1La démarche expérimentale concernant le travail du bois durant la Préhistoire récente permet de résoudre certains problèmes techniques liés par exemple à la construction de pirogues monoxyles, depuis l’abattage de l’arbre jusqu’à la finition de l’embarcation, selon la gamme d’outils ainsi que les technologies et ressources potentielles archéologiquement compatibles. L’association Koruc, créée en 2020 et dédiée aux navigations et à la reconstitution d’embarcations préhistoriques, porte une attention particulière à la caractérisation des traces d’outil et des déchets de bois produits dans ce cadre. En effet, le développement des interventions archéologiques, notamment préventives, en milieu humide s’accompagne immanquablement de découvertes de bois ouvragés, ou possiblement ouvragés. Une expertise des stigmates observables, réalisée in situ dans des délais souvent très brefs, est indispensable et doit permettre d’isoler au sein de lots de bois parfois importants les éléments susceptibles d’avoir été travaillés (par des humains). La question des chantiers de construction, peu abordée en préhistoire, doit pouvoir bénéficier de cette recherche. Un référentiel tracéologique spécifique au bois, ouvert à tous, est donc en cours de constitution.
2Le travail précurseur de Béat Arnold portant sur les pirogues monoxyles lui a permis d’étudier, de documenter et de restituer de façon extrêmement méthodique les traces et la nature des outils utilisés (haches, herminettes), la dimension minimale de leurs tranchants, le positionnement (en reculant, à l’oblique sur les flancs, transversalement sur le fond…), voire la manualité de l’opérateur (droitier ou gaucher), l’utilisation éventuelle du feu, etc. (Arnold 1995 ; Arnold 1996). À partir de ses observations, B. Arnold détermine cinq paramètres influant sur le travail du bois : dimensions et poids de l’outil ; forme et matériau de la lame ; angle d’attaque ; force et vitesse ; essence façonnée (Arnold 1995, p. 29-32). Il précise que le copeau n’est souvent pas entièrement coupé, mais arraché à la fin du mouvement, ce qui provoque un petit ressaut marqué par les fibres cassées, qui permet d’indiquer le sens du travail. Un tranchant ébréché produit une signature propre à l’outil sous forme de stries longitudinales, observables en conditions optimales sur bois frais (Sands 1997).
3En 2003-2004 fut entreprise la réalisation d’une réplique de 5,77 m de long de la pirogue monoxyle néolithique de Bourg-Charente, découverte en 1979 et datée du Néolithique récent (Gomez 1982). Première tentative de ce genre sur du chêne, elle n’avait alors pas pu être menée à son terme pour des raisons budgétaires [ill. 1] (Rouzo, Poissonnier 2007). Ce n’est qu’en août 2021 qu’elle l’a été grâce à un partenariat entre l’Inrap, Koruc et le musée des Tumulus de Bougon (Deux-Sèvres). La pirogue a été conservée jusqu’à cette date à l’air libre, le bois de chêne est devenu sec et très dur, et de fait, l’achèvement de l’embarcation avec des moyens néolithiques constituait une sorte de non-sens scientifique, tant il est vraisemblable qu’à l’époque le bois était travaillé frais. En revanche, cela a permis, en allant bien au-delà des limites attendues d’efficacité et de résistance des répliques d’outil, d’infirmer l’idée reçue selon laquelle le chêne aurait été trop dur pour pouvoir être travaillé de cette manière (« [Oak] is probably too hard to have been worked with stone tools, and the experimental use of fire-working has proved ineffectal », Mowat 1996, p. 109). Le bris d’une lame d’herminette a toutefois été à déplorer au cours de la semaine de travail. Il est cependant à signaler que l’ébauche de pirogue avait été remplie d’eau durant près d’un mois avant l’intervention de 2021, ce qui n’a eu pour effet que d’imprégner 1 à 1,5 cm d’épaisseur de bois.
