- 1 On trouvera un historique des fouilles du cirque, une bibliographie et des hypothèses architectural (...)
1Le cirque est le plus vaste bâtiment construit à l’époque romaine dans Arles. Ses dimensions considérables, 450 m par 101, l’apparentent aux autres grands cirques provinciaux. Sa structure est classique : un mur de podium et un mur de façade sont réunis à intervalle régulier par des entretoises puissantes formant une série de loges. Ces refends recevaient à leur tour les voûtes rampantes supportant la cavea : on a estimé sa capacité aux alentours de 20 000 spectateurs1. Le cirque n’a pas pu être fouillé dans sa totalité mais cette structure, simple et répétitive, permet d’estimer avec quelque justesse le nombre des loges à deux cents. À l’extrémité ouest du cirque se trouvait le virage, traversé en son centre par une large porte flanquée de deux massifs débordants. À l’autre extrémité, on a repéré les carceres (ou stalles de départ) grâce à quelques vestiges présents dans les caves.
2La piste est séparée en deux couloirs par l’« euripe », longue barrière permettant de délimiter les zones de course. C’est au centre de l’euripe que se trouvait l’obélisque de granit que l’on peut admirer aujourd’hui encore sur la place de la mairie d’Arles.
3En raison de l’extrême solidité des fondations, les élévations du cirque devaient être construites en grand appareil plutôt qu’en charpente de bois comme cela a pu être évoqué parfois. Un bloc très érodé encore en place, de même que des quantités importantes d’éclats de taille de pierre dans le remblai de remplissage, accréditent cette hypothèse.
4Cette très brève description de l’ouvrage permet d’en comprendre l’importance et les moyens considérables qu’il a fallu rassembler pour son édification. Il a semblé intéressant, dans le cadre de ce dossier consacré aux grands travaux, d’en étudier plus spécialement les fondations car elles ont mobilisé les compétences de plusieurs corps de métiers et une organisation rigoureuse, seule capable d’harmoniser des chantiers géographiquement dispersés.
5Le cirque est situé le long du Rhône, sur un terrain fluviatile peu porteur, constitué principalement d’argile bleue gorgée d’eau. Un épais banc de gravier, d’excellente tenue, se rencontre à 35 m de profondeur mais ce support était inatteignable par la technologie de l’époque. Les ingénieurs romains ont donc calculé des fondations exceptionnellement puissantes, travaillant à la friction, afin de compenser cette faiblesse. Dans un premier temps ils ont enfoncé un pilotis serré, puis complété la tranchée par un apport de matériaux. Ils ont ensuite construit, sur ce socle, un massif de petits moellons et procédé à un lissage général de la dernière assise, propre à recevoir les élévations de grand appareil. C’est très précisément ce que recommande l’architecte Vitruve dans les cas de sols faibles (Vitruve, III, IV-2).
- 2 Formigé, 1912, p. 436-437. L’auteur signale, à propos de la fondation des gradins, « le tout est su (...)
6Lors des travaux de creusement du canal d’Arles à Bouc en 1909-1910, nos prédécesseurs avaient déjà noté la présence de pilots de fondation sous les alvéoles, à la naissance du virage. Du chêne ayant été observé2 [ill. 1], il était précieux de voir si une datation pouvait être obtenue par l’examen dendrochronologique et vérifier l’étendue du pilotis. Après divers prélèvements, les observations montrent que le pilotis est présent sous toutes les alvéoles étudiées, aussi éloignées fussent-elles [ill. 2]. Il est donc raisonnable d’en déduire que ce type de fondation a été posé systématiquement, la nature du terrain étant la même sur toute la parcelle.
1. Pieux (chêne et résineux) en cours de fouille.
Photo : M. Lacanaud.
2. Pilotis en place sous une alvéole.
Photo : M. Lacanaud.
- 3 L’étude pour la détermination des essences et leur datation a été réalisée par Frédéric Guibal (Ins (...)
- 4 Rapport d’analyse dactylographié du 8 novembre 1994 conservé au musée.
- 5 Dans son rapport, Frédéric Guibal précise toutefois : « Même si la probabilité d’une origine locale (...)
7On a pu compter trois rangées de 18 à 20 pieux sous chaque entretoise, trois rangées de 12 pieux sous chaque segment de mur de façade et deux rangées de 10 pieux sous chaque portion du mur de podium. Une estimation, pour la totalité de la fondation, rend donc vraisemblable un approvisionnement d’environ 25 000 arbres. Le choix des essences et leur distribution ne relève pas du hasard des coupes forestières, mais bien d’une planification soigneusement orchestrée. Sous le mur de façade et sous le mur de podium, on ne trouve que des résineux (pinus halepensis et pinus pinea, pin pignon, mais aussi un peu de pinus siluestris3). Sous les entretoises, plus fortement sollicitées car recevant tout le poids des gradins, seuls des chênes ont été utilisés (quercus ilex et quercus à feuillage caduc) : leur nombre a pu être estimé à 16 000. La logique du matériau est respectée : les pins, plus faibles, sont placés sous les maçonneries légères tandis que les troncs de chêne, plus résistants, supportent le poids le plus fort. Ce parti-pris permettait de gérer au mieux la ressource : les résineux sont plus rapides à tailler et plus légers à transporter, ce qui économisait les moyens à mobiliser. Alors que l’appauvrissement des formations forestières méditerranéennes était déjà largement engagé au début de l’époque romaine, se procurer environ 10 000 pins était sans doute facile en raison de leur abondance dans le delta du Rhône ou sur les sables des cordons littoraux. Pour le reste, Frédéric Guibal4 a calculé que, si la chênaie choisie pour le débitage des 16 000 troncs a été d’un seul tenant, elle a dû avoisiner les 200 hectares. En l’absence d’un tel ensemble, à l’époque où la forêt est surexploitée, les arbres ont pu aussi être coupés à divers endroits aux environs de la ville et dans des massifs plus éloignés, après sélection de tiges correspondant au diamètre recherché. L’utilisation minoritaire d’essences qui peuvent pousser assez loin (le pin sylvestre ne se rencontre pas avant Apt, à 70 km au nord) s’explique peut-être par la nécessité de compléter ponctuellement l’approvisionnement5.
