Vêtement, fabrique de technique et d’être [Débat]
Notes de la rédaction
Pour aller plus loin sur le sujet, on peut suivre les travaux du groupe de recherche en réseau sur les textiles organisés par l’action COST Euroweb qui réunit 4 équipes : technologies textiles ; identités vestimentaires : genre, âge et statut ; terminologies du textile et de l’habillement ; le tissu de la société (https://euroweb.uw.edu.pl/).
Texte intégral
1Rangé parmi les frivolités, le vêtement est peu considéré. Pourtant, il répond à nombre de nos besoins : nous protéger des aléas climatiques sans gêner nos actions et nous distinguer comme individu social (classe, genre, profession, origine). Pourtant, il relève de nombreux procédés techniques et systèmes de fabrication. Dans ses infinies déclinaisons, il donne à voir, à toucher, parfois à entendre, et toujours à créer.
- 1 Enseignement à l’EHESS avec Eric Vandendriessche et Marc Chemillier : Des « arts de penser » les ma (...)
2Sophie Desrosiers En tant que Lyonnaise, je me suis souvent demandé quel intérêt avaient les soieries si importantes pour cette ville. Ces tissus riches, précieux, et ces lourdes machineries complexes me laissaient indifférente. Mais quand j’ai été au Mexique et que j’ai vu sur un marché une femme tisser une ceinture avec presque rien, deux bouts de bois, faisant surgir figures et couleurs… ça a été le début de mes recherches sur le textile. Je cherchais un domaine dans lequel je puisse penser à la fois aux aspects matériels et idéels, avoir une démarche cognitive. Dans le domaine du textile, la technique est très prégnante : quand on essaie d’entrelacer, de croiser des fils, de projeter une forme et un motif, cela implique d’avoir de la logique, de l’arithmétique, de la géométrie. C’est pourquoi j’ai monté aussi un séminaire d’ethnomathématique1.
3Astrid Castres Il est vrai que l’étude des sources ne suffit absolument pas dans ce domaine. Il faut aussi passer par l’exigence de l’apprentissage technique afin d’arriver à bien comprendre les sources et à les analyser.
4Édith Peytremann Je vois un parallèle avec les vestiges archéologiques, que l’on peut mal identifier ou mal interpréter si on ne connaît rien à la technique en cause. Au premier Moyen Âge, les productions artisanales sont majoritairement rassemblées dans les habitats ruraux. On y trouve fréquemment des pesons, des fusaïoles et diverses structures en relation avec la confection des textiles. Il y a souvent une trace d’activité textile. Mais la repérer ne suffit pas. Nous cherchons comment les populations occupent et tirent parti d’un lieu et quelles activités elles y développent. Sont-elles liées les unes aux autres, de la production d’une matière première à celle d’un produit fini, sont-elles saisonnières, réservées à une catégorie de personnes, à usage domestique ou commercial… ? Il faut pour cela utiliser plusieurs types d’indices, de traces, faire appel à des études de diverses spécialités et disciplines et les corréler. Et bien sûr, les interpréter passe par la compréhension de ce que ces techniques de confection impliquent. Comme nous avons très peu de textiles archéologiques, il est plus complexe de mettre en relation les matériaux nécessaires et le produit fini. Est-ce pour cela que l’archéologie s’intéresse assez peu à la confection de vêtements ? Pourtant, il apparaît logique que chercher à protéger et à individualiser son corps doive être une des premières préoccupations dans toutes les cultures.
- 2 Spécialiste des tissus du monde arabo-musulman.
- 3 Sur ce sujet, voir « Chiffons dans le désert : textiles des dépotoirs de Maximianon et de Krokodilô (...)
- 4 Tissus d’Egypte témoins du monde arabe VIIIe-XVe siècles. Collection Bouvier, Catalogue d’expositio (...)
- 5 Un des maîtres de l’école siennoise du Trecento (environ 1290 – 1348).
- 6 Ecclésiastique anglais (vers 1550-1614) connu pour avoir développé la bonneterie dans les Midlands (...)
