Ville en travaux : tout à fait la même et tout à fait une autre [Débat]
Texte intégral
Merci à Christiane Descombin.
1Volonté de faire table rase, nécessité de limiter les débordements des constructions privées, ambition d’étendre son emprise, régulation des périphéries, jouissance d’un nouvel ordre esthétique, contrôle des flux et des activités, désir de changer son image… Les motivations des pouvoirs publics dans le lancement de grands travaux sont indéfinies et entremêlées. Le fort engagement politique et économique est la seule constante dans ces grands bouleversements de l’espace urbain qui contribuent à la définition de la ville au point d’en constituer une métaphore.
- 1 Homme politique (1904-1944), député du Loiret, ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts (...)
2Laurent Coudroy de Lille Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le terme de « grands travaux » n’est pas si banal que cela. Il apparaît au XIXe siècle, au moment de la transformation de Paris par les travaux haussmanniens. Et il est réutilisé avec force plus d’un siècle plus tard, pour parler des chantiers du président François Mitterrand. Il a donc principalement servi à désigner des programmes d’action réaffirmant une capacité de l’État, en France, à promouvoir des constructions spectaculaires qui engagent la nation, sa capitale et leur image. Et, en y réfléchissant un peu plus, il ne s’agit pas, à l’époque, de définir une construction architecturale de prestige mais plutôt une accumulation de chantiers dans lesquels on a des constructions immobilières, mais aussi de la régularisation urbaine, bref, toute une transformation du tissu urbain multimodale et qui passe d’abord par des destructions. Les travaux haussmanniens ont généré de véritables chantiers industriels de démolition, et une profonde modification de la topographie parisienne puisque quantité d’avenues de cette époque - par exemple l’avenue de l’Opéra - sont des arasements, une mise à niveau le sol parisien pour pouvoir construire. C’est tout cet ensemble d’opérations très lourdes visant à une transformation de l’ensemble du paysage, à une mutation urbaine, qui a fait naître cette dénomination globale de « grands travaux ». Elle est liée dans les deux cas à une fascination de l’entrée des villes dans l’âge de la modernité, une volonté d’accélération du changement urbain. Dans la vision de Mitterrand, il y avait aussi la volonté de renouer avec l’éducation populaire de 36, de refaire du Jean Zay1, de « l’art pour tous », car plusieurs des chantiers sont des lieux de culture. Ce fut aussi pour les architectes l’occasion rare d’intervenir dans Paris intramuros où il était devenu difficile d’implanter une grande architecture moderne et prestigieuse parce que les contraintes foncières sont importantes et que tout changement urbanistique est un sujet politique fort. Les énormes chantiers que furent les créations de villes nouvelles françaises, initiées au milieu des années 1960, relèvent, au contraire, d’une gestion de la mutation plus lente, plus soumise à la conjoncture. Elles ont été construites dans des zones agricoles, forestières - ce qui pose bien moins de problèmes - et planifiées en séquençage sur des dizaines d’années, avec des moments de grande activité et des périodes assez longues de ralentissement. Plusieurs fois, on a pu envisager de les arrêter. Alors que la notion de « grands travaux » s’apparente à un changement global, subit, rapide, porté par une volonté politique extrêmement forte. La dimension industrielle et capitaliste de ces opérations récentes nous fait penser qu’elles sont uniques mais elles sont sans doute comparables avec des opérations d’envergure à des périodes plus anciennes ?
3Sandrine Lavaud Oui, et sur deux critères au moins : l’ampleur de la surface concernée et des moyens mis en œuvre et la présence d’un commanditaire soucieux de manifester et d’étendre son contrôle. Ce processus de conquête de l’espace me semble crucial car en augmentant l’espace public par des constructions de qualité au détriment de l’espace privatif, l’autorité assoit son pouvoir et instaure peu à peu la notion de bien public. Finalement, à partir des XIIIe-XIVe siècles, l’institutionnalisation et l’embellissement participe de la définition que la ville se fait d’elle-même. Ces grands et parfois longs chantiers bouleversent la ville dans sa structure. La construction des enceintes, par exemple, détermine des parcellaires et des bandes d’habitat particulières ainsi qu’un accroissement de l’espace public. Et ces réalisations médiévales vont contraindre la morphologie des villes jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle (les tracés des enceintes ou des canaux, par exemple, devenus voiries, places etc.).
4LCL Les urbanistes pensent souvent la ville au Moyen Âge comme un urbanisme non volontaire, anarchique, ponctué juste de projets d’exception monumentaux qui introduisent dans le paysage urbain de fortes ruptures spatiales, des ruptures d’échelle également. Cette image de la ville médiévale relevant de pratiques sociales n’ayant pas intégré les concepts de planification vous semble-t-elle pertinente ?