1. Impacts de hache polie (microgranite) à emmanchement indirect, sur le flanc externe de la pirogue de Bougon, 2004.
P. Rouzo/Inrap.
4L’expérience de Bougon décrite ici brièvement permet d’acquérir une suite d’enregistrements méthodiques et enrichit ainsi une banque d’observations sur la chaîne opératoire complète de fabrication des pirogues à partir de modèles expérimentaux et archéologiques sur différentes essences de bois. Cette base de données inclut naturellement l’étape de l’abattage, bien plus délicate à déterminer une fois l’artefact achevé. De même, lorsque l’on peut détecter l’utilisation du feu sur une pirogue, les observations tracéologiques ne concernent véritablement que la toute dernière étape de la chaîne opératoire. Dans ce cas, mettre en évidence les étapes antérieures doit obligatoirement passer par l’étude attentive des copeaux et des divers déchets de taille, ce qui s’avère souvent une véritable gageure.
5L’abattage de très gros arbres nécessaires à la réalisation de pirogues monoxyles a fait l’objet de rares expérimentations. Une remarquable (bien que trop concise) étude comparative d’abattages à la hache en pierre, en bronze ou en fer a cependant été menée en Suisse (Arnold 2003). Un tronc de chêne de 1,20 m de diamètre a ainsi été abattu avec une hache en serpentinite, roche pourtant assez tendre (3 à 4 sur l’échelle de Mohs), durant un total cumulé de 32 heures-hommes, mais la participation de deux à quatre personnes a réduit le temps effectif à 13 heures et 30 minutes (hors pauses). Selon l’auteur, les copeaux produits formaient en majorité une sorte de sciure, conséquence de l’écrasement du bois. Les éclats plus grands présentaient une base tranchée, tandis que la partie supérieure, sollicitée par le flanc de la lame, était marquée par un écrasement de la matière. Les abattages expérimentaux de quatre chênes (un de 86 cm et trois de 50 cm) et de deux pins sylvestres (de 85 cm) menés plus récemment par l’association Koruc montrent bien cette bipartition entre très petits copeaux au pied de l’arbre et gros éclats dispersés, projetés parfois à plusieurs mètres de distance selon le poids de l’outil, la puissance et l’angle de l’impact. Ces données sont bien évidemment difficiles à identifier en contexte archéologique. Elles peuvent, en revanche, servir de discriminant dans l’identification de chantiers de construction de pirogues, encore mal connus mais pourtant mentionnés à de rares occasions (Leroy et al. 2020).
6Les techniques d’abattage laissent davantage de traces facilement lisibles à la base des bois d’architecture. La plus employée, car la plus ergonomique, reste la « culée blanche » pratiquée préférentiellement à hauteur d’homme. Cette position doit permettre de travailler debout (et non à genoux ou à plat ventre !), mais surtout d’adapter la hauteur de l’entaille d’abattage (« entaille directionnelle ») au diamètre de l’arbre. En effet, pour un gros sujet en forêt — ce qui sous-entend parfois que l’espace pour la chute de l’arbre est largement conditionné par la densité du boisement —, la préparation d’une « charnière » s’impose. Exécutée perpendiculairement à l’axe de chute prévu, elle sera conservée jusqu’à ce que l’entaille de chute, à l’opposé de l’entaille d’abattage, vienne mettre un terme à ce travail réalisé en toute sécurité par les bûcherons. L’abattage en « pointe de crayon » se retrouve au cours du Néolithique, dans l’architecture des stations lacustres par exemple, mais concerne généralement des fûts de section plus petite, n’excédant que rarement la vingtaine de centimètres (Pétrequin 1997). Cette technique ne peut s’employer que lorsque les calibres de bois sont modestes, pour limiter les risques d’accident, mais aussi lorsque les formations forestières sont déjà ouvertes ou clairsemées, de façon à ne pas entraver la chute de l’arbre, car aucune direction ne pourra être privilégiée dans ce cas sans une poussée du tronc pour l’accompagner dans sa chute.