5SD Ce sont effectivement des questions peu abordées. À mon avis, les premiers textiles ont eu une énorme importance sur le plan des techniques en général, au-delà de celles de l’habillement et de l’ameublement, pour les techniques de transport par exemple. Je pense qu’il y a eu des filets de portage depuis très longtemps. L’utilisation de fibres diverses a été exploitée avec des procédés multiples pour de nombreux usages. Le feutre, par exemple, est un procédé très ancien : les premiers exemples datent de l’âge du Bronze. La question du tricot est par contre restée longtemps obscure. On connaissait une pièce en laine, typiquement abbasside, étudiée par Georgette Cornu2 et des tricots tubulaires, de la période fatimide, en coton, avec des décors bleu et blanc. Puis Dominique Cardon3 a trouvé sur le site d’Al-Zarqa, en Égypte (Maximianon, de son nom antique) un petit tube probablement réalisé au tricotin, proche des exemplaires fatimides, mais daté du ier siècle de notre ère4. Il est probable que le tricotin soit à l’origine de ce qui s’est développé ensuite. L’usage des aiguilles à tricoter est manifeste au Moyen Âge (le bonnet de Saint-Denis, qui date du xive siècle, est un tricot très fin) ; on en connaît une représentation vers 1345 dans un tableau d’Ambrogio Lorenzetti5. Au xvie siècle, le métier de William Lee6 est un cadre à tricoter plat, mais se développent aussi des métiers à tricoter industriels circulaires, sur le principe du tricotin. On obtenait donc des pièces planes ou tubulaires, plus ou moins larges. Un des aspects fondamentaux dans le domaine du textile est que les étapes de la fabrication perdurent même si les machines changent. Bien sûr, elles peuvent être plus ou moins complexes selon la matière première. Mais pour une matière donnée, elles restent incontournables.
6ÉP Nous faisons le même constat. De tous ces matériaux d’origine végétale ou animale qui peuvent être utilisés, quels sont ceux auxquels on pourrait ne pas penser ?
- 7 « The use of local fibres for textiles at Neolithic Çatalhöyük », Antiquity, 35-383, 2021, p. 1-16.
- 8 Pinna nobilis.
- 9 Voir le site de Felicitas Maeder : https://muschelseide.ch/en/historical-aspects/
- 10 Une biologiste et une styliste se sont associées en 2015 pour créer la start-up Sericyne. Elles fon (...)
- 11 Torimaru T., One Needle, One Thread. Miao (Hmong) embroidery and fabric piecework from Guizhou, Chi (...)
- 12 Responsable du bureau d’analyse Archeo Tex, université de Berne (Suisse) : Fibres. Microscopy of Ar (...)
- 13 La Draperie au Moyen Âge. Essor d’une grande industrie européenne, Paris, CNRS éd., 1999.
7SD Une des matières végétales souvent oubliée est le liber des arbres, la couche qui est entre l’écorce et le bois, une matière fibreuse tissée depuis le Néolithique. L’exemple le plus ancien est le fragment de Çatalhöyük daté du milieu du VIIe millénaire avant notre ère, qu’Antoinette Rast-Eicher et Lise Bender Jørgensen viennent d’analyser7. On peut aussi en faire un non-tissé végétal : à force de le battre au maillet sur une surface dure on l’aplatit tout en assurant la cohésion des fibres, puis on l’étire, on l’affine au rouleau. Un des exemples est le tapa d’Océanie. Pour les matières animales, on redécouvre la soie de mer, fil réalisé à partir des filaments avec lesquels de grands mollusques méditerranéens8 se fixent aux rochers ; cette technique qui n’est plus pratiquée qu’en Sardaigne risque d’ailleurs de disparaître9. Cette soie de mer aux reflets dorés est un matériau précieux de l’Antiquité au Moyen Âge. Elle a été dépassée par la soie du Bombyx du mûrier ou d’autres insectes séricigènes, que l’on peut filer ou transformer en non-tissée10. Les Miao, dans le sud-ouest de la Chine, installent les vers à soie sur des surfaces planes de façon à ce qu’ils produisent des feuilles dont ils font leurs vêtements11. Sinon, on peut penser que tous les poils d’animaux ont été utilisés (de chiens et de chats, par exemple). Antoinette Rast-Eicher12 a découvert des poils de castor, de lièvre… Dominique Cardon a écrit dans son livre sur la draperie médiévale13 qu’il y avait une soif de manière première, qu’il n’y avait pas assez de laine, et donc que les gens utilisaient même des fibres de mauvaise qualité. Pour revenir aux fibres végétales utilisées, en dehors du lin et du chanvre, on connaît l’ortie et le genêt, mais elles sont très nombreuses à pouvoir donner des fibres. Si le principe de filage reste en gros le même, selon les matériaux il y a plus ou moins de travail de préparation préalable avant d’obtenir un fil utilisable.