5SL L’analyse morphologique des villes – l’étude des premiers plans cadastraux notamment - permet de bien distinguer au contraire la place importante de structuration et de planification. Outre les chantiers d’exception se développent de nombreux lotissements, qui effacent les espaces auto-organisés ou se juxtaposent à eux. Mais on ignore, ou on oublie, trop souvent que le Moyen Âge a été particulièrement générateur de villes nouvelles et de redéfinition des surfaces urbaines. Dans le Sud-ouest, par exemple, les bastides se multiplient en lien avec la forte volonté de promouvoir une autre forme de ville et de contrôler des populations, des productions, des échanges. Leur construction s’étale sur une vingtaine d’années seulement et n’est nullement laissée au hasard : le parcellaire est très contraint, l’architecture très uniformisée dans sa forme et ses matériaux… Il s’agit d’un urbanisme très régulier et très répétitif, encore plus que celui des lotissements urbains qui peu ou prou, s’insèrent dans l’existant.
Les grands travaux sont un moyen de faire progresser l’espace public. [Sandrine Lavaud]
6LCL Pour les urbanistes, il y a une sorte de continuité entre la ville médiévale et la ville contemporaine, les éléments du paysage médiéval étant encore bien visibles dans certains quartiers des villes d’aujourd’hui, alors qu’ils estiment qu’elle n’existe pas entre ville antique et ville médiévale. Pour eux, la ville médiévale a une évolution lente limitée à l’absorption de zones limitrophes par la création de nouvelles enceintes alors que la ville à partir du xviiie siècle serait en bouleversement perpétuel, phénomène amplifié au niveau mondial actuellement.
- 2 La fonction d’intendant de police, de justice et des finances est créée en 1635 par un édit de Loui (...)
- 3 Opérations préalables à la mise en place du tramway.
7SL Cette vision de l’évolution urbaine est totalement dépassée selon moi. Les temples romains ont longtemps perduré dans le paysage médiéval et ont fini par disparaître concrètement ou dans la perception qu’on a d’eux. Il n’y a pas vraiment de ruptures, mais une trajectoire sur la longue durée avec des aléas dus à l’évolution de notre rapport à la ville, au patrimoine.... Les vues de villes à partir du xvie montrent les monuments antiques encore en place, bien que plus ou moins ruinés. Et aujourd’hui, ils retrouvent une place dans nos villes que les siècles précédents ne leur avaient pas laissée. Ceci dit, il est vrai que le christianisme a fait beaucoup dans la pérennité de la ville médiévale. Mais l’archéologie a montré que d’une façon générale, les villes françaises grandes et moyennes sont d’origine romaine voire protohistorique ! Quant à l’anémie de la ville médiévale, c’est également une idée à réviser. Si on commence à comprendre le phénomène urbain très particulier de la période carolingienne, par exemple, le grand moment d’essor urbain qu’est le xiiie siècle - dû à un essor démographique et économique - est bien connu. La ville déborde alors au-delà des remparts et aux xive-xve siècle, cette extension se matérialise par la construction de nouvelles enceintes qui sanctionnent l’étalement de la plaque urbaine mais prévoient large : même en période de peste, de guerre, on parie sur la pérennité de l’essor urbain. À Bordeaux, par exemple, la grande enceinte entoure quarante-huit hectares comportant des zones totalement vierges et la ville va rester dans ce corset jusqu’au xviiie siècle où l’extension démographique l’amène au-delà. Mais ne nous leurrons pas sur la ville du xviiie. Toujours à Bordeaux - mais c’est équivalent ailleurs - la grande transformation dans la ville des intendants2 est la mise en décor et l’usage systématique de la pierre, en relation avec ce que l’on imagine alors être le retour à l’antique. Mais le parcellaire est maintenu, ainsi que la structure d’organisation ; par exemple, la structure des hôtels particuliers en place depuis fin xve-début xvie. Et pour finir, les travaux incessants et les modifications de quartiers ont aussi été le lot de nos aïeux médiévaux ! C’est flagrant à Bordeaux : le nouveau port marchand se déplace au xe siècle pour des raisons d’hydrographie et le roi-duc, dans la foulée va y transférer la cité ducale et créer ainsi un nouveau centre urbain. L’ancien centre, la cité antique devenue siège archiépiscopal, perdure mais sa fonction est essentiellement ecclésiale. Les études archéologiques entre 2002 et 20053 ont mis au jour toute la zone portuaire et montré comment le renforcement des berges de la Garonne (au plus haut de son débit, puisqu’elle lèche les remparts) ont généré un chantier permanent, un effort continu du Moyen Âge au xviiie siècle, moment de la construction des quais. Les travaux de restructuration de la ville telle qu’elle est constituée alternent avec un souci de régénérer ou d’investir les périphéries.
