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Dossier

Le chantier de l’aqueduc de Traslay à Bourges. Dernières recherches et apport d’une étude pétroarchéologique des mortiers

The site of the aqueduct of Traslay in Bourges. The contribution of an archaeological and petrographic analysis of the mortars
La obra del acueducto de Traslay en Bourges. El aporte de un estudio petroarqueológico de los morteros
Frédéric Rivière et Marianne Surgent
p. 32-39

Résumés

Des fouilles récentes ont été réalisées sur l’un des aqueducs (celui de Traslay) qui alimentaient la ville antique d’Avaricum/Bourges. Elles ont permis de caractériser certaines techniques de construction employées pour la réalisation d’équipements hydrauliques dans la cité des Bituriges Cubi. Les données archéologiques et métriques obtenues renseignent sur l’ampleur et la puissance de l’ouvrage. En parallèle, une étude technique et pétro-archéologique des liants architecturaux a permis de restituer les gestes, les choix techniques et économiques liés au chantier de construction. L’ensemble de ces données permet de dresser un premier aperçu de l’organisation du chantier d’un aqueduc. La construction de cet ouvrage spécifique, car linéaire, entraînait de nombreuses contraintes, qui n’apparaissaient pas sur des chantiers de bâtiments par exemple, et que l’étude des mortiers met considérablement en avant.

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Texte intégral

1Avaricum, nom antique de Bourges (Cher), chef-lieu de cité des Bituriges Cubi, était alimentée en eau par un réseau d’aqueducs. Ceux de Traslay, Menetou-Salon, Valentigny et Nérigny ont été étudiés à partir du xixe siècle par les historiens et érudits locaux. Diverses découvertes ponctuelles et sondages « clandestins » ont mis au jour l’aqueduc de Traslay en plusieurs points de son tracé. Les études dont il a fait l’objet n’ont pas permis de déterminer des éléments datables en relation avec lui, en sorte que sa datation s’appuie sur le contexte monumental urbain : il semble avoir été construit autour de la seconde moitié du ier siècle de notre ère, voire au début du iie. Il pourrait avoir été abandonné vers la fin du iie, voire au début du iiie siècle. Les dernières fouilles ont bénéficié de l’apport de la pétroarchéologie pour mieux appréhender l’organisation du chantier de construction.

Caractéristiques de l’aqueduc

2Les derniers travaux de synthèse datent de 1979, tandis que la dernière découverte (fouille menée par Thibaud Guiot, Inrap) et son étude archéologique remontent à 1997, lors de la construction de la Rocade Est de Bourges (Guiot, Porcell, 1997). L’intérêt pour cet aqueduc s’est renouvelé depuis 2005 par la réalisation de mémoires universitaires, d’un projet de protection, d’une étude et de fouilles financées par la DRAC du Centre (Surgent 2005, 2006, 2007, 2008a et b, 2009a et b, 2010).

3L’aqueduc de Traslay prend sa source à l’emplacement actuel d’une station de pompage située à Traslay (commune d’Ourouer-les-Bourdelins). Après un développement estimé à 44,5 km maximum, il devait aboutir à un castellum divisiorum non reconnu à Bourges, et était sans doute destiné à alimenter principalement la fontaine monumentale, rue Fernault et/ou les différents établissements thermaux. Son tracé demeure souterrain à 92 % (tranchée et tunnel) et ses sections aériennes, sur murs porteurs uniquement, se développent sur à peine un kilomètre de long au total. Parmi les sections souterraines, l’aqueduc chemine dans des tunnels sur neuf kilomètres de long, réalisés avec pas moins de 276 puits de construction identifiés. Son tracé est tantôt caractérisé par de courtes sections liées entre elles par de brusques changements de direction, tantôt par de longues sections régulières, rectilignes ou légèrement courbes. Un réseau d’aqueducs secondaires assure également un complément d’alimentation aux trois-quarts de son parcours. Son tracé suit de très près le réseau hydrographique (les cours d’eau l’Airain et l’Auron) et le réseau viaire antique : il se confond très souvent avec celui de la voie romaine Bourges-Sancoins, ou n’en est éloigné que de quelques dizaines de mètres.