7Pour les gros arbres, l’entaille directionnelle est celle qui sera réalisée en premier, à la hache ou à l’herminette, jusqu’à ce que l’encombrement de l’outil ne permette plus de travailler verticalement dans l’axe du tronc. Afin d’épargner les lames d’outil et d’optimiser le rendement des haches, la réalisation de l’entaille directionnelle est opérée par attaques successives et alternativement depuis le haut et le bas. Cette étape vise à atteindre puis à dépasser le cœur (en réalité, le centre) de l’arbre dans un rapport d’environ deux tiers pour l’entaille d’abattage, un tiers pour la charnière et l’entaille de chute. Cette recherche d’un déséquilibre de la statique de l’arbre implique qu’un outil relativement épais doive s’enfoncer dans un espace de plus en plus étroit, avec un débattement très limité. Cette contrainte impose, dès le début des opérations, d’anticiper en ouvrant largement l’entaille principale. Le rapport entre la hauteur de l’entaille et la section de l’arbre est alors pratiquement de deux tiers, parfois de trois quarts. Ainsi, une section de 80 centimètres imposera une entaille d’une hauteur de 60 centimètres environ, ce qui implique que les temps d’abattage en fonction des diamètres exploités sont exponentiels : si un arbre de 10 centimètres est coupé en 5 minutes, l’abattage d’un autre de 50 centimètres nécessitera bien plus de 25 minutes [ill. 2 à 5].
2. Abattage d’un pin laricio de 80 centimètres de diamètre, à l’aide de deux haches polies, en Belgique.
G. Claverie.
3. Abattage d’un chêne à culée blanche, à la hache polie.
V. Bernard/CNRS.
4. Tronc d’érable champêtre abattu à la hache polie (Bougon, 2021).
B. Poissonnier/Inrap.
5. Détail de la coupe supérieure d’un tronc de chêne, attaqué à la hache polie.
Noter la formation de pseudo-lignes de coupe aléatoires formées par la juxtaposition latérale des enlèvements.
P. Guillonnet/Koruc.
- 1 Programme soutenu par la région Bretagne, 2021-2022.
8La présence de bois de racine à la base de très gros éléments architecturaux, comme observé à Houplin-Ancoisne (Nord ; Praud et al. 2007) ou aux Fontaines Salées à Saint-Père-sous-Vézelay (Yonne ; Bernard et al. 2008) pose question. La technique « aérienne » d’abattage par culée blanche classiquement envisagée, qui situe la coupe à hauteur de poitrine, n’est pas valide dans les exemples évoqués. Une autre technique par « culée noire », encore pratiquée de nos jours avec des moyens (à peine plus) modernes — comme à l’occasion de la reconstitution de l’Hermione —, aurait consisté, dès le Néolithique, à déterrer et à sectionner les racines maîtresses d’un gros chêne avant de l’abattre, avec la contribution de l’inertie de sa ramure. Jusqu’à présent, cette hypothèse, expérimentée en conditions « Néo-compatibles » uniquement sur deux chênes de 60 et 80 centimètres de diamètre [ill. 6 à 12]1, se heurte aux difficultés d’approvisionnement en arbres forestiers de calibre suffisant (c’est-à-dire dont la section est supérieure ou égale à 1 mètre).
6. Abattage, à l’aide d’une hache-marteau polie en dolérite.
V. Bernard/CNRS.
7. Impacts de hache polie fusiforme en dolérite, sur chêne.
V. Bernard/CNRS.
8. Utilisation de leviers.
Indispensable pour dégager les racines afin d’épargner les tranchants polis des outils.
V. Bernard/CNRS.
9. Hache-marteau polie (dolérite, houx).
Utilisée lors du tronçonnage de la ramure du chêne.
V. Bernard/CNRS.
10. Herminette polie (dolérite, frêne, boyau).
Utilisée lors de l’abattage du chêne.
V. Bernard/CNRS.
11. Pelle-bâton à fouir (frêne, dolérite).
Utilisée lors de l’abattage du chêne.
V. Bernard/CNRS.
12. Petite hache polie d’abattage (dolérite et frêne).
Utilisée lors de l’abattage du chêne.
V. Bernard/CNRS.
9Ces premiers essais sont riches en enseignements et montrent que le choix du procédé d’abattage dépend probablement de la finalité de l’opération, au-delà de la simple récupération de bois d’œuvre. Une culée noire nécessite un investissement en temps ainsi qu’en moyens matériels et humains beaucoup plus important. En effet, une grande partie du système racinaire de l’arbre doit être complètement dégagée, et chaque racine nettoyée pour ne pas risquer d’ébrécher instantanément le tranchant d’une hache polie si elle venait à heurter une pierre. Une fois ce travail minutieux de dégagement effectué, il faut couper chaque racine, alors même que son accessibilité est parfois rendue complexe par l’enchevêtrement du système. Enfin, il faut envisager de recourir à une traction humaine ou animale afin de mettre à profit l’inertie du houppier pour provoquer la chute de l’arbre lorsque celui-ci est bien équilibré d’un point de vue statique.