Quels que soient les outils et machines, et si modernes soient-ils, dans le domaine du textile, la chaîne opératoire perdure. [Sophie Desrosiers]
- 14 Voir article de F. Renel dans ce volume, p. 58.
8ÉP Ce sont ces étapes de préparation des matières et leur outillage que l’on peut mettre en évidence en archéologie. Il faut enlever les saletés, tout ce qui provoquerait des nœuds, des espaces, des cassures, pour obtenir une masse régulière prête à filer. Il faut parfois aussi laver, dégraisser, assouplir… Certains végétaux comme le chanvre doivent être mis à pourrir dans l’eau ; on repère maintenant bien ces fosses de rouissage. Parmi les outils, on connaît les peignes à carder la laine14, mais moins les égrugeoirs pour extraire la fibre des tiges. Ces outils qui ne nous évoquent plus rien ont pourtant été utilisés jusqu’au xixe siècle. On réussit à les déterminer grâce aux collections d’arts et traditions populaires. On se tourne aussi vers nos collègues carpologues. L’apport de leurs études est important surtout pour les périodes précédant les gros ateliers de teinture dans les villes médiévales. De nombreuses plantes ont des propriétés tinctoriales et les trouver dans le spectre amène à se poser des questions au-delà de celles du paysage autour des habitats. Si elles apparaissent proportionnellement plus importantes, en lien avec des structures et du mobilier, on peut affiner les hypothèses sur les étapes d’une activité textile dans l’habitat. Un autre indice déterminant est la présence de mordants pour fixer les teintures. Par exemple, la présence de céramiques contenant de l’oxyde de fer peut alerter : il a pu servir à teindre et à fixer. Ces indices s’utilisent avec précaution, car les plantes (et d’autres matières) sont polyvalentes. Le lin et le chanvre, par exemple, servent aussi à faire de l’huile, mais, en général, quand ils sont présents en quantités importantes sur les sites, ils sont cultivés pour une activité textile. Notre raisonnement part donc principalement de la matière première. L’objet textile est rare puisqu’il se dégrade vite sans des conditions de conservation particulières.
9AC Des collections de textiles existent aussi dans les musées et dans les trésors d’église. Mais il n’y a sans doute pas assez de spécialistes pour les étudier ?
Dans les sociétés préindustrielles, les vêtements étaient réparés, adaptés, remis au goût du jour pour les faire durer le plus longtemps possible. [Astrid Castres]
10SD Les enveloppes de reliques sont effectivement une source très importante pour reconstituer l’histoire des textiles et très intéressante à comparer avec les textiles issus d’opérations archéologiques. Étudier ces tissus fragiles nécessite de faire attention au moindre détail ; reflets, différence de grosseur des fils, moyens de les relier, différence entre face interne et face externe… Tout cela nous renseigne sur le sens du tissage et sa qualité.
11ÉP Ces tissus de trésors d’églises, d’enveloppes de reliques ne sont-elles pas uniquement des étoffes précieuses ? Cela introduit-il un biais social ?
- 15 Découverte dans la tombe de cet évêque (1170-1247), dans l’abbaye cistercienne de Santa María de Hu (...)
12SD Beaucoup moins qu’on ne le pense. Le problème est qu’ils ont été étudiés à l’origine uniquement par des historiens de l’art qui se sont focalisés sur les tissus prestigieux, chamarrés. Le trésor de la cathédrale de Sens, par exemple, a des quantités de textiles unis, mais personne ne les regarde, ne sachant pas comment les prendre ou pensant qu’on ne peut rien en tirer. Pourtant, ce type de textile apporte tant d’informations : où il a été fait, son degré de sophistication, s’il a été importé ou non et quelle était sa valeur marchande. Les enveloppes de reliques que j’ai pu observer ne sont pas toutes en soie et pas toutes importées ; beaucoup sont en lin. Pour la chemise de Saint-Louis, l’objectif était de déterminer si son attribution et sa datation étaient plausibles. Je me suis appuyée sur les rares pièces de comparaison, comme la tunique de Rodrigo Ximénez de Rada15. Le cilice de Saint-Louis est fait d’une chaîne en chanvre et d’une trame en crin de cheval, un tissu raide et inconfortable à porter sous la chemise. Sur ses bords et son encolure, il y a un petit ruban en toile cousu à cheval. Impossible de dire si ce genre de finition était courant à cette époque ou bien s’il est spécifique afin que ce tissu ne blesse pas la peau à ces endroits. La chemise de sa sœur Isabelle de France est faite d’une simple toile de lin et n’a pas de manches. Elle était complètement usée, et réparée, là où elle s’asseyait, et doublée d’un matelassage maintenu avec des coutures verticales tous les quelques centimètres afin de tenir chaud. Sa particularité est une forte dysmétrie à hauteur des épaules. Il est certain que la sœur du roi avait un corps difforme et que ce vêtement s’y adaptait. Le trait commun de ces chemises royales est la toile de lin et le col en V, ce qui semble être le cas pour beaucoup de ces vêtements de dessous au xiiie siècle. Indépendamment des goûts, des modes et des conventions, ce qui reste un critère de coût est la finesse, la qualité plastique de la fibre qui permet un tissage raffiné, sophistiqué.
