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Dossier

Un objet prophylactique ?

L’intaille en argent de Mandeure
A prophylactic object ? The silver Intaglio of Mandeure
Bérangère Fort
p. 24-27

Résumés

La fouille à Mandeure, en 2012, d’un îlot urbain mêlant activités artisanales et habitations a permis la découverte, au sein d’une forge en activité jusqu’au début du iiie siècle de notre ère, d’une pièce exceptionnelle, une intaille magique en argent. Ce matériau luxueux possède, selon Pline l’Ancien, des vertus protectrices et cicatrisantes.
Présentant la morphologie classique des intailles en pierre ou en verre, cette pièce est gravée sur les deux faces. La face supérieure est ornée d’un motif figuratif qui demeure obscur bien que connu sur plus d’une dizaine d’intailles : un personnage ailé chevauchant un lion en marche qui piétine un personnage masculin à terre. Le félin fait face à un personnage féminin, situé à gauche, portant le bras droit vers son visage. Un croissant de lune et une étoile à huit rayons surmontent la scène. Au revers, une inscription est grec est gravée sur trois lignes. On lit l’invocation d’origine hébraïque Iaô Abraxas.
Le contexte de découverte permet d’affiner la datation de ces intailles magiques dont les gravures semblent faire écho au développement des cultes à mystères venus d’Orient dans le courant des iie et iiie siècles.

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Texte intégral

  • 1 Menée rue du Pont ; les Montoilles à Mandeure, sur 560 m2, sous la direction de Christophe Card, In (...)

1Une fouille réalisée en 2012 à Mandeure (Doubs)1 a permis l’étude d’un secteur de l’agglomération occupé par des bâtiments à vocation artisanale et des habitats situés le long d’une voie (Card et al., 2014). Ainsi, une forge est installée à partir du milieu du ier siècle de notre ère et demeure en activité jusqu’au début du iiie siècle. L’un des derniers niveaux d’occupation de la forge, situé à proximité du foyer et daté de la fin du iie et du début du iiie siècle, a livré, outre une ébauche de couteau, un ciselet et un éventuel poinçon liés aux activités métallurgiques, une remarquable intaille magique en argent. De ce niveau proviennent également deux fragments d’épingles à cheveux en matière dure animale, une bague en bronze dont l’intaille en pâte de verre bleu est ornée d’un motif bucolique commun. La découverte de ces objets de parure montre que l’espace artisanal n’est peut-être pas qu’un espace de travail, mais peut avoir été fréquenté plus largement.

1. Plan de l’agglomération antique de Mandeure / Epomanduodurum avec localisation de la fouille des Montoilles 2012 (cercle rouge). La fouille a mis au jour un îlot urbain présentant des vestiges d’habitations ainsi que des locaux artisanaux (fumoir, forge) et des boutiques.

1. Plan de l’agglomération antique de Mandeure / Epomanduodurum avec localisation de la fouille des Montoilles 2012 (cercle rouge). La fouille a mis au jour un îlot urbain présentant des vestiges d’habitations ainsi que des locaux artisanaux (fumoir, forge) et des boutiques.

D. Watts/Inrap d’après C. Laplaige

2. à la phase 4 (fin iie et iiie siècle), la forge est située dans l’espace F, l’intaille magique a été découverte à proximité du massif 29.

2. à la phase 4 (fin iie et iiie siècle), la forge est située dans l’espace F, l’intaille magique a été découverte à proximité du massif 29.

M. Lagache, V. Lamy, V. Merle/Inrap

2Cette pièce ovale, à profil oblique, est longue de 19 mm, large de 15 mm pour une épaisseur de 2,5 mm et un poids de 3,32 g. Ses deux faces sont finement gravées. Toutes ces caractéristiques rapprochent notre objet des intailles, ces pierres gravées montées sur des bagues et pouvant être utilisées en sceaux. Le matériau mis en œuvre, l’argent, est très surprenant et inhabituel, voire inédit pour une intaille ; il lui confère un caractère luxueux. Même s’il n’est pas impossible que cette pièce ait été montée sur une bague, il est tout à fait envisageable qu’elle ait été portée en pendentif car aucune intaille en argent n’est connue à ce jour sur une bague. Notre pièce ne trouve qu’un seul parallèle en métal, une intaille conservée au British Museum de Londres (CBd-662 de la Campbell Bonner Magical Gems Database ; Michel, 2001, n° 162) et datée du iiie siècle de notre ère, réalisée en alliage cuivreux, morphologiquement similaire et dont la gravure est elle aussi très proche de celle de Mandeure.