4Sa pente est de 0,60 m par km pour un débit estimé de 3370 m³/j ou 39 l/s. Il s’agit d’un aqueduc de petite section (inférieure à 0,50 m²), comprise entre 0,14 et 0,39 m². Il est construit avec des matériaux d’origine locale : du sable de carrière et des calcaires composant le substrat sur lequel il est établi. Ses dimensions et son mode de construction sont standardisés et semblent parfaitement respecter les normes de construction préconisées par les ingénieurs antiques : le canal en béton est coulé autour d’un coffrage en bois en forme de U, et, s’il n’est pas protégé par un hérisson au fond de la tranchée, il l’est, sur les côtés, par deux piédroits maçonnés dont les parements internes présentent des joints tirés au fer. La voûte, de type berceau en plein cintre, a été établie sur un coffrage de bois, dont les traces sont encore visibles dans la couche de mortier recouvrant l’intrados. Cette dernière assure l’étanchéité de la canalisation, tout comme l’enduit recouvrant les parois et le fond du canal, les bourrelets d’étanchéité présents au fond de ce dernier et la couche de mortier recouvrant l’extrados de la voûte [ill. 1]. La très faible épaisseur de concrétions calcaires, de deux centimètres maximum, et l’absence (pour le moment constatée) de regards de visite complètent, pour finir, les caractéristiques de cet aqueduc.

1. Coupe standard et schématique de l’aqueduc de Traslay.

1. Coupe standard et schématique de l’aqueduc de Traslay.

D’après les données issues des fouilles récentes (Surgent, 2008b, 2009b ; Guiot, Porcell, 1997, fig. 9). a. Intrados de la voûte ; b. Parement interne des piédroits ; c. Vue en coupe d’une paroi de la cuvette ; d. Vue en plan de la cuvette au niveau d’un changement de direction.

Dessin et DAO : M. Surgent. Photos 1a, b, d : M. Surgent. Photo 1c : Direction Générale de l’Armement, Bourges.

Problématiques posées lors des dernières campagnes de fouilles

5Il nous a paru nécessaire d’associer, aux campagnes de fouilles, des prélèvements, sur toutes les sections fouillées, des liants à base de chaux en vue de leur étude technique et pétroarchéologique. Ces précautions nous ont permis de dépasser la seule étude architecturale pour aborder les techniques de construction (matériaux et procédés) et le déroulement du chantier.

6Les campagnes de fouille visaient, dans un premier temps, à vérifier, valider et/ou compléter les relevés de coupes anciens ainsi que leur description. En effet, bien que nous disposions, sur le profil de l’ouvrage, d’un ensemble important de documents figurés (37 relevés, dessins et croquis), certains détails architecturaux (agencement des éléments de construction) et composantes des matériaux de construction manquaient. Nous souhaitions également rendre une image réelle de la construction, moins idéalisée que celle fournie par la bibliographie. Quatre sondages ont été réalisés, au tiers et à mi-parcours du tracé (Surgent, 2008b).

7Dans un second temps, nous avons porté un grand intérêt à une portion particulière et jamais observée de la canalisation, située aux trois-quarts du tracé, au niveau d’un virage à 90°. L’objectif de l’année 2009 était de fouiller la tranchée ainsi que l’aqueduc en ce point précis (sous la forme de trois sondages), afin d’observer le comportement « architectural » de la canalisation sur une portion de 17 m de long. La seconde visée de ces sondages était également d’effectuer un nivellement précis du fond du canal et d’apporter de nouvelles données sur la pente de l’aqueduc, estimée à 0,60 m au kilomètre (Surgent, 2009b).

8Lors des deux campagnes, des prélèvements de mortier ont été étudiés dans le but de déceler l’existence ou non d’une homogénéité dans la construction et de déterminer les lieux d’approvisionnement en matières premières. Les éléments constitutifs de l’aqueduc ont systématiquement fait l’objet de prélèvements lorsqu’ils étaient conservés : mortier constituant le fond et les parois du canal, bourrelets d’étanchéité et mortier liant les pierres des piédroits et celles de la voûte.