10Nos essais de culée noire, jusqu’ici sans véritable moyen de traction, ont été réalisés quasi intégralement à l’outil de pierre, et les durées de travail sont donc sans commune mesure avec des abattages à culée blanche. Ils ont nécessité de dégager puis de couper un volume de bois bien supérieur à celui que mobilise une technique plus « classique ». Les motivations pouvant présider au choix de cette méthode n’apparaissent donc pas évidentes, si ce n’est de nettoyer intégralement un terrain de toute souche pour une éventuelle construction à venir (habitat, monument funéraire).
11Le castor d’Eurasie (Castor fiber L.) est un grand rongeur autrefois très largement répandu le long des lacs et cours d’eau connectés. Sa présence en contexte archéologique en France concerne principalement les sites du Néolithique (Duval et al. 2011, p. 13). Tant pour son alimentation que pour la construction et l’entretien de barrages et de huttes, il abat et découpe des troncs proches de l’eau — rarement à plus de 30 mètres — et d’un diamètre pouvant atteindre 50 centimètres (Olsen 2013, p. 138). C’est en rongeant le tronc à sa base sur toute sa circonférence, et parfois jusqu’à 50 centimètres de hauteur, que le castor abat l’arbre (Bang, Dahlström 1999, p. 119). On retrouve ainsi des souches et des extrémités de fût taillées en pointe de crayon, mais plus fortement du côté tourné vers l’eau, contrairement à la technique d’abattage à la hache décrite précédemment. Cette spécificité a pour but de déterminer la direction de chute de l’arbre (Olsen 2013, p. 138). L’animal plante ses incisives supérieures dans le bois et ronge de gros copeaux de 3 à 4 centimètres de largeur et jusqu’à 10 à 12 centimètres de longueur à l’aide de ses incisives inférieures, perpendiculairement ou obliquement par rapport au fil du bois. Les traces de ses dents, potentiellement visibles tant sur le tronc que sur les copeaux, ont environ 8 millimètres de large et se présentent par séries de deux bien parallèles. Les arbres de faible diamètre sont coupés d’un seul côté, comme on le ferait à la hache pour une tige de ce diamètre ne nécessitant pas la réalisation d’une charnière, et les petites branches sont sectionnées de telle sorte que la surface de coupe est lisse, suggérant un unique coup de dents (Bang, Dahlström 1999, p. 119). Parmi les artefacts produits par le castor, on retrouve également des rondins d’un mètre de long environ et d’au moins 10 centimètres de diamètre prévus comme réserves hivernales. La préférence du castor en France va vers les arbres à feuilles caduques (surtout frênes, saules, aulnes et bouleaux), très rarement aux résineux (Bang, Dahlström 1999, p. 119), bien que l’animal montre un certain opportunisme, comme il a été observé notamment en Europe orientale (Russie : Goryainova et al. 2014 ; Pologne : Jackowiak et al. 2020).
