1Nous avons choisi d’illustrer l’alimentation en eau dans la ville de Marseille à travers deux ouvrages situés dans deux zones suburbaines distinctes, l’un, daté de la période hellénistique, sur la rive sud du port, le second, du Moyen Âge, à l’est des remparts. Ces ouvrages, bien que non contemporains et de fonctions différentes, sont également situés dans des zones de talweg et illustrent la volonté toujours réitérée de canaliser et d’utiliser au mieux les écoulements naturels.
2La ville antique est établie sur la rive nord du port, sur trois buttes séparées par de profonds talwegs. Au Moyen Âge, l’agglomération se développe légèrement vers l’est avec la construction de remparts successifs, mais elle ne sera véritablement agrandie qu’à l’époque moderne.
3La topographie de la ville est propice aux ruissellements des eaux vers le port, « réceptacle naturel des ruissellements » (Paone, 2009). La gestion des écoulements, tant pour l’évacuation que pour l’utilisation de cette ressource naturelle est un préliminaire récurrent aux aménagements urbains quels qu’ils soient (voierie, artisanat, habitat...).
4Pour les périodes antérieures au xiiie siècle, les archives écrites manquent et c’est donc au travers de l’archéologie que nous parviennent les informations, au gré des chantiers et donc de manière partielle. Nous ne traiterons pas ici de l’aqueduc antique signalé au sud-est de la ville ni de celui du Moyen Âge construit à la fin du xiiie siècle et dont subsiste encore une arche près de la Porte d’Aix, pour nous concentrer sur deux ouvrages de moindre envergure retrouvés en fouille.
- 1 Sondage AFAN effectué par Philippe Mellinand et Anne Richier et fouilles AFAN sous la direction d’I (...)
5La rive sud de la ville, péri-urbaine à l’époque antique, est peu documentée en dehors des aménagements de la carrière et de la nécropole antique de Saint-Victor [ill. 1]. Toutefois, l’abondance des découvertes fortuites de sarcophages et de tombes semble la destiner tout au long de la période à une fonction funéraire et/ou cultuelle. Ses configurations naturelles sont fort mal connues en dehors des plus puissantes comme celle de la colline de la Garde. Les fouilles aux n° 96-100 de la rue Sainte (Mellinand, Richier, 1992 ; Sénépart et al., 1993)1, où un ancien talweg a pu être mis au jour, ont donc permis de jeter un premier regard sur sa configuration primitive et sur les aménagements de ses pentes.
1. Plan de Marseille antique.
DOA : B. Sillano, Inrap ; M. Bouiron, Ville de Nice.
- 2 La remontée des eaux, la nature du terrain et les moyens mis à disposition n’ont pas permis de sond (...)
6L’ancien talweg était orienté sud-ouest/nord-est [ill. 2]. Il était dominé à son sommet du côté nord-ouest par un petit établissement du iie siècle avant notre ère, peut-être d’origine indigène, installé à proximité d’aménagements probablement liés à l’exploitation d’une carrière. Les éléments archéologiques subsistants ne permettaient pas de dire si les deux types de vestiges étaient fonctionnellement associés. Le fond du vallon, très encaissé2, canalisait naturellement une source provenant des pentes de la colline Notre-Dame, dont les eaux abondantes et toujours actives, si l’on en juge par leur remontée lors des travaux de fouilles, s’écoulaient en direction de l’actuel Vieux-Port.
2. Plan de l’aqueduc antique et de la fouille de la rue Sainte.
DAO : I. Sénépart, Ville de Marseille.
7Cette configuration primitive fut remaniée au cours du iie siècle ou au début du ier siècle avant notre ère, lorsque le vallon fut remblayé (par deux apports anthropiques successifs) et nivelé. Entre ces deux épisodes de terrassement, un aqueduc fut assis dans le premier remblai, à mi-pente du flanc sud, puis enfoui sous le second.