Résultats des opérations de 2008 et 2009

9Cinq sondages ont été pratiqués sur l’aqueduc, en juin-août 2008 et en août 2009, à l’emplacement d’effondrements anciens de la voûte et en milieu ouvert et dégagé, où l’aqueduc apparaît sous une faible épaisseur de terre (5 à 20 cm), sauf pour le dernier sondage (3 m). Aucun site archéologique antique n’est connu à proximité immédiate de l’ensemble de ces sondages. Pour les quatre premiers, l’intérieur de l’aqueduc a été systématiquement observé : ses composantes architecturales (canal, piédroits, voûte) présentaient un état de conservation excellent, du fond du canal jusqu’à l’extrados.

10L’absence de coupes réalisées du fond de la tranchée jusqu’au niveau actuel du sol n’a pas permis de recueillir toutes les données utiles sur le profil de la tranchée et l’aspect de la canalisation à son contact. Cette lacune a été comblée par les sondages réalisés en 2009, dans lesquels seul le fond de l’aqueduc (une partie des piédroits et le canal) était conservé, au fond de la tranchée. Ces campagnes de fouille ont permis de montrer que le profil de l’aqueduc de Traslay, similaire à ceux des aqueducs bien connus en Gaule, comprend trois espaces internes : d’abord, la partie « utile », le canal, celle dans laquelle circule l’eau et qui s’étend même entre les deux piédroits, jusqu’au niveau de l’enduit de tuileau. Ensuite, la partie apparemment « inutile » (à fonction d’aération ?), que nous appellerons « galerie », et qui comprend l’espace situé entre les deux piédroits et sous la voûte ; cet espace « vide » permet le rehaussement de la hauteur interne de l’aqueduc afin qu’un homme puisse y circuler. Enfin, une troisième partie également « inutile » : la voûte en plein cintre, au rayon important, qui a pour seule fonction de fermer le conduit. Parmi les aqueducs du Cher, seul celui de Traslay se compose de ces trois parties distinctes ; les autres comprennent généralement un canal et une couverture simple, en pierres calcaires, disposées seules, à plat ou en encorbellement.

11Les dimensions et les modes de construction de l’aqueduc sont assez standardisés, bien que présentant quelques variantes, sur l’ensemble des sondages. La technique de l’angle « cassé » est employée pour la construction de la canalisation au niveau d’un angle à 90°, dans une tranchée remblayée ; ce procédé permet une circulation de l’eau plus fluide et évite une accumulation trop importante des dépôts calcaires, ici très faibles, voire absents. Nous n’avons pas connaissance d’exemples semblables en Gaule romaine. La tranchée présente une forme de Y dont le comblement protège la canalisation. Nous notons aussi le soin apporté au canal : les parois et le fond sont systématiquement revêtus d’une couche d’enduit de tuileau, très étanche et solide, renforcée par des bourrelets d’étanchéité aux points les plus fragiles. Nous avons également mis en évidence des indices de réparations qui illustrent le soin et l’entretien apportés à la canalisation. L’aqueduc semble avoir connu différentes phases de fonctionnement, comme l’atteste une couche de concrétions calcaires recouverte par un enduit d’étanchéité.

Intervention de la pétroarchéologie

12Les études de mortiers sur les aqueducs ont été initiées dans les années 1970 par Michel Frizot (Frizot, 1975) et Roman Malinowski (Malinowski, 1979). Par la suite, des prélèvements ponctuels ont été faits, mais leur nombre limité sur une même structure n’a pas permis de réfléchir au déroulement du chantier de construction. Les informations visées étaient d’ordre technique (Thernot, 2007). La question des approvisionnements avait fait l’objet d’une étude lors de la publication de l’aqueduc de Nîmes (Fabre et al., 1993). L’approche pluridisciplinaire sur la construction des aqueducs avait ensuite donné lieu à une synthèse dans Gallia (Fabre et. al., 2005).