12Les traces de découpe et les copeaux produits par les castors peuvent se révéler, à première vue, assez similaires à ceux produits par des outils en pierre, et cela d’autant plus que les vestiges anciens sont altérés [ill. 13 à 15]. Outre la silhouette générale des entailles, les pseudo-bandes formées par la juxtaposition horizontale des impacts de hache lors d’un abattage à la hache polie peuvent, notamment quand elles sont proches les unes des autres, être confondues avec les découpes transversales de l’animal [ill. 5]. En France, les archéologues ont eu, dès le xixe siècle, à déterminer l’origine — controversée — des traces de découpe observées sur des bois immergés, au lac de Saint-Andéol (Marchastel, Lozère) par exemple. Les castors ayant quasiment disparu de France à cette époque, deux démarches comparatistes parallèles ont alors permis d’asseoir un référentiel pour la reconnaissance des marques du rongeur. La première a tiré parti des dents conservées au Muséum national d’histoire naturelle de Paris : « J’avais […] pris dans la galerie du Muséum le moule en cire des incisives d’un certain nombre de têtes de castor ; j’avais en outre fait mordre sur des boules de cire les dents de ces squelettes et j’avais ensuite pris le moule en plâtre des empreintes. […] en les comparant avec les incisions, que nous observions sur les bois encore humides, nous avons pu constater l’identité absolue de ces incisions avec les morsures des castors. J’ai rapporté à l’état humide un certain nombre de bois rongés, pilotis, trognons informes, branches coupées à leurs deux extrémités, les voici : vous y voyez plusieurs centaines d’incisions toutes semblables entre elles, et vous pouvez vous convaincre qu’elles ont exactement la même forme, les mêmes dimensions, la même disposition géminée, que les empreintes faites par les dents des castors du Muséum sur les boules de cire dont je vous présente les moules » (Broca 1872, p. 526). La seconde s’inspire de bois canadiens rongés présentés sous forme de hutte à Paris lors de l’exposition universelle de 1867 (Mortillet 1872) ou importés à dessein d’Amérique du Nord (Prunières 1887). Cette démarche empreinte d’humilité, qui impose le recours à un référentiel, a ainsi parfaitement répondu aux attentes scientifiques de l’époque, et l’on aurait pu penser qu’elle se serait imposée. Or c’est loin d’être le cas. Plus récemment en Angleterre, J. M. Coles et B. J. Orme réattribuent au travail du castor, dans un article judicieusement intitulé « Homo sapiens or Castor fiber ? », la coupe d’une branche du fameux site néolithique de Star Carr (Clark 1954, pl. XX, G ; Coles, Orme 1983, pl. XVIII, b). Les auteurs étaient d’autant plus sensibles à la question que, précédemment, ils avaient eux-mêmes attribué, à tort, le travail d’un bois du site néolithique de Baker à des humains (Coles et al. 1980) avant de faire marche arrière. Mais pour éclairer ces opinions, encore faudrait-il pouvoir s’appuyer sur un référentiel accessible et commode, qui à l’heure actuel fait encore défaut.
13. Traces de découpe de castor (C. fiber) sur aulne glutineux, Bordezac (Gard), rive droite de la Cèze.
Tronc frais (circulaire, diamètre : 16 cm), enlèvements sur un côté sur 28 cm de hauteur (2,8 à 3 cm de large pour ceux qui sont entiers, sinon autour de 1,5 à 2 cm quand ils sont recoupés, pour 5 à 9 mm de hauteur), forme en biseau.
M. Remicourt/Inrap.
14. Traces de découpe de castor (C. fiber) sur aulne glutineux, Bessèges (Gard), rive droite de la Cèze.
Tronc sec (circulaire, diamètre : 9,5 cm), enlèvements sur tout le pourtour (3 cm de large pour ceux qui sont entiers, sinon autour de 2 cm quand ils sont recoupés, pour 5 à 8 mm de hauteur), forme tronconique. Le centre n’est pas attaqué, cassure de 4,5 cm de diamètre.
M. Remicourt/Inrap.
15. Comparaison entre les faces inférieures de deux copeaux.
Les flèches indiquent le mouvement des entailles. À gauche : castor alsacien (C. fiber) ; à droite : copeau à l’herminette sur chêne sec, pirogue de Bougon.
B. Poissonnier/Inrap (à gauche : d’après une photo de R. Gissinger, Association Nature Alsace Bossue).
- 2 Responsable d’opération : Sébastien Pancin, Inrap, 2017.
- 3 Fouilles, ZAC du Bas-Terroir, responsable d’opération : David Hérisson, CNRS, 2014-2015.
- 4 Responsable d’opération : Philippe Marquis, commission du Vieux Paris, 1991-1992.