- 3 Les déterminations ont été effectuées par. Antoinette Hesnard (CNRS, Centre Camille Julian).
8La portion de l’aqueduc conservée sur le site était en parfait état et mesurait 27 m [ill. 3]. Il se prolongeait sous les habitations mitoyennes du chantier archéologique et sous la rue Sainte selon un axe sud-sud-ouest/nord-nord-est, en direction de l’actuel Vieux-Port. Il s’agissait d’un ouvrage d’envergure, couvert de dalles de calcaire blanc de Saint-Victor ou de calcaire rose de la Couronne, d’un mètre de large en moyenne. Cet ensemble reposait sur un muret de mœllons calcaires de 1,50 m de haut et protégeait un espace vide continu de 45 cm de hauteur au fond duquel courait une conduite. Celle-ci était constituée de deux types de gouttières moulées en terre cuite, rouge ou jaune, mais dont le diamètre interne était toujours de 10 cm et le diamètre externe de 13 cm. Ces éléments, se succédant en s’emboîtant les uns aux autres, étaient maintenus en place au milieu de la canalisation par un blocage de petits blocs et d’argile jaune très plastique. Des tuiles plates moulées, de forme carrée (21 x 21 cm en moyenne) recouvraient les gouttières. Deux fragments d’amphores (Dressel 26 et 2.4 non pompeïenne de la plaine de Fondi) pris dans le parement de l’aqueduc permettent de dater cet aménagement de la période augustéenne3.
3. L’aqueduc antique de la rue Sainte.
Cliché : I. Sénépart, Ville de Marseille.
9La découverte de cette construction pose plus de questions qu’elle n’en résout. Ainsi, on peut dire que les structures établies au sommet du talweg montrent que la rive sud était aussi à l’époque antique le siège d’activités qui n’étaient pas toutes funéraires. Cette impression peut être renforcée par le fait que les remblais qui ont servi à enfouir le talweg ont livré de la céramique qui est plutôt associée à des usages domestiques.
10D’autre part, la mise en œuvre de cette construction et le remblaiement qui l’a précédé semblent être la manifestation d’une volonté d’assainissement et d’aménagement de la rive sud, peut-être en liaison avec des espaces résidentiels ou artisanaux. Cette découverte unique n’est cependant rattachée à aucun contexte archéologique connu de ce côté du port. On peut seulement faire remarquer que ces aménagements sont effectués à l’époque augustéenne, à la suite du siège de Trébonius, en 49 avant notre ère. Ils évoquent un autre ouvrage d’art situé sur la rive nord, l’aqueduc de Sainte-Barbe, construit probablement à la charnière du ier siècle avant notre ère et du ier siècle de notre ère (Moliner, 2008), en même temps que sont édifiés intra-muros les grands thermes augustéens de la Place Bargemon (Rothé, Tréziny, 2005, notice 57). À bien des égards, les circonstances de leur établissement sont similaires. L’aqueduc enterré de Sainte-Barbe, dont l’appareil est cependant plus conséquent dans la portion découverte (Moliner, 2008), est également aménagé dans un fond de vallon afin de canaliser un ruisseau qui traversait une nécropole grecque. La destination sépulcrale est conservée durant la période romaine et l’espace augmenté grâce aux terrains générés par les enfouissements. En revanche, il a pu servir de puits grâce à des regards, ce qui ne semble pas le cas de celui de la rue Sainte. On peut rappeler que c’est dans le courant de la première moitié du ier siècle avant notre ère qu’un nouvel aqueduc en calcaire blanc de Ponteau est installé dans la zone portuaire du Lacydon. Suivant le tracé de la route d’Italie, passant à l’aplomb du mur de l’epikampion des portes de la ville, il est le seul à pénétrer dans la ville antique (Trousset, 1999). C’est aussi dans la première moitié du Ier siècle que l’une des plus vieilles adductions d’eau de la ville, l’aqueduc de l’îlot 55 dit « de la Cathédrale », connaît des réfections pour aménager des structures probablement liées au puisage de l’eau (Trousset, 1999). Ces éléments pourraient signifier qu’une volonté de régularisation des eaux libres est à l’œuvre sur la rive nord dès la fin de la période hellénistique et se poursuit durant la période augustéenne.