- 6 Document dactylographié daté de février 1999, conservé dans les archives du musée.
8L’étude de ces pieux a amené une information capitale pour la compréhension du chantier et de sa chronologie : tous les arbres dont les cernes sont utilisables (les chênes) ont été abattus durant l’hiver 148-149, sauf un seul, daté de 143, mais qui constitue peut-être un remploi. Malgré le transport et surtout le fonçage violent, l’écorce adhérait fortement à la grume, indiquant par-là l’emploi d’arbres encore verts : il est significatif de constater que le sujet le plus ancien, abattu six ans plus tôt, n’en possédait plus. L’espacement de l’échantillonnage des bois, la datation identique des témoins, la présence de l’écorce, prouvent que le chantier de fondation (et donc de coupe en forêt, de façonnage des billes puis d’approvisionnement) a été conduit en quelques mois. Ceci est confirmé par les calculs de l’ingénieur Hermann Zeillinger (Université de San Diego)6 qui estime que la succession des manipulations nécessaires au fonçage, une fois les billes rendues sur le chantier, devait permettre à une équipe de cinq hommes la mise en place de 25 à 30 pieux par jour. Avec huit équipes seulement, ce qui est faible pour un chantier de cette ampleur, la totalité de la fondation aurait pu être posée en moins de six mois.
9Pour maintenir le rythme, il fallait coordonner le travail des sapeurs avec celui des bûcherons, répartis dans des aires géographiques éloignées, et surtout assurer le cheminement régulier des lots de bois. L’immédiate proximité du fleuve, la lenteur et le peu d’efficacité des transports routiers à l’époque, font que les ingénieurs chargés des grands travaux du cirque ont dû privilégier les coupes proches du Rhône ou de son embouchure, puis rassembler les lots sur la rive avant embarquement. Depuis la découverte du chaland Arles Rhône 3, coulé avec sa cargaison de pierres sur la rive de Trinquetaille, on sait que ces grosses barges acceptaient une charge utile de 25 à 30 tonnes7. En considérant le poids moyen d’une bille préparée (une centaine de kilos) les chalands pouvaient en transporter environ 250 par voyage ; une centaine de rotations aurait donc été nécessaire pour approvisionner le chantier en totalité, beaucoup moins si plusieurs bateaux ont été employés simultanément. Ce rythme est donc largement proportionné à l’avancée des sapeurs chargés d’installer le pilotis.
- 8 Photographies et dessins dans Sintès, 2008, p. 423.
- 9 Les marques frappées à froid ou incisées sur les billes en instance de livraison sont communes à la (...)
10On ne sait pas si les troncs étaient traités directement en forêt, puis transportés « prêts à l’emploi », ou si les billes arrivaient brutes pour être façonnées sur place. Chaque arbre a en effet été redressé à l’herminette et à la scie en forme polygonale, suivant un léger biais afin que la pointe se trouve formée dans le duramen et non dans le trou de sève, plus fragile. Des marques (« MC.MAR » et « M.IER »)8 frappées au coin indiquent peut-être le fournisseur mais aucun parallèle épigraphique n’a encore été trouvé9. Après que les pilots aient été enfoncés à refus dans les tranchées avec un écartement de 20 à 30 cm, les têtes, matées par la violence du marteau, ont été soigneusement recépées à niveau, certaines recevant alors une deuxième marque frappée à froid, un chiffre dont on ne comprend pas l’usage (repère, unité de compte ?). La tranchée ainsi préparée a été ensuite laissée aux maçons.
- 10 Christol, 1982.
- 11 Gros, 1987, p. 339-363.
11L’examen de cette fondation amène de nombreuses informations, mais pose aussi de grandes questions. Les essences locales, utilisées si abondamment, les quelques mois seulement de mise en œuvre, l’organisation générale et la planification logistique, l’habileté technologique des ingénieurs, indiquent clairement que des moyens considérables ont été mobilisés. Il faut donc imaginer un ou plusieurs commanditaires puissants et déterminés. La curie locale ? Une association de ces riches propriétaires terriens ou naviculaires marins dont on trouve si souvent la trace dans l’histoire arlésienne10 ? Faut-il aller jusqu’à voir la marque de l’empereur ? C’est sans doute excessif pour le iie siècle, les conditions politiques et économiques ayant bien changées depuis la période augustéenne, où Arles bénéficiait de la faveur impériale pour la construction de ses monuments publics11. Quant à reconnaître – comme cela a été suggéré oralement par certains chercheurs – une organisation militaire en raison des techniques utilisées et des traces de chaussures à clous dans les bétons de lissage, cela semble bien aventureux pour une province sénatoriale comme la Narbonnaise.
12La présence de ce pilotis sous le cirque d’Arles ouvre une perspective de recherche prometteuse. Multiplier les prise d’échantillons permettrait de préciser les datations et donnerait une image de la marche du chantier pouvant éclairer l’histoire du cirque d’Arles, mais aussi la connaissance des grands chantiers antiques en général : combien de temps faut-il pour mener à bien les fondations d’un tel ensemble ? Commence-t-on par une extrémité pour terminer par l’autre ? Avance-t-on par tranches ? L’approvisionnement varie-t-il à mesure de l’avancée des travaux ? Autant de questions passionnantes qui semblent pouvoir être, un jour, examinées à Arles.