13L’organisation d’un chantier public ne devait pas mobiliser exclusivement un personnel local. L’entrepreneur, vraisemblablement de la région car il devait avoir connaissance des ressources locales, des compétences et des savoir-faire, était chargé du recrutement de la main-d’œuvre et des spécialistes (Fabre et al., 1993, p. 61-63) [ill. 2]. Le recours à la pétroarchéologie des mortiers visait à comprendre l’organisation du chantier et la progression des travaux.

2. Le projet de construction est engagé par le commanditaire qui finançait un entrepreneur. Ce dernier travaillait avec un architectus chargé de la proportio qui devait aussi superviser les travaux.

2. Le projet de construction est engagé par le commanditaire qui finançait un entrepreneur. Ce dernier travaillait avec un architectus chargé de la proportio qui devait aussi superviser les travaux.

Même s’il est impossible de déterminer le nombre d’intervenants et la durée du chantier, une telle mobilisation de moyens et de force allait nécessairement de pair avec une organisation stricte et anticipée.

DAO : F. Lauga.

Pétroarchéologie et connaissance des matériaux

14Les matériaux de l’aqueduc présentent des recettes spécifiques. Dans un même sondage, la voûte et les piédroits sont systématiquement réalisés selon la même recette. Nous verrons, cependant, que le matériau peut varier selon la distance qui le sépare des sources d’approvisionnement. Les maçonneries peuvent être liées soit au mortier à la chaux et au sable, soit au béton fait de chaux, de sable et de cailloutis calcaires. Le béton du canal est constitué de chaux, sable et cailloutis, mais son mélange diffère de celui des maçonneries : il reçoit une proportion moindre de sable, compensée par une plus grande part de chaux. L’enduit du canal est réalisé avec un mortier dit « hydraulique », composé de chaux, sable et terre cuite architecturale. Enfin, les bourrelets sont élaborés avec un mortier composé soit de chaux, sable et TCA (terre cuite architecturale), soit d’un mélange uniquement à base de chaux et de TCA. Ils sont systématiquement de mauvaise facture.

15L’ensemble des matériaux mis en œuvre s’avère d’origine locale [ill. 3], étant prélevés dans un rayon maximum de 25 km. Le sable utilisé est quartzo-feldspathique. La forme « roulée » des grains observés en microscopie nous indique une origine alluvionnaire ; nous excluons le fait qu’il puisse provenir directement d’un cours d’eau, car nous n’avons pas remarqué de mollusque d’eau douce dans les prélèvements. Il doit donc s’agir d’alluvions anciennes dont l’extraction a pu être réalisée en carrière ; la teneur en argile de certains échantillons et la présence de nodules de plage argileuse ou de fragments d’argile pédologique peuvent confirmer cette hypothèse. Il semblerait, pour les différentes sections étudiées, que les ouvriers n’aient pas changé de source d’approvisionnement de sable. Les différences dans la teneur en argile parfois observée peuvent provenir d’une différence de traitement : le sable a pu être lavé avant d’être utilisé dans le mélange. Toutefois, traiter la quantité de sable nécessaire à la construction aurait été un travail très fastidieux ; on peut donc penser que ces différentes teneurs sont davantage dues à l’évolution pédologique de la formation exploitée. La formation dite « alluvions anciennes de l’Auron » semble concorder avec ce que nous observons du sable ; la carte géologique nous donne la description de « sables jaunâtres assez fins, quartzo-feldspathiques, […], avec des passées de gros éléments (plusieurs centimètres) de chailles à patine noire » (Lablanche et al., 1993, p. 28). Des pisolithes, que l’on rencontre dans certains prélèvements, ont également été vues dans cette formation. Ce faciès est facilement accessible dans une large zone sur la commune du Pondy. L’absence des « passées de gros éléments » dans les mortiers prouve qu’un criblage du sable a été effectué.