11Sur la rive sud, est-ce une même volonté qui est à l’œuvre ? Le nivellement du terrain est-il à mettre en relation avec la mise en place de nouveaux espaces funéraires comme pour Sainte-Barbe ou avec des terrains à bâtir que l’on aurait drainé ? La destination de l’eau de la source a-t-elle à voir avec l’approvisionnement en eau des bateaux comme ce sera le cas avec celle du jardin Saint-Pierre à l’époque médiévale ou avec l’alimentation en eau de bâtiments suburbains ? Cette question s’avère impossible à trancher pour le moment. La paix revenue, les espaces délaissés autour du port ou incomplètement exploités depuis le iie siècle avant notre ère sont-t-ils devenus de nouveaux enjeux ? Les mises en œuvre deviennent plus conséquentes dans les aménagements publics. Le remblaiement des vallons, la canalisation des ruisseaux nettement plus structurée qu’auparavant semblent annoncer que Massalia est entrée dans une nouvelle phase de son alimentation en eau.
12Après une période de repli de la ville dans des enceintes réduites (Bouiron, 2009a), la population de la ville s’accroît dès la seconde moitié du xie siècle (Bouiron, 2009b). La ville s’étend alors progressivement hors les murs [ill. 4] avec, en particulier, l’installation d’activités réputées polluantes (ateliers de potiers, tanneries), formant de véritables quartiers suburbains comme au bourg des Olliers (Marchesi et al., 1997) ou au bourg de Morier (Léal et al., 2011). Au xiiie siècle les faubourgs se développent en couronne autour des remparts, bourg de Morier à l’est, faubourg Sainte-Catherine au sud (Bouiron, 2001).
4. Plan de Marseille au XIIe siècle.
DAO : M. Bouiron, Ville de Nice.
- 4 Le chantier était sous la direction de Marc Bouiron. Sur cette fouille, voir Léal et al., 2011.
13L’ouvrage de la tannerie a été retrouvé sur le chantier de la bibliothèque de Marseille (BMVR)4, Nous donnerons au quartier le nom de « bourg de Morier », même si l’appellation n’est attestée véritablement qu’en 1265 (Bouiron, Rigaud, 2011).
14Dans la continuité de l’Antiquité et au gré des pulsations de la ville, la partie nord du site est occupée par des structures hydrauliques. Des canalisations visant à éviter les écoulements d’eau sur les terrains, mais aussi à utiliser la ressource sont installées depuis l’Antiquité. Ainsi, un bassin construit à la période grecque est entretenu jusqu’à l’Antiquité tardive (Bouiron, 2009a).
- 5 Le fossé se poursuit au-delà de la limite sud du chantier.
15Puis, dans la seconde moitié du xiie siècle, l’implantation d’un fossé qui traverse le site du nord au sud5 permet de canaliser les eaux de surface et la trame viaire est stabilisée avant la création d’une tannerie à la fin du xiie siècle (Léal, et al., 2011). En lien avec le fossé est alors construit un complexe hydraulique de grande ampleur pour l’alimenter en eau [ill. 5]. La tannerie est de fait créée dans ce site, à la fois hors la ville et à proximité d’une eau facile à capter. L’importance de l’installation témoigne de l’ampleur de la tannerie, véritable proto-industrie comme on en trouve dans les villes du Nord de la France.
5. Plan de la tannerie et du complexe hydraulique.
DAO : F. Gueriel, J. Isnard, Inrap.
- 6 La description précise de la tannerie dont est issu le présent texte est publiée : Léal et al., 201 (...)