13ÉP Et quelle est l’importance de la forme, de la coupe, de l’assemblage ?
- 16 Voir article de C. Breniquet et al. dans ce volume, p. 28.
14SD Pendant toute la période romaine, on ne vendait pas du tissu à couper, mais des vêtements tissés en forme, d’une seule pièce, comme la tunique dont même l’échancrure est faite sur le métier ; la couture des bords est une étape de finition. Sur les tuniques des Martres-de-Veyre, par exemple, il y a plusieurs coutures16. Mais on peut s’en passer : beaucoup d’accessoires – fibules, ceintures –servent à maintenir les pièces de tissu sur soi, à les mettre en forme sur le corps. Ce sont aussi des signes de distinction sociale. Cela perdure au premier Moyen Âge.
15ÉP Parallèlement, on a la tradition de l’âge du Fer de vêtements avec des manches et des pantalons faits de pièces cousues ensemble, type de vêtement que l’on retrouve aux ive et ve siècles dans les tourbières danoises.
Cerner l’activité textile, c’est se poser la question des matières premières, des ressources nécessaires, des circuits économiques, pour aller plus loin dans l’interprétation des sites. [Édith Peytremann]
- 17 1ère édition la Découverte en 1994 ; réédition en 2003 Errance & Picard.
16SD Il me semble qu’il y a deux raisons aux vêtements tissés en forme : l’une est la volonté de ne rien perdre, d’utiliser la matière première au mieux ; l’autre est une réticence, un tabou, à couper ce qui a été tissé. On retrouve ce tabou dans l’importance de traditions liées au fil ou au tissage dans diverses cultures, à diverses époques. Les métaphores textiles sont partout (le fil d’une histoire, filer du mauvais coton…) et dans le nombre d’expressions modernes, comme celles du « tissu social », du « tissu urbain ». Le tissage est une métaphore de l’union. Dans les rituels de mariage, on retrouve cette symbolique de nouer, entrecroiser des fils ou des rubans, parfois d’enrouler le couple dans un tissu. Dans leur livre Le Métier de Zeus : mythe du tissage et du tissu dans le monde gréco-romain, un essai d’anthropologie gréco-romaine, John Scheid et Jesper Svenbro17 s’appuient sur la métaphore du tissage pour développer l’organisation du politique, du mariage, de la parole…
- 18 Libro de Geometría. Pratica y Traça, Madrid, Guillermo Drouy impr., 1580.
17AC À l’époque moderne, où l’on produit de grandes pièces qui vont être coupées et assemblées, et donc des chutes, la préoccupation économique se déduit à la lecture des premiers livres de patrons imprimés, comme celui de Juan de Alcega18. Les planches de coupe témoignent d’une bonne maîtrise de la géométrie et permettent de générer des chutes utilisables. J’ai étudié dans les collections du musée des Arts décoratifs de Paris des vêtements du xviiie siècle : leur doublure (ce qui ne se voit pas) est un assemblage de chutes.
- 19 C. Debaine-Francfort, A. Idriss (dir.), Keriya, mémoires d’un fleuve, Paris, Findakly, 2001.
18SD Au Xinjiang, les pièces de vêtement avaient des formes très particulières et j’ai pu faire l’hypothèse que ces formes permettaient de ne rien perdre des tissus19. Dans les Andes, depuis le IIe millénaire avant notre ère, on tisse à quatre lisières et on prévoit la forme et la dimension de l’objet selon l’usage prévu (carré, rectangle, en sablier…). La croyance est que si l’on coupe le tissu, il meurt.