13Les opérations d’archéologie préventive mettent souvent les archéologues aux prises avec des bois plus ou moins « travaillés », en contexte humide, la conservation des traces présentes sur ceux-ci étant en outre aléatoire. La reconnaissance d’un travail proprement humain constitue alors un enjeu fort en termes de potentiel scientifique. Nous pouvons ainsi donner l’exemple récent du site de Cabillot, à Margouët-Meymes (Gers), où la découverte d’un remarquable niveau contenant des bois datés du Néolithique et portant des traces potentielles d’action anthropique a suscité la prescription d’une fouille2. Les résultats, dont le rapport est en cours de rédaction, montrent essentiellement la présence du castor [ill. 16]. Même chose dans le département du Nord où, sur le site vieux de 110 000 à 130 000 ans de Waziers, une hutte de castors a pu être identifiée, ce qui a permis d’isoler plus aisément les artefacts néandertaliens3 (Hérisson 2016). Cependant, des occupations néolithiques ont pu intégrer dans certaines constructions des pieux abattus par les humains et des perches coupées par les castors, comme dans l’appontement attribué à la phase Cerny des fouilles de Paris-Bercy4 (Fleury 1994). Le caractère opportuniste de tels emplois semble évident dans le cas présent et souligne encore la nécessité de ce projet de construction d’une base de données. En effet, la démarche proposée ici devrait permettre une meilleure connaissance — une meilleure reconnaissance — des traces et produits liés au travail du bois tout au long des périodes préhistoriques.
16. Bois d’époque néolithique montrant des traces de découpe, sur le site de Cabillot, à Margouët-Meymes (Gers).
B. Lecomte-Schmitt/Inrap.
14Les saignées pratiquées transversalement au fond de l’embarcation à l’herminette en pierre polie [ill.17 : 4] ont permis de dégager un plan de travail à partir duquel des coins en buis et frêne (15-29,5 × 6-8 cm) [ill.17 : 2] ont pu être insérés. Les coins sont alors frappés à l’aide de gros maillets [ill. 17 : 1 ; ill. 18] en percussion soit directe, soit indirecte par l’intermédiaire de prolongateurs en bois qui les font progresser quand ils sont complètement engagés sous l’éclisse (et donc inaccessibles à la frappe directe). La fente initiée grâce à des ciseaux en bois de cerf [ill. 17 : 3] peut être alors poursuivie.
17. Outils utilisés en août 2021 sur la pirogue de Bougon.
1 : maillets en bois ; 2 : coins en bois ; 3 : ciseaux en bois de cerf ; 4 : herminettes polies (la lame de celle de gauche est brisée) ; 5 : petite hache polie à manche en bois de cerf ; 6 : hache polie à emmanchement direct ; 7 : bâtons grattoirs utilisés lors de la carbonisation.
B. Poissonnier/Inrap.
18. Levée d’éclisses à l’aide de coins en bois frappés au maillet, sur le fond de la pirogue de Bougon (août 2021).
P. Guillonnet/Koruc.
15Les éclisses ainsi levées sont caractérisées par leur longueur (jusqu’à 120 × 19 × 4 cm), la marque de l’entaille transversale à une extrémité et des surfaces d’arrachement sur le reste [ill. 19]. C’est le même procédé qui avait été mis en œuvre en 2003 afin d’enlever de grandes planches d’entame ou de gros calots de bois, préalables à l’évidage.
19. Exemple d’éclisse levée à l’aide de coins en bois, frappés dans l’axe longitudinal à partir d’une saignée transversale réalisée à l’herminette polie.
Chêne sec, fond de la pirogue de Bougon, août 2021.
B. Poissonnier/Inrap.
16La hache polie, essentiellement de grande taille [ill. 17 : 6 ; ill. 20], mais aussi avec le renfort ponctuel d’un petit modèle, plus maniable en espace contraint, notamment aux extrémités [ill. 17 : 5 ; ill. 21], a permis un travail selon l’axe longitudinal [ill. 20, à droite], ce qui a produit des éclats fins, filiformes, sans trace nette de découpe, de longueur variable mais souvent peu importante [ill. 22]. La petite hache peut laisser des marques d’impact lenticulaires. L’herminette est parfois utilisée également pour cette tâche si la grume est suffisamment large (> 55 cm) pour permettre un mouvement de l’outil. En inclinant la pirogue, les bords internes deviennent plus accessibles dans ce cas de figure. Cela implique toutefois un changement de prise du manche de l’herminette, les deux mains étant alors placées à la perpendiculaire l’une de l’autre pour un meilleur maintien.
20. Utilisation simultanée d’une herminette (à gauche) et d’une hache sur la pirogue de Bougon, août 2021.
J. Minnaert.
21. Détail de la régularisation finale de la surface interne de la pirogue de Bougon, après légère carbonisation, août 2021.
