1La documentation relative aux aqueducs ruraux en Narbonnaise est relativement étoffée grâce notamment à la parution régulière des volumes de la Carte Archéologique de La Gaule. L’étude de ces ouvrages hydrauliques apparaît être aujourd’hui comme un enjeu majeur de la recherche en archéologie rurale (Fabre et al. 2005, p. 7-8). En Languedoc occidental (vallée de l’Aude), à partir des années 1980, quelques découvertes significatives ont été faites sur le territoire de la cité de Carcassonne [ill. 1]. Grâce à des prospections aériennes, au suivi de travaux et à des sondages, Michel Passelac (Cnrs, Umr 5140 « Archéologie des Sociétés Méditerranéennes ») découvrit des conduites maçonnées sur les communes de Lavalette et de Carcassonne (Sur Fontorbe) et de Mas-Saintes-Puelles (La Baronne) (Passelac, 2005, p. 107-118). Il est également l’inventeur de l’aqueduc de Castelnaudary/Villelongue-Bartissol, présenté dans cet article (Wibaut, 2009 ; Ranché, Dominguez, à paraître). Ces constructions, desservant des établissements agricoles ou des villae, ont été assimilées à juste titre à des aqueducs privés.
1. Localisation des vestiges d’aqueducs ruraux de Gaule narbonnaise cités dans le texte.
DAO : C. Dominguez, Inrap.
2. Castelnaudary : projection schématique, en coupe, des différentes phases d’occupation du point de captage.
DAO : C. Dominguez, Inrap.
2Il convient d’ajouter à ces installations audoises celles de Mailhac/Le Traversant découvertes en 1996 par Thierry Janin (Harfouche et al. 2005, p. 119-130). Construit dans le courant du ier siècle avant notre ère et abandonné au cours du iie siècle de notre ère, cet aqueduc, étudié en 1997 sur plus de 220 m de long, se compose de plusieurs canaux, de trois regards et d’un bassin de décantation. Son captage peut être restitué sous forme d’un barrage établi dans le lit du Répudre, petit affluent de l’Aude. Sa destination, située sous le village actuel de Mailhac, n’a pu être déterminée avec précision, mais l’un des canaux, assimilé à un bief, rejoindrait peut-être une meunerie hydraulique (ibid., p. 128-129).
3Les prospections inédites de Gilbert Fédière dans la cité antique de Béziers (Languedoc central) montrent que ces installations étaient assez répandues. Plusieurs découvertes récentes complètent ce corpus et permettent de manifester la diffusion et la fonction des ouvrages de petite hydraulique dans les campagnes.
4Les fouilles de la villa de Vareilles, réalisées par l’Afan en 1999 sur le tracé de l’autoroute A75, ont permis de dégager les vestiges de trois aqueducs (Mauné et al., 2005, p. 131-145). Le plus ancien, daté entre 30 avant notre ère et 40 de notre ère, desservait probablement un répartiteur. Entre 40 et 70, la villa comportait un second ouvrage susceptible d’alimenter un moulin et de fournir l’eau utilisée pour le nettoyage des installations vinicoles. Entre 70 et 150, la construction de bains et d’une fontaine et l’édification de deux nouveaux moulins soulignent les besoins croissants de l’établissement en eau.
5Sur le site de L’Auribelle-Basse (Pézenas, Hérault), l’aqueduc desservait un moulin hydraulique équipé d’un coursier, d’une fosse d’engrenage et d’un canal de fuite (Mauné et al., 2007, p. 115-148). Comme à Vareilles, l’alimentation de cette conduite se faisait vraisemblablement par le captage d’une source située à deux kilomètres environ.
6En Languedoc oriental, l’aqueduc de Nîmes reste l’ouvrage de référence en matière d’ingénierie hydraulique (Fabre et al., 2005). Certains travaux qui lui ont été consacrés montrent que, au moins au iiie siècle, des dérivations et des prises d’eau ont été pratiquées, à partir de ponts à arcades, au bénéfice des campagnes environnantes (ibid., p. 412-413). En revanche, dans l’espace péri-urbain nîmois, sur plus de 400 hectares au sud de la ville, les aqueducs ruraux paraissent absents. Ici, la présence d’une nappe superficielle, étendue et abondante, aurait permis aux agriculteurs et aux propriétaires terriens d’assurer leurs besoins en toute saison à partir de nombreux puits et de machines élévatrices. Dans cette région, ce sont les norias, les chadoufs et les installations d’irrigation (bassins-réservoirs, citernes, amenées d’eau, vannes, conduites hydrauliques…) qui sont régulièrement mises en évidence (Conche et al., 2005 ; Houix, Escallon, 2007 ; Pomarèdes et al., À paraître).