8LCL L’un des processus les plus continus dans l’histoire semble être le lotissement : délimiter une parcelle, la découper, la lotir et laisser des constructeurs s’installer avec un certain nombre de règles, finalement, cela n’a pas beaucoup changé depuis le Moyen Âge. Mais on observe que le mot « lotissement », apparu vers 1900, ne commence à désigner qu’à la fin du xixe siècle ce qu’on pratiquait depuis si longtemps mais dénommait de quantité de façons différentes qui ne devaient rien aux variations linguistiques. Par exemple, à Paris, au xixe siècle, des tas de mots sont utilisés et ce à un moment où pourtant l’intention et la démarche semblent le plus unifiées. Et cela parce que la question des lotissements défectueux, des constructions informelles, soulève un vif débat politique qui aboutit à divers éléments techniques de contrôle des lotissements. Donc c’est un mot-problème à un moment donné. Mais ce n’est pas parce qu’il y a identification de ce problème que le sujet entre dans les propositions de l’aménagement urbain. C’est tout l’intérêt de ce travail sur les mots qui en fait porte sur la genèse de l’urbanisme dans l’histoire, par le biais de la quotidienneté des pratiques langagières et non par le système des doctrines plaquées sur la réalité. Ce qui me frappe c’est que le mot « bastide » (bâtie) incorpore ces notions de processus de construction. Quels sont les mots employés par les sources médiévales pour désigner un lotissement, un chantier ?
Un habitant d'une bastide médiévale « n'habite » pas de la même façon que celui d'un bourg ancien qui a une histoire. [Laurent Coudroy de Lille]
9SL Il n’y a pas de mot spécifique non plus pour le lotissement mais divers termes ; c’est l’historien et l’archéologue qui en reconnaissent l’unicité. Quant au chantier, qu’il s’agisse de celui de la cathédrale, de l’enceinte ou autre, le terme utilisé par les commanditaires est l’opus ou l’opus novum – la nouvelle œuvre.
10LCL On voit comment la notion de maître d’œuvre vient de là. Il m’est très difficile d’envisager qu’il y ait un processus de projet et d’engagement d’une volonté sans qu’il y ait désignation. On peut reconstituer beaucoup de choses de la logique de réalisation de maîtrise d’ouvrage. Mais lorsqu’on n’a pas ces actes politiques, un peu symboliques qui unifient la proposition qui est faite, c’est difficile de les restituer. Et c’est important parce que lorsque vont finalement se formaliser les savoirs de l’architecture, à la fin du Moyen Âge, toute une autre culture, celle de la Renaissance, se met en place, mais en fait on récupère cette pratique de l’œuvre en cours dont on sait quand elle commence mais pas quand elle finira. La notion d’opus, si on retient ce terme pour les grands travaux médiévaux, contient-elle cette dynamique ?
11SL Je le pense, même si les maîtres d’œuvre ont aussi conscience de la mutation. Dans les cathédrales gothiques, l’idée d’instaurer une nouvelle forme, un nouveau décor, est flagrante. Pour autant, les architectes savaient pertinemment que ces églises connaîtront des réaménagements multiples car ces gros chantiers durent souvent sur plusieurs générations.
- 4 Archiviste (1866-1950), directeur d’étude à l’EPHE, spécialiste de l’histoire de Paris et de l’hist (...)
12LCL L’urbaniste et l’architecte se sont empêtrés dans une étude des écarts entre histoire et mémoire et les greffes à effectuer sur elles : patrimoine, durabilité etc. Ils l’ont fait le plus souvent au détriment de l’histoire parce qu’il y a plus à flatter une demande mémorielle, avec tout son poids politique et idéologique. Mais peut-être pourraient-ils agir sur la mémoire et lui donner cette profondeur. Il est important de se référer à Marcel Poëte4 qui ramène cette question au centre : la ville est un processus permanent de transformation extrêmement subtil. C’est ce que les aménageurs et tous ceux qui ont des responsabilités dans la production des villes devraient admettre et comprendre.
Notes
1 Homme politique (1904-1944), député du Loiret, ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts du gouvernement de Léon Blum. On lui doit la scolarité obligatoire jusqu’à 14 ans, l’aide à la création du CNRS, la démocratisation des musées, la politique de la lecture, la défense d’un droit d’auteur, le projet de statut du cinéma et celui d’un festival de Cannes.
2 La fonction d’intendant de police, de justice et des finances est créée en 1635 par un édit de Louis XIII pour contrôler l’administration locale. Les intendants ont aussi un rôle économique local majeur. Bordeaux fut transformé par les intendants Claude Boucher (1720-1743), Louis-Urbain Aubert, marquis de Tourny (1743-1757) et Nicolas-Dupré de Saint-Maur (1776-1785).
3 Opérations préalables à la mise en place du tramway.
4 Archiviste (1866-1950), directeur d’étude à l’EPHE, spécialiste de l’histoire de Paris et de l’histoire de l’urbanisme dont il initie l’enseignement en France. Il est le fondateur, avec Henri Sellier, de l’Institut d’urbanisme de Paris.
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Pour citer cet article
Référence papier
Sandrine Lavaud, Laurent Coudroy de Lille et Catherine Chauveau, « Ville en travaux : tout à fait la même et tout à fait une autre [Débat] », Archéopages, 33 | 2012, 80-85.
Référence électronique
Sandrine Lavaud, Laurent Coudroy de Lille et Catherine Chauveau, « Ville en travaux : tout à fait la même et tout à fait une autre [Débat] », Archéopages [En ligne], 33 | 2011 [2012], mis en ligne le 05 avril 2024, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/17577 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/archeopages.17577
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