- 7 Le conduit a une largeur de 0,60 m et une hauteur sous voûte de 1,20 m.
16À la fin du xiie siècle, se greffe sur le fossé préexistant un aqueduc nord-sud maçonné, constitué d’une voûte en plein cintre qui repose sur deux piédroits formant un canal de 0,80 m de large pour une hauteur de 1,70 m sous la voûte6. Par ailleurs, des murs de confortement sont construits de part et d’autre du fossé, dans la zone concernée par ces nouveaux aménagements. L’aqueduc alimente un puits-citerne de 3,60 m de diamètre interne, qui fonctionne à la fois comme un bassin de décantation et comme une réserve d’eau. Il est relié à la tannerie par un aqueduc nord-est/sud-ouest, de même facture, bien que légèrement plus petit que le précédent7 et qui comporte deux regards maçonnés carrés. Cet aqueduc débouche sur un puits circulaire de 1,5 m de diamètre, installé dans un creusement carré étayé de planches de bois ; il se situe dans la cour de la tannerie. Il alimente celle-ci en eau claire par la captation des eaux de la nappe phréatique et, quand cela est nécessaire, par l’apport d’eau supplémentaire via l’aqueduc. L’ensemble de ces structures est majoritairement constitué de moellons de calcaire.
17Les premiers statuts de la ville de Marseille qui nous sont parvenus sont datés du xiiie siècle. Ils fournissent de précieuses informations sur les problèmes récurrents de gestion des ruissellements, d’évacuation des eaux usées et d’alimentation en eau de la ville (Pernoud, 1949). Ces questions sont intimement liées entre elles : en préalable à toute urbanisation, il convient de canaliser les eaux de ruissellements ou des ruisseaux, de les contraindre pour fournir une alimentation du quartier et, enfin, de prévoir leur évacuation sans engorger le vieux port par la sédimentation.
18Ainsi, le quartier des tanneurs du bourg de Morier s’implante après la captation des eaux de surface par la création du fossé ; celui-ci alimente en eau le complexe de la tannerie. C’est un bon exemple de la gestion de la ressource hydrique en tenant compte de la contrainte de l’évacuation des écoulements naturels. De même, l’implantation du faubourg Sainte-Catherine au sud des remparts repose sur les mêmes préalables. Il se constitue progressivement sur un terrain drainé par des fossés et bordé par un ruisseau contraint. Ce dernier permet à la fois la dérivation des eaux vers le port, mais il fournit également une alimentation en eau du quartier pour d’autres tanneries (Maurin et al. 2001). Avec la construction, au xiiie siècle, de l’aqueduc dit de « l’Huveaune », qui fonctionnera jusqu’au xixe siècle, les difficultés d’approvisionnement en eau propre de la ville sont nettement amenuisées.
19Les ouvrages hydrauliques retrouvés dans les fouilles archéologiques sont des marqueurs importants de la structuration topographique de la ville. Néanmoins, ils ne parviennent jusqu’à nous que de manière partielle et il est parfois difficile d’analyser leur fonction. Il faut en effet envisager qu’ils puissent être utilisés à la fois comme moyen d’apport et d’évacuation de l’eau. Le statut des ouvrages hydrauliques est souvent difficile à déterminer ; si le fossé du bourg de Morier est certainement un aménagement urbain initié par une décision publique, l’important ouvrage hydraulique qui se greffe dessus relève de la tannerie. Ce type d’ouvrage privé est rare ; généralement l’apport d’eau se fait par la nappe phréatique au moyen de puits (collectifs ou non). Par ailleurs, la récupération des eaux de pluie a dû être largement pratiquée de tous temps, soit au moyen de gouttières dont on ne trouve plus trace, soit directement dans des réceptacles amovibles (tonneaux ou bassins). Ne sont généralement retrouvées que les structures enterrées (aqueducs, puits…). C’est dire tout l’intérêt des aménagements retrouvés dans ces fouilles préventives.