7Le site du Parc Régional Économique et Commercial Nicolas Appert à Castelnaudary a fait l’objet de trois phases de diagnostic couvrant 150 hectares environ. Pour la première phase (Wibaut, 2008), deux sites distincts ont été fouillés. L’une des interventions a permis de dégager le captage et plusieurs sections de l’aqueduc de Villelongue-Bartissol [ill. 3]. Cet ouvrage se développait sur 450 m et desservait un établissement étudié durant la deuxième phase de diagnostic, vraisemblablement fondé autour du changement d’ère et composé de quatre bâtiments et de quatre enclos organisés selon deux trames distinctes sur plus d’un hectare (Wibaut, 2009).
3. Localisation des interventions d’archéologie préventive à Castelnaudary/Villelongue-Bartissol.
En gris, dans le secteur ouest, les emprises fouillées ayant livré les aménagements liés au captage de l’eau ainsi qu’à son acheminement vers l’exploitation du Haut-Empire voisine. En rouge, à l’est, la zone desservie.
DAO : C. Dominguez, Inrap.
8Le captage est établi dans une dépression encore en eau. Il est constitué d’une maçonnerie quadrangulaire [ill. 4] se superposant à un puits circulaire creusé dans des colluvions qui reposent sur un substrat limono-argileux jaune [ill. 5]. Ce puits atteint une nappe phréatique. Une occupation précoce de cette zone pour l’exploitation de l’eau est confirmée par l’étude stratigraphique [ill. 2].
4. Vue zénithale du niveau d’apparition conservé du puits.
Le contact avec l’aqueduc n’est pas conservé. Les murs du captage sont composés de blocs en calcaires équarris et liés à la terre. Trois planches massives, superposées et placées dans la diagonale du bâti, étaient associées à des pieux en bois disposés à chaque extrémité. Il s’agit d’éléments appartenant à un cuvelage.
Cliché : C. Dominguez, Inrap.
5. Vue oblique, prise depuis le sud, montrant la découverte du premier creusement circulaire à profil cylindrique au fond du sondage.
Son fond se trouve à 1,80 m de profondeur par rapport à l’aqueduc. Plusieurs dalles de calcaire étaient fichées dans le terrain naturel ; on peut supposer que cette installation devait favoriser le captage de la résurgence.
Cliché : C. Dominguez, Inrap.
9La partie de la maçonnerie encore conservée est composée de quatre murs bâtis avec des moellons équarris (calcaire gréseux) liés à l’argile. Dans le comblement de la structure, des pièces de bois conservées proviendraient d’un cuvelage (études xylologique et morphométrique par Pierre-François Mille, Inrap).
- 1 1. Formule de Bazin : Q = S x V et V = 80 –S x I/P. Q = débit ; S = surface de la section mouillée (...)
10La canalisation, de petit gabarit, est bâtie avec des blocs de calcaire gréseux liés à l’argile [ill. 6]. L’intérieur de la conduite est enduit de béton de tuileau. Sur les piédroits se place une couverture de tegulae retaillées et juxtaposées qui avait dû se substituer à des dalles en calcaire [ill. 7]. Son tracé, se développant du sud-ouest vers le nord-est, est adapté à la pente du terrain. Celle de la conduite (0,3 % du sud-ouest vers le nord-est) et sa section permettent d’estimer son débit potentiel à 11,2 litres/seconde soit 40,3 m3/heure ou 967 m3/jour1, ce qui correspondrait au remplissage quotidien d’un bassin carré de 22 m de côté sur 2 m de profondeur.
6. Les différentes sections réalisées tout au long du tracé de l’aqueduc ont montré des dimensions et une architecture stéréotypées.
Mesures en mètres. Les hachures verticales représentent l’emplacement du dispositif de couverture. D’après les données stratigraphiques, un dispositif voûté est exclu au profit d’un aménagement horizontal, reposant directement sur les piédroits.
Cliché : C. Dominguez, Inrap.
7. Tronçon de 12 m de longueur qui a livré un dispositif de couverture en place, composé exclusivement de tegulae.
Si la première couverture (au premier plan de la photo) était certainement liée au mortier de chaux, ce n’est pas le cas de ces tuiles. L’absence de liant rend cette couverture, certes peu hermétique, mais amovible et facile d’entretien.
Cliché : C. Dominguez, Inrap.
