frapper le bord de la céramique contre le sol. Cette contrainte oblige à ce qu’elles soient robustes. Celles qui sont fabriquées localement ont parfois une paroi épaisse de plus d’un centimètre. Les formes d’importation présentent un intérieur lisse et régularisé. Cela doit permettre un démoulage plus aisé du pain de sucre raffiné, commercialisé entier en métropole. Aux Antilles françaises, pour la majeure partie de la production, le sucre terré est pilé puis conditionné dans des barriques en bois avant d’être expédié en Europe. Cela explique peut-être en partie le soin moindre apporté aux poteries locales.
10Trois poteries de l’archipel guadeloupéen et à la Martinique ont récemment fait l’objet d’une fouille archéologique qui a permis d’en étudier la production : la poterie de l’habitation Marre, créée après 1735 sur la commune de Trois-Rivières, la poterie Fidelin à Terre-de-Bas (archipel des Saintes) [ill.2], fondée vers 1760 en Guadeloupe, et le four de Petite Poterie au Marin, en Martinique.
2. Fours de la poterie Fidelin à Terre-de-Bas aux Saintes (Guadeloupe).
Fondée vers 1760, elle est l’une des trois poteries conservant des vestiges de four fouillées dans l’archipel guadeloupéen et à la Martinique afin d’étudier la production des céramiques destinées à la production sucrière.
Cliché : Fabrice Casagrande, Inrap.
- 2 Jacques Thiriot : UMR 6572 « Laboratoire d’archéologie médiévale méditerranéenne », Université de P (...)
11Des observations faites sur ces fours de potiers permettent aujourd’hui une première approche des structures de cuisson des céramiques et des hypothèses de reconstitution [ill.3]. Les fours présentent de grandes dimensions. Selon l’analyse de Jacques Thiriot2, le laboratoire de cuisson est construit en « pierres » d’argile taillées (Amouric, 2008). Le parement externe se compose d’un assez grand appareil de pierres volcaniques équarries liées au mortier de chaux. Le volume de la chambre de chacun des fours jumelés de l’habitation Marre devait avoisiner les 40 m3. Les formes à cuire sont en effet de grande taille et produites en nombre. D’après le père Labat, certaines « purgeries », bâtiments de la sucrerie où les formes sont mises à égoutter afin de se purger de leur sirop, pouvaient contenir de 1 700 à 1 800 ensembles. Les formes et les pots à mélasse devaient très certainement être cuits conjointement. Les alandiers, ouvertures par lesquels le foyer est alimenté en combustible, sont constitués de moellons de roche volcanique. Adossé au talus, l’accès au laboratoire de cuisson se fait par l’arrière. On y pénètre par une ouverture en plein cintre de la largeur des épaules et d’1,60 m de haut. Comme de nombreux fours de ce type (four droit), il devait posséder une sole percée de carneaux. Celle-ci était certainement soutenue par une voûte qui formait la chambre où l’on faisait le feu. La fumée et les gaz s’échappaient par des évents de section carrée. Actuellement, les parties inférieures des fours demeurent encore enfouies et des fouilles ultérieures permettront d’en préciser la morphologie.
3. Essai de reconstitution de fours de potiers des Antilles à partir des éléments observés à l’occasion de fouilles archéologiques.
DAO : Fabrice Casagrande, Inrap.