19ED Les Andins n’utilisent donc pas un métier avec un cadre prédéterminé. Trouver les traces d’ourdissage est compliqué pour nous, archéologues. Certains ensembles de trous de poteau ont été interprétés comme l’emplacement des piquets servant à ourdir, mais ces hypothèses restent fragiles. Et on ne peut miser sur un procédé unique !
20SD Exactement ! Les exemples en ethnologie sont très divers et illustrent cette créativité de procédés et d’usages liés au tissage. En Afrique de l’Ouest, le métier à tisser est pliable et tient sous le bras ; c’est une espèce de trépied actionné par des pédales, où sont fixées des poulies reliées aux deux lices ainsi qu’un petit peigne-guide en bambou. Les tisserands réalisent à une vitesse phénoménale des bandes de 8 à 15 centimètres de large. Assemblées entre elles, elles servent à faire des vêtements notamment. Roulées sur elles-mêmes, elles sont des monnaies d’échange, des dons lors de rituels. En Bolivie, ils installent deux barres sur quatre pieux et se lancent des bobines de fil pour ourdir entre les deux barres. La distance entre elles sera la longueur de la chaîne et le nombre de fils est déterminé selon la largeur voulue. Chaque tissu est unique. Ce système à quatre lisières leur a permis de créer des tissus avec des chaînes discontinues, par exemple. Le constat est qu’ils ont fait tout ce qui semble possible en textile, avec des niveaux de complexité exceptionnels. On peut dire qu’ils ont eu une vraie jouissance à élaborer tous ces procédés. Ils croisent et lient les fils et obtiennent une chaîne alors que chez nous, si les fils sont liés c’est qu’il s’agit de la trame. Dans les Andes sont conservés des milliers de textiles archéologiques, dont certains inachevés, ce qui aide à comprendre comment ils avaient été faits. Par exemple, on a retrouvé des fils de trame tissés avec des fils de chaîne assez gros et espacés. Il semblerait que ces fils de trame, liés entre eux, pouvaient être tournés de 90° pour devenir les fils d’une chaîne discontinue. En quelque sorte, il s’agissait d’un tissage en deux étapes : la trame du premier tissage devenant la chaîne du second. Une telle liberté de création, à partir de deux bouts de bois, est étonnante !
21AC Dans l’Europe moderne, coexistent des grands métiers pour tisser à grande largeur et de nombreux tout petits métiers qui relèvent de pratiques domestiques, pour faire des rubans, des passements, des étoffes décoratives. J’avoue avoir du mal à restreindre cette activité à quelque chose qui servirait uniquement à « l’éducation des femmes » comme on le fait trop souvent, voire à leurs loisirs. C’est bien sûr manifeste dans les traités qui recommandent d’éviter l’oisiveté des jeunes filles et des femmes grâce à ces activités et dans l’iconographie de scènes de vie aristocratique. Mais la présence de ces petits métiers dans les inventaires après décès de personnes de classes sociales bien moins favorisées indique qu’il s’agissait alors d’une activité de femmes qui générait des revenus complémentaires pour la famille.
- 20 Goetz H.-W. (dir.), Weibliche Lebensgestaltung im frühen Mittelalter, Cologne (Allemagne) Vienne (A (...)
22ÉP Pour le haut Moyen Âge, selon les historiens, le tissage est une activité féminine, pas un métier, mais une production, au sein de ce qui est encore souvent qualifié de gynécée, donc un lieu domestique20. Pour les périodes ultérieures, est-il possible de voir si et quand les métiers liés à la fabrication du vêtement passent d’un genre à l’autre, d’un mode de productivité à un autre ?
- 21 Suivant le processus classique : apprentissage, chef-d’œuvre, maîtrise...
- 22 Faubourg de Paris à cette époque.