3. a et b. Clichés de détails de l’intaille en argent, avec coupe.

c. Scan à plat de la face. Les détails de la gravure sont accentués par le contraste mais apparaissent en positif.

d. Relevé de l’inscription, d’après le scan.

d. Relevé de l’inscription, d’après le scan.

c. d’après dessin V. Merle/Inrap, P. Haut/Inrap ; d B. Fort/Inrap

3La face supérieure de l’intaille de Mandeure est ornée d’un motif figuratif. La technique employée est la même que pour les intailles en pierre, la gravure est profonde avec un modelé bien net. Il est probable, comme c’est le cas pour les intailles en pierre, que le rendu en positif de cette gravure, utilisable comme sceau, soit très lisible avec un très beau modelé des détails.

  • 2 La lecture de cette inscription a été réalisée par Antony Hostein, université Paris I, Panthéon-Sor (...)
  • 3 http://classics.mfab.hu/talismans/

4La scène représentée, sans être inédite, demeure énigmatique. On voit dans les deux tiers droits un personnage ailé chevauchant un lion en marche. Ce personnage porte un vêtement masculin et une couronne radiée. Il tient au bout de son bras levé un instrument allongé qui fait penser à un fouet. Le lion piétine un personnage masculin à terre, éventuellement casqué et dont les jambes ne sont pas visibles (éventuel mannequin ou trophée). Le félin fait face à un personnage féminin, situé à gauche, coiffé d’un casque, vêtu d’un péplos et portant le bras droit vers son visage. Un croissant de lune et une étoile à huit rayons surmontent la scène. Au revers, une inscription en grec est gravée sur trois lignes. On lit Iaô Abraxas2 que l’on peut interpréter comme une invocation à Abraxas, un démon gnostique d’origine hébraïque dont le nom a donné notre « abracadabra ». La formule Iaô, proche et certainement dérivée du Yahvé hébraïque, est fréquemment employée sur les intailles pour invoquer une divinité ou un génie. Cette formule confère bien à l’intaille de Mandeure un caractère magique. Les gemmes et intailles magiques ont fait l’objet de nombreuses études et travaux, citons notamment les travaux de Simone Michel sur les gemmes magiques du British Museum, ceux d’Attilio Mastrocinque sur les intailles magiques de la BnF ainsi que la base de données en ligne « The Campbell Bonner Magical Gems Database » qui répertorie près de 4 000 pièces3. Celles-ci sont généralement en pierre, gravées sur les deux faces, ornées de motifs mythologiques et portent souvent des inscriptions à caractère apotropaïque. Le fait que les deux faces soient gravées est un indice du caractère magique de l’objet. En effet, quand l’intaille est montée sur une bague, ce qui est sa destination première, la face arrière n’est pas visible ; d’ailleurs, le fait que les inscriptions soient gravées en lecture directe indique bien qu’elles n’étaient pas destinées à être imprimées sur un cachet de cire, mais qu’elles pouvaient être lues par leur propriétaire et devaient, en étant portées sur le corps, le protéger. Ces intailles magiques, par les matériaux employés (on attribue des propriétés prophylactiques aux pierres), par les scènes représentées et par les inscriptions qui y figurent, sont des amulettes censées préserver la santé, guérir de certaines affections, garantir la prospérité voire l’amour.

5Si l’intaille de Mandeure réunit bien toutes les caractéristiques pour être identifiée comme telle, force est de constater que sa symbolique nous échappe. Le matériau, nous l’avons vu, est atypique et précieux. Il est aussi paré de vertus médicales. Pline l’Ancien dans son Histoire Naturelle, au livre XXXIII, traitant des métaux, les mentionne : « La scorie d’argent est appelée par les Grecs helcysma ; elle a des propriétés astringentes et réfrigérantes ; comme le molybdène, dont nous parlerons à l’article du plomb, on la fait entrer dans les emplâtres, surtout pour la cicatrisation des plaies. [] » (chap. XXXV). On peut donc s’interroger sur l’utilisation de l’argent comme élément protecteur et cicatrisant.