3. Origine locale des matériaux utilisés.

3. Origine locale des matériaux utilisés.

L’aqueduc apparaît en rouge et Avaricum dans l’angle nord-ouest. Le captage n’est pas représenté ici. La formation sableuse se trouve au sud, zone hachurée en vert. On se rend compte de la difficulté qu’entraîne la construction de ce type de structure pour la gestion des matériaux qui sont situés, quant à eux, en des « points fixes ». Le calcaire oxfordien est figuré en bleu. Le tracé de l’aqueduc rend propice l’utilisation de cette formation calcaire.

Fonds de carte : Debrand-Passart, 1977 et Lablanche 1993 ; DAO : F. Rivière.

16Concernant les éléments de terre cuite, dans les mortiers ou bétons de tuileau, on observe toujours des fragments de TCA issus de lots différents. « La récurrence de ces mélanges de terres cuites implique que l’origine du tuileau provient au moins en partie de pratiques de récupération d’éléments architecturaux. [Il ne s’agit pas d’un] circuit indépendant de fabrication, car un seul type d’élément se retrouverait pour […] une même phase de construction » (Coutelas, 2009, p. 73).

17Le cailloutis calcaire employé dans les bétons provient, quant à lui, de déchets de taille (identifiables par leurs arêtes vives). Ils sont probablement issus des lieux d’extraction et de production des moellons. On note une calibration pour ce cailloutis, dont la granulométrie se situe systématiquement entre deux et trois centimètres.

18Certains matériaux employés sont donc récupérés de manière « opportuniste », puisqu’il s’agit de déchets ou de rebuts. Les motivations dans le choix des granulats sont bien sûr fortement liées à la disponibilité géologique des produits, mais aussi à leur accessibilité et à leur production quand ils ne se trouvent pas à l’état naturel. La pierre à chaux ne peut être déterminée à ce stade de la recherche. Les formations capables de fournir ce matériau sont nombreuses et nous supposons que moellons, cailloutis et pierre à chaux sont issus de la même formation, c’est du moins ce qui ressort des premières observations. Il ne nous semble pourtant pas que ce calcaire était riche en argile (ce qui aurait pu entraîner une réaction « d’hydraulicité » dans la matrice, observable en lame mince) : nous pouvons émettre l’hypothèse de l’utilisation d’un calcaire peu argileux. À la lecture de la carte géologique, nous donnons la faveur à deux formations : d’une part, l’Oxfordien supérieur, peu argileux, souvent lité, mais qui apparaît aussi sous la forme de « blocs calcaires massifs » (Lablanche, 1993, p. 16) ; d’autre part, le Bathonien inférieur et moyen, qui a été considérablement exploité depuis le Moyen Âge, notamment pour la construction de la cathédrale St-Étienne de Bourges. L’observation de cette roche en lame mince montre cependant « un packstone à pellets, avec fin débris d’échinodermes et de lamellibranches […] » (Lablanche, 1993, p. 17), éléments absents de nos lames minces quand nous avons la possibilité d’y observer les fragments calcaires des différents bétons. Cependant, l’origine du calcaire utilisé ne sera assurée que lorsque l’étude des moellons aura été effectuée.

Pétroarchéologie et organisation du chantier : zones, sections et équipes de travail

19Un aqueduc est un ouvrage particulier, linéaire sur plusieurs dizaines de kilomètres, qui nécessite, pour son chantier, une organisation particulière. Il y avait plusieurs équipes de travail, réparties le long du tracé car on ne peut concevoir qu’un seul groupe d’ouvriers ait pu réaliser seul un ouvrage de cette importance. Le schéma idéal d’organisation serait celui d’un tracé découpé en zones de travail, elles-mêmes divisées en sections, chaque section étant dévolue à une équipe de travail. Le découpage en zones ne peut pas être prouvé à l’heure actuelle. Cependant, certains textes anciens y font référence de façon plus ou moins directe. Tout d’abord, Diodore de Sicile nous apprend que le chantier des remparts de Syracuse a été découpé en plusieurs zones, sous la charge d’un entrepreneur ou d’un architecte (Diodore de Sicile, XIV, 7) ; ces zones ont été redécoupées en sections sous la direction d’un probable maître-maçon. En suivant ce même schéma, une inscription indique que le travail de pavement de la Via Caecilia a été divisé en plusieurs portions attribuées à des manceps (Coutelas, à paraître).