23AC Tout dépend de la chronologie, du contexte rural ou urbain et du type de métier considérés, à partir du moment où se structure la règlementation des métiers au cours du Moyen Âge. En ce qui concerne le métier de brodeur à Paris, les premiers règlements datent de la fin du xiiie siècle : on y liste 80 femmes et 14 hommes. Peu à peu, le nombre d’hommes augmente et ils sont cités en début de liste tandis que les femmes sont souvent citées comme étant la femme, fille ou sœur de… Dans les articles du règlement, le masculin est systématiquement décliné en féminin. Mais à la fin du xve siècle, le féminin disparaît du texte : on ne parle plus de broderesse mais uniquement de brodeur, plus d’apprentisse mais seulement d’apprentis. Au xvie siècle, cette règlementation prévoit encore que les femmes puissent accéder à la maîtrise21, mais dans les registres de réception à la maîtrise, dans les faits donc, à Paris aucune femme n’y accède. Quelques-unes y arrivent dans des zones « marginales » comme les faubourgs, à Saint-Germain-des-Prés22 par exemple. Le métier de brodeur était au xvie siècle un métier d’hommes et pourtant, dans notre imaginaire, c’est un métier féminin. Il est vrai que des femmes ont continué à travailler dans l’atelier, certaines dans l’illégalité. Et ce sont alors essentiellement les archives judiciaires qui révèlent leur présence.
- 23 Cordes permettant d’actionner les fils de chaîne pour créer les motifs.
24SD À Lyon au xviiie siècle, les tireuses de lacs23 étaient des femmes. Elles avaient rapidement des problèmes de santé et des déformations corporelles tant c’était lourd. Les tisserands râlaient parce qu’elles allaient trop lentement ! La mécanique Jacquard a été alors inventée, non pas comme on le dit souvent pour créer des tissus fabuleux, mais pour remplacer les tireuses de lacs et créer des tissus avec de petits dessins (104 crochets ne permettent pas de faire de grands dessins) et de qualité moindre.
25AC La vision pittoresque de professions comme celle de la broderie se délite lorsqu’on regarde de plus près divers types d’archives. Au début de l’époque moderne, la confection de vêtements de grand luxe est aux mains d’entrepreneurs qui recrutent une main-d’œuvre nombreuse, achètent des matériaux chers et doivent avoir une trésorerie importante. J’ai en tête un exemple de vêtements réalisés à la demande de François ier pour une rencontre diplomatique avec Henry VIII : pour les broder, il a fallu 1 034 brodeurs ! Mais il y avait également des tailleurs en grand nombre et d’autres artisans. À l’époque, ces vêtements étaient très sophistiqués et tous travaillaient conjointement, dans l’urgence. Parmi ces fournisseurs de la cour, on connaît une femme, la brodeuse Charlotte Brunet, pensionnée par le roi François Ier.
26ÉP Pour ces périodes modernes, l’activité textile féminine serait aussi bien source d’asservissement que de libération ?
- 24 Elles fabriquent le linge de corps et le linge d’hôtellerie à partir de toiles de lin.
- 25 Stratégies pour un emploi : travail féminin et corporations à Rouen et à Lyon, 1650-1791, Revue d'h (...)
- 26 Car certains de ces marchands vendent des accessoires et des pièces d’habillement.
- 27 Fabricating Women. The seamstress of Old Regime France, 1675-1791, Durham, Duke University Press, 2 (...)
27AC Il y a eu effectivement des corporations féminines fortes, exceptionnelles, comme celles des lingères24, à Paris et ailleurs. Les travaux de Daryl M. Hafter25 sur les lingères à Rouen ont montré leur combativité. Elles n’hésitent pas à faire des procès aux merciers26, par exemple. Gravitent autour plusieurs petits métiers féminins : faiseuse de dentelle, faiseuse de points coupés… Ces ouvrières proviennent en partie de structures qui recueillent des orphelines. Dans les textes, il est dit que c’est afin de leur donner un moyen de gagner leur vie. Elles travaillent à domicile, dans des ateliers et pour des marchands. Plus tard, à la fin du xviie siècle, apparaît la corporation des couturières à Paris, étudiée par Clare Crowston27. Le genre des métiers est mouvant, mais avec une constante : dès que le métier permet de gagner plus d’argent et d’être socialement valorisé, bien souvent il devient masculin.
28ÉP Si ces métiers se font et se défont au gré de phénomènes de mode, en est-il de même pour l’outillage ?
- 28 Costumière et historienne du vêtement britannique (1932-1998).