11Sur la section dégagée, deux regards maçonnés, enduits de mortier hydraulique, ont été mis au jour [ill. 2, 8-9]. Un troisième, intercalé entre les deux premiers, semble avoir été complètement récupéré volontairement ou, pour le moins, détruit par une tranchée. Ces petites constructions quadrangulaires abritent chacune un bassin de décantation aménagé pour collecter les boues infiltrées dans la conduite et faciliter l’entretien de celle-ci. Mais peut-être est-ce aussi lié à la pente qui paraît très forte ?
8. Premier regard de l’aqueduc.
Son bassin de décantation et le caniveau ont été creusés, puis enduits de mortier hydraulique. Ensuite, deux murs composés de blocs bruts et de blocs équarris liés à l’argile ont été construits de part et d’autre de l’axe longitudinal du caniveau. La petite capacité de la cuve (0,0913 m3) ne fait pas du puisage une de ses fonctions principales.
Cliché et DAO : C. Dominguez, Inrap.
9. Regard maçonné n° 2 découvert à l’extrémité est de la zone de fouille.
Localisé précisément à 60,87 m du regard non conservé, à 109,88 m du regard n° 1 et à 180,47 m du captage. Il est parfaitement semblable au regard n° 1. En orange sont représentés les enduits de mortier hydraulique et, en dégradé de gris, les constructions en blocs liés à l’argile.
Cliché et DAO : C. Dominguez, Inrap.
12Le captage installé dans une dépression humide et sur une nappe fait encore l’objet d’interrogations (études géomorphologiques et paléo-environnementales en cours par Céline Paillet et Sophie Martin, Inrap). Sa construction apparaît très soignée (partie supérieure du conduit maçonnée).
13La présence de nombreux moellons, blocs équarris et tuiles dans le comblement laissent présager l’existence d’une chambre et d’une couverture garantissant la bonne qualité de l’eau.
14La fouille menée sur le site de « La Lesse/Espagnac Est » a permis d’étudier l’intégralité d’une villa gallo-romaine de petite taille (2500 m2), occupée entre le changement d’ère et le début du iie siècle de notre ère (Pomarèdes et al., 2010). Cette villa, située à 7 km environ du rivage méditerranéen et à 5,5 km au sud de Béziers, est installée sur le flanc d’une ancienne terrasse alluviale qui domine la plaine de l’Orb. Durant la deuxième moitié du ier siècle de notre ère, La villa est agrandie et un aqueduc est construit sur ses marges [ill. 10]. À sa base, les vestiges d’une conduite maçonnée ont été dégagés [ill. 11]. Elle longe la façade ouest de la villa sur environ 55 m, puis son aile nord, avant de prendre la direction du nord-est [ill. 12]. La maçonnerie (béton à agrégats de galets et d’éclats en calcaire) présente à son sommet un piédroit couvert de tuileau permettant de restituer à ce niveau une couverture de tuiles plates comme à Castelnaudary/Villelongue-Bartissol ou composée de dalles en calcaire à l’image de Mailhac/Le Traversant. Dans la partie nord-est dégagée, la découverte de blocs alignés le long des deux parois du canal autorise à penser qu’un platelage de bois a pu se substituer par endroit à la première couverture [ill. 13].
10. Sauvian : plan de la villa entre le milieu du ier s. et le début du iie s. de notre ère.
Elle est équipée d’un petit appartement et de bains. Au sud, un second chai à ciel ouvert vient doubler les capacités de stockage du premier cellier. L’aqueduc (en rouge) est établi à près de 2,5 m de profondeur, le long de la façade de l’aile occidentale.
DAO : S. Barbey, H. Pomarèdes, Inrap.
11. Section réalisée au nord de la villa.
Ici, la tranchée de fondation de l’aqueduc recoupe un vaste dépotoir.
DAO : S. Barbey, H. Pomarèdes, Inrap.
12. Tracé à angle droit de l’aqueduc et contournement des bâtiments agricoles de la villa, vus depuis le nord.
Cliché : M. Compan, Inrap.
13. Sauvian : vue depuis l’est des blocs installés de part et d’autre de la conduite maçonnée.
Ces blocs calibrés et alignés suggèrent la position d’un cadre ou d’un platelage de bois à l’emplacement de la première couverture de l’aqueduc.
Cliché : M. Compan, Inrap.
- 2 Formule de Bazin : hauteur moyenne mouillée = 0,11 m ; largeur moyenne du conduit = 0,11 m ; S = 0, (...)