20Un tel découpage pour l’aqueduc, qui demeure un ouvrage linéaire au même titre que les deux exemples cités précédemment, reste plausible, dans la mesure où il aurait été trop complexe de gérer l’ensemble des équipes, et l’homogénéité du résultat final en aurait été gravement compromise. Une fois l’ensemble des sections d’une zone terminée, les différentes équipes se déplaçaient dans la zone suivante et étaient en charge de la réalisation d’une nouvelle section. Cette organisation serait en accord avec ce que nous connaissons des textes, mais aussi avec ce qui transparaît par le biais de notre étude pétroarchéologique. Le sous-découpage en sections apparaît dans l’étude des mortiers, mais des éléments mettent en doute son parfait « cloisonnement ».

21De façon générale, la définition d’une section de travail se fait par l’homogénéité des matériaux employés, mais aussi par leur mise en œuvre. Dans le cas étudié, seul ce dernier point compte, puisque la nature des matériaux est identique sur les treize kilomètres étudiés. Les 890 mètres d’aqueduc, situés entre « Champ du Pont » et « Les Cloches », et réalisés avec le même mortier et le même enduit, peuvent être identifiés comme une section de travail [ill. 4]. Le béton du canal est homogène sur douze kilomètres, sans corrélation avec l’hétérogénéité des maçonneries. Son homogénéité sur plusieurs kilomètres peut nous faire penser à une mise en place réfléchie à plus grande échelle que la simple section de travail, afin de respecter et d’assurer la pente d’écoulement de l’eau, donnée primordiale dans le fonctionnement de l’ouvrage.

4. Types de mortiers par section et distances les séparant du captage.

4. Types de mortiers par section et distances les séparant du captage.

Une couleur correspond à un type défini. Si les trois premiers voient l’emploi d’un mortier dans les piédroits et la voûte, les trois derniers sont réalisés avec un béton (moins de sable et ajout de cailloutis calcaires). Ce changement de matériau est lié à l’allongement des distances entre sources d’approvisionnement et chantier.

Dessin et DAO : F. Rivière.

22L’étude des matériaux a montré l’existence d’au moins une section de travail. Toutefois, il convient de rester prudent quant à la présence de sections cloisonnées et indépendantes les unes des autres. L’homogénéité n’est pas toujours de mise dans une section et il faut sans doute voir, dans le traitement particulier du béton du canal (qui se fait sur de plus larges zones), un choix technique pour respecter le degré de la pente d’écoulement de l’eau.

Zones d’approvisionnement et de stockage des matériaux

23La question de la gestion des stocks reste ouverte, mais la forme et l’ampleur du chantier engendrent certaines obligations comme des commandes « au fur et à mesure » et des points de stockage mobiles. L’homogénéité des matériaux prouve qu’une organisation générale existait. Elle était strictement respectée pour l’ensemble des étapes du chantier. De même, le changement de pratique, pour la réalisation des maçonneries des piédroits et de la voûte, témoigne probablement d’une volonté économique, visant à réduire les coûts et à faciliter peut-être la gestion des matériaux. Par ailleurs, les réfections et réparations mises en évidence tendent à prouver que des interventions ont eu lieu dans la canalisation alors que l’aqueduc était déjà en service. Ces interventions devaient se faire par le biais de regards dont nous n’avons actuellement aucune trace. Ce point indique que le « chantier » ne cessait pas avec la mise en service de l’ouvrage, mais que son entretien nécessitait très certainement une organisation éprouvée.