L’outil qui a travaillé les bords internes est une petite hache polie à lame en dolérite de Dussac (Dordogne), avec un court manche en bois de cerf.
B. Poissonnier/Inrap.
22. Exemples d’éclats obtenus à la hache polie sur bois de chêne sec.
Intérieur des flancs de la pirogue de Bougon, août 2021.
B. Poissonnier/Inrap.
17En raison de la résistance du chêne coupé depuis 2003 et de la contrainte d’un temps d’exécution serré, l’usage du feu s’est montré particulièrement performant pour affiner la coque pratiquement jusqu’à son épaisseur définitive (2,5 cm vers la proue, 4 cm vers la poupe), suivant en cela les dimensions précises du modèle de référence de Bourg-Charente. Un feu de branches a été allumé à proximité, puis les braises ont été apportées dans l’embarcation, le feu surveillé et déplacé à l’intérieur de la pirogue au gré des besoins, les zones brûlées devant être grattées au fur et à mesure à l’aide de bâtons [ill. 17 : 7]. Une ultime régularisation a été effectuée à l’herminette [ill. 23] ou à la petite hache [ill. 21], ce qui a eu pour conséquence d’oblitérer visuellement cette étape de travail au feu, souvent du reste difficile à déterminer sur les pièces archéologiques. Sa mise en évidence éventuelle, dans ce dernier cas, ne pourrait provenir que de l’étude attentive des copeaux et autres déchets.
23. Impacts d’herminette polie sur le fond de la pirogue de Bougon, après carbonisation, août 2021.
B. Poissonnier/Inrap.
18L’herminette [ill. 17 : 4] est l’outil par excellence de régularisation du fond après enlèvement des éclisses, maniée à reculons en respectant l’axe longitudinal de l’embarcation et le fil du bois [ill. 20, à gauche ; ill. 24 et 25]. Les impacts peuvent présenter l’aspect de multiples cupules, plus ou moins concaves selon la morphologie de la lame [ill. 26]. Les copeaux produits [ill. 27] mesurent 10 à 20 centimètres en moyenne, avec une morphologie allongée vaguement rectangulaire. Leur face inférieure porte la trace nette de la coupe à l’herminette, le reste présentant des stigmates d’arrachement, d’autant plus visibles ici que le bois a séché. En effet, sur du bois frais, l’arrachement s’opère plus facilement, en nécessitant un coup moins violent, avec comme conséquence des traces moins caractérisées.
24. Copeau levé à l’herminette polie, sur le fond de la pirogue de Bougon, août 2021.
B. Poissonnier/Inrap.
25. Détail de la poupe de la pirogue de Bougon en fin de façonnage, août 2021.
S. Renaud/Inrap.
26. Détail du fond de la pirogue de Bougon régularisé à l’herminette, août 2021.
B. Poissonnier/Inrap.
27. Exemples d’éclats obtenus à l’herminette polie sur bois de chêne sec.
Fond de la pirogue de Bougon, août 2021.
B. Poissonnier/Inrap.
19Les différentes réalisations expérimentales d’embarcations de type préhistorique menées dès à présent par Koruc, et projetées dans les années à venir, offrent l’occasion rare de mieux comprendre et de documenter le travail du bois au Néolithique dans le cadre de la navigation. D’ores et déjà, la connaissance du chantier de construction néolithique a connu de réels progrès, depuis les types d’abattage jusqu’à la navigation, en passant par les étapes de façonnage. Ainsi, les techniques de culée blanche ou noire ont été testées, avec des résultats inédits qui, notamment dans le dernier cas, nécessitent de nouveaux essais tributaires de la disponibilité d’arbres de grande taille. Enfin, l’attention particulière que nous portons à la caractérisation des traces d’outil et des déchets de bois produits contribue à l’alimentation d’un référentiel spécifique, offrant la possibilité d’une expertise rapide des stigmates observés tout particulièrement lors des interventions archéologiques, notamment préventives, en milieu humide, qui s’accompagnent immanquablement de découvertes de bois ouvragés, ou possiblement ouvragés (confusion possible avec l’action des castors). Nous souhaitons que ce référentiel unique soit à terme consultable et accessible à tous.