29AC Je n’ai pas travaillé cette question, très intéressante. La fraise, en effet, nécessite un outillage particulier : les fers à godronner. Il faut aussi un outillage spécifique pour ces ornements très à la mode au xvie siècle qu’on appelle les taillades, les découpures, les crevées… ces fentes qui permettent de faire bouffer la chemise ou une étoffe intermédiaire et de créer un contraste de couleur et de relief. Les artisans spécialisés dans ces techniques, les gaufreurs, découpeurs, égratigneurs, utilisent divers types de fers très spécifiquement adaptés. Cette corporation obtient ses statuts à la fin du xvie siècle, puis disparaît sans doute de n’avoir pu résister à l’opposition de groupes de métiers plus puissants comme les brodeurs et les tailleurs, qui veulent récupérer ces commandes. Janet Arnold28 a publié quelques fers conservés au Victoria and Albert Museum qui correspondraient à ceux employés pour réaliser ce type de décors, notamment des emporte-pièces. Dans les inventaires après décès, on trouve mentionnés des fers, fers à gaufrer, ciseaux, rasoirs, mais dans ces documents, il est difficile d’identifier avec certitude l’outil et son usage. Les autres sources, iconographiques, comptables, etc., renseignent sur le commerce, mais peu ou pas sur l’organisation du travail. J’imagine qu’en archéologie, vous arrivez à mieux voir comment cela s’organise, spatialement au moins.
30ÉP Les problèmes sont autres ! Ces activités ne laissent pas forcément de traces au sol. Par contre, les énergies qu’elles utilisent (eau, feu) peuvent en laisser. On peut avoir des traces d’arrachements de matériel et d’aménagements, surtout dans des contextes modernes.
31SD Qu’en est-il de l’archéologie expérimentale ou autres expérimentations de techniques anciennes ?
- 29 Historienne australienne de la culture vestimentaire (Institut des sciences humaines et sociales, A (...)
32AC Pour comprendre les techniques employées entre le xvie et le xixe siècle, le travail des ateliers de la Comédie française est précieux. Ils chinent de vieux outils, essaient de reproduire des gestes. C’est l’un des rares endroits où l’on peut pratiquer et apprendre des métiers liés aux vêtements qui n’existent plus. Et en ce qui concerne l’archéologie expérimentale, il y a des essais dans les pays anglo-saxons où costumiers et historiens du costume dialoguent depuis longtemps. On peut citer en particulier une recherche menée par Sarah A. Bendall29 sur le vertugadin, ce dessous structurant qui permettait d’obtenir cette silhouette de mode très caractéristique du xvie siècle. Janet Arnold a publié les grands volumes Patterns of fashion (relevés de costumes et de pièces vestimentaires) dont on se sert tous, qui aident à comprendre le vêtement en passant par sa reconstitution.
33ÉP Les expérimentations archéologiques fiables en filage, tissage, teinture ne manquent pas. Ce n’est pas le cas pour les vêtements. Ceux qui s’y essaient n’ont pas forcément la rigueur scientifique et la culture historique indispensables. Ce que nous devons garder à l’esprit et que vous confirmez est qu’au-delà de la production du neuf par des artisans spécialisés, réservée aux plus hautes élites, s’habiller passe par une production domestique limitée et sommaire et surtout par une économie de la récupération.
34AC La friperie, à Paris, est encadrée dès la fin du xiiie siècle. Les textes de règlementation du métier, très stricts pour s’assurer de la bonne renommée de ces artisans, permettent de voir quels étaient les risques et les pratiques à contrôler : le vol et le recel. On constate aussi que les fripiers sont très nombreux, car l’achat du vêtement d’occasion est effectivement le moyen courant de se procurer des vêtements. C’est une réalité urbaine, mais elle devait exister à la campagne. Comme tant d’autres biens ou matériaux jusqu’au début du xxe siècle, le vêtement ne se jette pas. Il s’intègre dans une économie du recyclage et se porte usé jusqu’à la corde. Il faut se départir de l’idée d’une clientèle de marchandises au rabais, uniforme et plutôt modeste. En fait, elle est diversifiée et couvre un large spectre social. Les fripiers vendent, louent aussi, et sont parfois spécialisés. Dans les inventaires après décès de fripiers parisiens au xvie siècle, il est aussi fait mention de vêtements qui sont désassemblés pour les réemployer différemment, pour les reteindre puis les faire entrer dans un nouveau cycle d’usage ; un commerce de morceaux, pour rapiécer, rembourrer… ou être réemployés comme matière première.
35SD Et ce cycle de remploi peut donner lieu à tant d’inventivité, de créativité ! Dans les Andes, le moindre bout de tissu est réutilisé, par exemple dans les couvertures. Elles sont hallucinantes, une vraie composition de toute l’histoire des textiles d’une famille.