15Grâce à la localisation des piédroits, la hauteur et la section de la conduite peuvent être évaluées. Le calcul de son débit peut donc être estimé à 4,48 litres/seconde soit 16,12 m3/heure ou 387 m3/jour2. Ce résultat, bien qu’approximatif, permettrait d’envisager le remplissage journalier d’une citerne ou d’un bassin de 2 m de profondeur et de près de 194 m2.
16Aucune dérivation ni aucune prise d’eau n’a été découverte : l’alimentation de l’habitat de La Lesse n’est donc pas avérée. L’absence de regard technique ou de puits d’accès dans ce secteur permet de considérer qu’il ne délivrait aucune quantité d’eau à l’établissement. Le tracé de la conduite et son prolongement vers le nord-est illustrent plutôt une volonté de le contourner dans l’intention d’acheminer l’eau vers un établissement plus éloigné.
17Cette question peut être éclairée par certaines découvertes faites sur la villa de la Domergue (Ginouvez, 1995). Situé à 700 m environ au nord de La Lesse, cet important centre domanial était équipé d’installations de productions étendues et de thermes comprenant deux ou trois piscines. Au sud de ces installations, une adduction en plomb fut repérée tout comme le tracé de plusieurs voies. L’une d’elles, reliant vraisemblablement les deux sites, était flanquée d’un fossé présentant des parois composées de moellons montés en assises régulières (Vidal 1998, p. 41-42). Ce faisceau d’indices permet donc d’envisager que l’aqueduc se poursuivait jusque-là afin d’alimenter les bains de la villa et, comme à l’Auribelle ou à Vareilles, d’éventuelles installations nécessitant l’usage de forces hydrauliques (moulin ?).
18Le captage n’a pas encore été repéré. Vers le sud-ouest, la direction prise par la conduite permet d’envisager son développement sur les coteaux voisins. À quelque 500 m plus au sud, la présence d’ouvrages récents dans le vallon d’Espagnac permet de proposer l’existence, dans ce secteur, d’un système de captage, ou d’un barrage et d’un bief, comme cela est envisagé à Mailhac/Le Traversant. Ces suppositions invitent donc à penser que l’aqueduc de Sauvian pouvait se développer sur près de 1200 m [ill. 14].
14. Représentation sommaire du tracé de l’aqueduc de Sauvian entre le vallon d’Espagnac et la villa de La Domergue, en bordure de la basse plaine de l’Orb.
DAO : H. Pomarèdes, Inrap.
19Ces modestes adductions souterraines permettent d’apprécier et de préciser la place de la petite hydraulique dans les campagnes de Narbonnaise. À moindre niveau que les grandes réalisations urbaines, elles témoignent d’une ingénierie et de techniques bien maitrisées malgré une échelle d’investissement avant tout locale. Ces réalisations traduisent donc la diffusion de savoirs que l’on est tenté d’attribuer à des corporations spécialisées réunissant des hydrauliciens et des maçons occupés à construire l’ouvrage d’amenée de l’eau captée à l’établissement consommateur.
20Parmi les équipements rencontrés, les captages sont encore très mal connus. Celui de Villelongue-Bartissol, unique en son genre, révèle l’addition de solutions pour récupérer l’eau de ruissellement et surtout pour exploiter une nappe phréatique. La maçonnerie conservée, associée à de nombreux moellons, blocs et tuiles permet de restituer une élévation ainsi qu’une couverture bâtie afin de protéger l’eau de toute pollution extérieure. Les pièces de bois de cuvelage et les piquets plantés à leurs extrémités pour réduire la surface de captage marqueraient, quant à eux, la volonté de concentrer les écoulements qui ont pu se raréfier.
21Ces adductions illustrent donc certaines préoccupations vis-à-vis de la ressource en eau. Parmi celles-ci, la mise en valeur du sol, l’irrigation des cultures et l’utilisation de la force hydraulique à des fins artisanales occuperaient une place centrale. Moins systématiquement, on perçoit également l’usage des réserves d’eau pour approvisionner les installations de confort des villae et, comme le suppose Michel Passelac, les jardins d’agrément. Dans ce cas, on peut envisager un usage raisonné de l’eau, utilisée dans les piscines puis canalisée vers les équipements agricoles et les moulins comme Palladius le recommande : « Si l’on fait une grande consommation d’eau dans les bains, il faut en diriger l’écoulement vers les boulangeries, où l’on établira les moulins à eau ; ce qui sera une grande économie de travail pour les hommes et les bêtes » (De l’agriculture, I, XLII).