24Un point important est le changement de pratique pour la réalisation des piédroits et de la voûte entre la section « Champ du Pont » - « Les Cloches » et les sondages en aval. Le mortier a été abandonné au profit d’un béton [ill. 4]. Cela peut refléter un choix économique, car l’utilisation de déchets de taille présente de nombreux avantages matériels : elle permettait en premier lieu un gain de travail évident ; elle rendait aussi possible l’évacuation d’une partie des déchets présents sur les lieux de taille et leur transport pouvait se faire avec celui des blocs taillés ; cela évitait de créer un réseau supplémentaire pour l’acheminement de ce matériau. Mais elle peut aussi présenter un avantage financier : il doit être moins coûteux de « ramasser » et trier ces cailloux que d’extraire du sable ; précisons que le sable est toujours utilisé, mais en quantité moindre. Par ailleurs, si la formation sableuse exploitée ne se trouve qu’à treize kilomètres, à vol d’oiseau, de la section « Champ du Pont » - « Les Cloches », la distance devient vraiment conséquente avec la Vallée Mulet et de Soye. Le coût du transport sur ces distances devait considérablement augmenter. Changer de recette, en diminuant un réseau d’approvisionnement devenu coûteux (le sable) au profit d’un autre déjà existant (moellons), pour utiliser un matériau moins cher et plus simple à obtenir (cailloutis), devient un choix évident.

25L’avancement du chantier avait pour effet d’allonger (ou de raccourcir) la distance entre les ouvriers et la source d’approvisionnement. Le stockage des matériaux devait être pensé en conséquence. Pour un chantier « classique » tel un bâtiment, un point principal de stockage était fixé et le travail s’organisait en fonction de sa position. Pour l’aqueduc, on peut exclure l’idée d’une commande unique pour l’ensemble des besoins de la construction : les quantités auraient été trop importantes à produire et leur regroupement aurait consommé un espace et donné un travail considérable. Il ne devait pas y avoir de point de stockage principal sur l’aqueduc, car, au minimum et s’il était placé au milieu du tracé, il se trouverait à plus de 20 kilomètres des extrémités du canal. On doit donc imaginer des lieux de stockage répartis le long de l’aqueduc en fonction des zones de celui-ci en travaux : les matériaux bruts devaient suivre les équipes de travail. Il est cependant impossible de comprendre comment cela s’organisait précisément : y avait-il des points de stockages principaux, à l’échelle de la zone, qui étaient répartis ensuite sur la section de travail ? Cela supposerait la commande d’une importante quantité de matériaux et un fonctionnement ponctuel des réseaux de transport entre les fournisseurs et le chantier. La répartition pouvait aussi se faire directement à l’échelle de la section de travail depuis les sources d’approvisionnement. Dans ce cas-là, les quantités commandées auraient été moindres, mais les réseaux auraient dû fonctionner en permanence. Dans tous les cas, cet approvisionnement devait être parfaitement géré et contrôlé.

26Du point de vue de l’étude architecturale, le bilan des recherches s’avère positif, mais il est néanmoins nécessaire de poursuivre les fouilles pour comprendre la relation stratigraphique entre l’aqueduc et la voie romaine, l’aspect interne des puits de construction, l’aspect de la canalisation dans les portions de tunnel, et la jonction entre la canalisation principale et ses diverticules. Tous ces points une fois éclaircis permettront de mieux comprendre la mise en place et le fonctionnement de cet ouvrage singulier. L’étude pétroarchéologique, quant à elle, s’avère novatrice sur les possibilités d’approches techniques d’un aqueduc, notamment par le biais de l’étude des liants architecturaux. Multiplier les prélèvements à proximité des sondages déjà étudiés permettrait de confirmer ou d’exclure de nombreuses hypothèses sur l’organisation et le déroulement du chantier, et surtout sur l’idée de travail par équipes en sections : dans la mesure du possible, cela pourrait être le principal objectif des campagnes à venir. L’étude du bâti de l’aqueduc sort ainsi de son cadre purement « architectural » pour mettre en lumière l’organisation et le déroulement du chantier. La généralisation de ce type d’étude sur les autres aqueducs du Berry donnera la possibilité de les comparer et de voir si nous sommes en présence d’un schéma de travail général ou s’il est propre à l’aqueduc de Traslay.