Notes
1 Enseignement à l’EHESS avec Eric Vandendriessche et Marc Chemillier : Des « arts de penser » les mathématiques : introduction et études de cas en ethnomathématique.
2 Spécialiste des tissus du monde arabo-musulman.
3 Sur ce sujet, voir « Chiffons dans le désert : textiles des dépotoirs de Maximianon et de Krokodilô », in H. Cuvigny (dir.), La Route de Myos Hormos. L’Armée romaine dans le désert oriental d’Égypte, Le Caire, Institut français d’archéologie orientale, 2003, p. 619-659.
4 Tissus d’Egypte témoins du monde arabe VIIIe-XVe siècles. Collection Bouvier, Catalogue d’exposition, Musée d’art et d’histoire, Genève, 1993-1994, Thonon-les-Bains, Albaron, 1993.
5 Un des maîtres de l’école siennoise du Trecento (environ 1290 – 1348).
6 Ecclésiastique anglais (vers 1550-1614) connu pour avoir développé la bonneterie dans les Midlands grâce à l’invention d’une machine à tricoter avec automatisme, mentionnée dans l’Encyclopédie de Diderot.
7 « The use of local fibres for textiles at Neolithic Çatalhöyük », Antiquity, 35-383, 2021, p. 1-16.
8 Pinna nobilis.
9 Voir le site de Felicitas Maeder : https://muschelseide.ch/en/historical-aspects/
10 Une biologiste et une styliste se sont associées en 2015 pour créer la start-up Sericyne. Elles font produire aux vers à soie des plaques plates ou de diverses formes.
11 Torimaru T., One Needle, One Thread. Miao (Hmong) embroidery and fabric piecework from Guizhou, China, University of Hawaï, 2008.
12 Responsable du bureau d’analyse Archeo Tex, université de Berne (Suisse) : Fibres. Microscopy of Archaeological Textiles and Furs. Budapest, Archaeolingua, 2016, p. 141-146, 152-157.
13 La Draperie au Moyen Âge. Essor d’une grande industrie européenne, Paris, CNRS éd., 1999.
14 Voir article de F. Renel dans ce volume, p. 58.
15 Découverte dans la tombe de cet évêque (1170-1247), dans l’abbaye cistercienne de Santa María de Huerta, à Soria, en Espagne.
16 Voir article de C. Breniquet et al. dans ce volume, p. 28.
17 1ère édition la Découverte en 1994 ; réédition en 2003 Errance & Picard.
18 Libro de Geometría. Pratica y Traça, Madrid, Guillermo Drouy impr., 1580.
19 C. Debaine-Francfort, A. Idriss (dir.), Keriya, mémoires d’un fleuve, Paris, Findakly, 2001.
20 Goetz H.-W. (dir.), Weibliche Lebensgestaltung im frühen Mittelalter, Cologne (Allemagne) Vienne (Autriche), Böhlau, 1991.
21 Suivant le processus classique : apprentissage, chef-d’œuvre, maîtrise...
22 Faubourg de Paris à cette époque.
23 Cordes permettant d’actionner les fils de chaîne pour créer les motifs.
24 Elles fabriquent le linge de corps et le linge d’hôtellerie à partir de toiles de lin.
25 Stratégies pour un emploi : travail féminin et corporations à Rouen et à Lyon, 1650-1791, Revue d'histoire moderne et contemporaine 2007, t. 54-1, p. 98-115.
26 Car certains de ces marchands vendent des accessoires et des pièces d’habillement.
27 Fabricating Women. The seamstress of Old Regime France, 1675-1791, Durham, Duke University Press, 2001.
28 Costumière et historienne du vêtement britannique (1932-1998).
29 Historienne australienne de la culture vestimentaire (Institut des sciences humaines et sociales, Australian Catholic University) ; a publié en 2021 Shaping Feminity, chez Bloomsbury Publishing.
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Pour citer cet article
Référence papier
Sophie Desrosiers, Édith Peytremann, Astrid Castres et Catherine Chauveau, « Vêtement, fabrique de technique et d’être [Débat] », Archéopages, 49 | 2023, 80-87.
Référence électronique
Sophie Desrosiers, Édith Peytremann, Astrid Castres et Catherine Chauveau, « Vêtement, fabrique de technique et d’être [Débat] », Archéopages [En ligne], 49 | 2023, mis en ligne le 12 janvier 2024, consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/16336 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/archeopages.16336
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