6L’identification de la scène représentée est délicate. On pourrait voir à gauche Sigé, la personnification du silence, ou Némésis, la déesse de la justice du monde. Il est difficile de trancher entre l’une ou l’autre des propositions en dépit de la dizaine de parallèles répertoriés dans la Campbell Bonner Magical Gems Database (CBd-457 ; 662 ; 667 ; 668 ; 670 ; 675 ; 1070 ; 1095 ; 1784) qui identifie tantôt Sigé, tantôt Némésis sur des scènes similaires. Attilio Mastrocinque propose quant à lui de voir dans ce personnage féminin une femme faisant le geste de l’adoration en direction du personnage chevauchant le lion. L’identification de celui-ci demeure obscure (Mastrocinque, 2014, p. 32-33, notices 50, 53 et 54). Pour Attilio Mastrocinque, il pourrait s’agir d’Hélios-Miôs, le dieu-lion d’origine égyptienne, puisqu’il chevauche un lion et qu’il porte une couronne radiée et tient un fouet. Le personnage à terre n’est pas identifiable, mais on le retrouve sur toutes les scènes analogues, il peut s’agir d’un cadavre ou d’une momie. Le croissant de lune et l’étoile, qui représente le soleil, constituent des motifs iconographiques récurrents sur les intailles magiques.

7La scène représentée sur l’intaille n’est pas, à nos yeux du moins, explicite et les indentifications et interprétations diffèrent ; la magie à laquelle l’inscription fait référence non plus. Ces gravures semblent faire écho au développement des cultes à mystères venus d’Orient dans le courant des iie et iiie siècles, ce qui correspond tout à fait à la date de la perte de notre intaille. Sa découverte dans un niveau archéologique scellé n’apporte pas d’élément d’interprétation à la pièce, au mieux pouvons nous supposer qu’elle a été perdue accidentellement dans la forge. Il est impossible d’établir, du moins à ce jour, un lien symbolique entre la forge, la scène représentée et l’inscription. L’identification précise de la scène représentée fait défaut car elle permettrait sans doute de mieux cerner la fonction prophylactique de l’objet ; on sait par exemple que les gemmes de Némésis étaient employées pour « donner la santé aux épileptiques, éviter les apparitions nocturnes et les fœtus qui bondissent » (Mastrocinque, 2014). L’intaille de Mandeure, objet personnel à fort pouvoir protecteur, pose encore bien des questions.

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Bibliographie

Pline l’Ancien, 1999, Histoire naturelle, livre XXXIII : Nature des métaux, Zehnacker H. (trad.), Paris, Les Belles Lettres (coll. Classiques en poche), 124 p.

Card C., Cabboï S., Fort B., Grazi C., Mandeure, rue du Pont, les Montoilles : voirie et habitat du Haut-Empire, rapport d’opération, SRA France-Comté - Inrap, 374 p.

Mastrocinque A., 2014, Les intailles magiques du département des Monnaies, Médailles et Antiques, Paris, Éditions de la Bibliothèque nationale de France, 212 p.

Michel S., 2001, Die magischen Gemmen im Britischen Museum, éd. par White P. et Zazoff H., Londres, The British Museum Press, 2 vol., 428 p., 136 p.

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Notes

1 Menée rue du Pont ; les Montoilles à Mandeure, sur 560 m2, sous la direction de Christophe Card, Inrap.

2 La lecture de cette inscription a été réalisée par Antony Hostein, université Paris I, Panthéon-Sorbonne, UMR 8210, AnHiMA, que je remercie.

3 http://classics.mfab.hu/talismans/

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Table des illustrations

Titre 1. Plan de l’agglomération antique de Mandeure / Epomanduodurum avec localisation de la fouille des Montoilles 2012 (cercle rouge). La fouille a mis au jour un îlot urbain présentant des vestiges d’habitations ainsi que des locaux artisanaux (fumoir, forge) et des boutiques.
Crédits D. Watts/Inrap d’après C. Laplaige
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/1803/img-1.png
Fichier image/png, 258k
Titre 2. à la phase 4 (fin iie et iiie siècle), la forge est située dans l’espace F, l’intaille magique a été découverte à proximité du massif 29.
Crédits M. Lagache, V. Lamy, V. Merle/Inrap
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/1803/img-2.png
Fichier image/png, 197k
Titre d. Relevé de l’inscription, d’après le scan.
Crédits c. d’après dessin V. Merle/Inrap, P. Haut/Inrap ; d B. Fort/Inrap
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/1803/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 71k
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Pour citer cet article

Référence papier

Bérangère Fort, « Un objet prophylactique ? »Archéopages, 43 | 2016, 24-27.

Référence électronique

Bérangère Fort, « Un objet prophylactique ? »Archéopages [En ligne], 43 | 2016, mis en ligne le 01 décembre 2018, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/1803 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/archeopages.1803

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Auteur

Bérangère Fort

Inrap, Umr 6298 « ArTeHiS »

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