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Bibliographie

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Surgent M., 2009, Rapport Final d’Opération : l’aqueduc de Traslay, période gallo-romaine, département du Cher (18), région Centre, section souterraine de Soye-en-Septaine, Rapport d’étude, SRA Centre, 143 p.

Surgent M., 2010, Rapport final d’études sur les aqueducs du Berry : l’alimentation en eau par les aqueducs des agglomérations du Cher, de l’Indre et de l’Allier, Rapport d’étude, SRA Centre, 246 p.

Thernot R., Coutelas A. (collab.), Duval L. (collab.), Maurin M. (collab.), Sivan O. (collab.), 2006-2007, L’aqueduc antique de la Font Vieille à Antibes : les travaux du XVIIIe siècle et les fouilles récentes du quartier du Val Claret, ARCHEAM, Nice, Cercle d’Histoire et d’Archéologie des Alpes-Maritimes, p. 137-149.

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Table des illustrations

Titre 1. Coupe standard et schématique de l’aqueduc de Traslay.
Légende D’après les données issues des fouilles récentes (Surgent, 2008b, 2009b ; Guiot, Porcell, 1997, fig. 9). a. Intrados de la voûte ; b. Parement interne des piédroits ; c. Vue en coupe d’une paroi de la cuvette ; d. Vue en plan de la cuvette au niveau d’un changement de direction.
Crédits Dessin et DAO : M. Surgent. Photos 1a, b, d : M. Surgent. Photo 1c : Direction Générale de l’Armement, Bourges.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/17184/img-1.png
Fichier image/png, 1,3M
Titre 2. Le projet de construction est engagé par le commanditaire qui finançait un entrepreneur. Ce dernier travaillait avec un architectus chargé de la proportio qui devait aussi superviser les travaux.
Légende Même s’il est impossible de déterminer le nombre d’intervenants et la durée du chantier, une telle mobilisation de moyens et de force allait nécessairement de pair avec une organisation stricte et anticipée.
Crédits DAO : F. Lauga.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/17184/img-2.png
Fichier image/png, 124k
Titre 3. Origine locale des matériaux utilisés.
Légende L’aqueduc apparaît en rouge et Avaricum dans l’angle nord-ouest. Le captage n’est pas représenté ici. La formation sableuse se trouve au sud, zone hachurée en vert. On se rend compte de la difficulté qu’entraîne la construction de ce type de structure pour la gestion des matériaux qui sont situés, quant à eux, en des « points fixes ». Le calcaire oxfordien est figuré en bleu. Le tracé de l’aqueduc rend propice l’utilisation de cette formation calcaire.
Crédits Fonds de carte : Debrand-Passart, 1977 et Lablanche 1993 ; DAO : F. Rivière.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/17184/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 1,7M
Titre 4. Types de mortiers par section et distances les séparant du captage.
Légende Une couleur correspond à un type défini. Si les trois premiers voient l’emploi d’un mortier dans les piédroits et la voûte, les trois derniers sont réalisés avec un béton (moins de sable et ajout de cailloutis calcaires). Ce changement de matériau est lié à l’allongement des distances entre sources d’approvisionnement et chantier.
Crédits Dessin et DAO : F. Rivière.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/17184/img-4.png
Fichier image/png, 71k
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Pour citer cet article

Référence papier

Frédéric Rivière et Marianne Surgent, « Le chantier de l’aqueduc de Traslay à Bourges. Dernières recherches et apport d’une étude pétroarchéologique des mortiers »Archéopages, 33 | 2012, 32-39.

Référence électronique

Frédéric Rivière et Marianne Surgent, « Le chantier de l’aqueduc de Traslay à Bourges. Dernières recherches et apport d’une étude pétroarchéologique des mortiers »Archéopages [En ligne], 33 | 2011 [2012], mis en ligne le 04 avril 2024, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/17184 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/archeopages.17184

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Auteurs

Frédéric Rivière

UMR 5594 « Archéologie, Terre, Histoire, Société »

Marianne Surgent

UMR 7041 « Archéologies et Sciences de l’Antiquité », chargée d’études pour le SRA Centre

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