1Entre 1787 et 1789, des hivers rudes et des périodes de sécheresse entraînent une baisse des récoltes et une crise alimentaire, ce qui provoque des émeutes dans les campagnes françaises, les paysans devant s’acquitter malgré tout de leurs obligations en matière d’impôts. La révolution de 1789 est plutôt bien accueillie dans l’Ouest, car elle offre à la population rurale l’espoir, d’une part, d’être libérée des droits seigneuriaux et, d’autre part, de pouvoir acquérir les propriétés foncières du clergé. Toutefois, cette population subit en fait l’augmentation des impôts, la dépréciation des assignats, la vente des biens du clergé au profit des bourgeois des villes et la constitution civile du clergé. Cette dernière, réprouvée par le pape, sous-entend que les sacrements ne sont plus opératifs, ce qui constitue une grave menace pour le salut des âmes. Or, le monde familial rural du Massif armoricain est profondément soudé et marqué par l’emprise religieuse, contrairement au Bassin parisien, plus individualiste. Le désir d’autonomie régionaliste et de stabilité religieuse fait partie des raisons du soulèvement des populations de l’Ouest.
2Les combats au Mans interviennent lors de l’expédition militaire connue sous le nom de « virée de Galerne », qui voit l’armée royaliste traverser la Loire en direction du nord. Cette campagne a pour objectif la prise d’un port en eaux profondes afin d’assurer le débarquement de troupes anglaises et, avec ce soutien, rétablir le pouvoir monarchique. Après les violents combats des 12 et 13 décembre 1793, les rues de la ville sont parsemées de cadavres. La population mancelle, abandonnée par ses élites municipales et par l’armée républicaine, doit se charger elle-même de l’enlèvement de ces corps. S’ensuivent des enfouissements de circonstance : on se débarrasse des cadavres qui jonchent les rues, sans discrimination d’âge, de sexe, de statut social [ill. 1]. Les ossements portent l’identité d’un individu, son âge, son sexe ; ils racontent l’histoire d’un corps, que les techniques actuelles permettent de préciser de plus en plus finement. L’analyse de ces marqueurs squelettiques exprime bien sûr une histoire incomplète mais révèle tout de même des indices sur les hommes et femmes du passé. De ce fait, l’étude des 154 corps retrouvés dans les fosses du Mans permet de retracer la composition d’une partie de l’armée catholique et royale.
1. Vue des fosses en cours de fouille (Le Mans, place des Jacobins, 2010).
Responsable d’opération : Pierre Chevet, Inrap.
É. Cabot/Inrap.
3Ces corps enfouis collectivement sont pour certains encore habillés. Ainsi, ce sont 80 fragments qui ont été isolés au contact des corps ou entre les corps enfouis (en raison du phénomène de percolation vers le fond des petits éléments) [cf. encadré « Description des fragments »]. Les indices vestimentaires sont représentés principalement par les boutons (en os, métal ou verre) mais aussi par des éléments métalliques de ceintures, boucles ou épingles. L’oxydation de ces éléments métalliques a permis la préservation des fragments de tissu, de même que la chaux versée au contact des corps avant condamnation des fosses.
Description des fragments
Sur les 22 pièces confiées pour étude, seules 17 présentent, sous forme de traces, indices ou fragments de quelques centimètres, des éléments de textiles ; elles correspondent à 14 squelettes. Aucune trace de couture n’a pu être décelée, sauf sur le fragment de toile imprimée de la sépulture 808, qui contenait quelques pièces de monnaies. La couture, grossièrement réalisée, n’a pas pu être étudiée, car ce contenant n’a été ouvert qu’en 2013 afin d’étudier les monnaies qu’il refermait. Seuls les emplacements des fragments sur les corps ont pu aider à l’interprétation de leurs fonctions. Les boutons ont également été étudiés. Ils sont au nombre de 54, répartis en trois catégories : boutons en tabletterie, en métal et en verre. Ceux-ci, dont l’emplacement sur les défunts a bien été spécifié et, associés parfois aux tissus, ils ont également été une aide précieuse au développement de cette étude.
Squelette n°5
Ce jeune adulte porte une culotte fermée devant par un « pont » boutonné avec quatre ou cinq boutons en os recouverts et resserré aux genoux par des boutons en alliage cuivreux (quatre à gauche et cinq à droite) recouverts d’une toile de lin (Garsault, pl. 12). Il porte certainement, sur une chemise, une veste (ou lévite ou justaucorps) à boutons en os recouverts. La boucle est plausiblement issue d’une ceinture portée en bandoulière sur la veste, supportant une épée retirée lors de l’inhumation. Cette veste comporte probablement une dizaine de boutons en os recouverts sur le milieu à l’avant, deux boutons à chaque poche et deux autres au niveau du pan d’ouverture de l’arrière ; à moins que, par-dessus, une redingote ou un manteau soit également porté, répartissant ainsi le nombre de boutons. La présence de quatre épingles est difficilement explicable. Néanmoins, on peut supposer que celles-ci correspondent à des épingles de couture ou d’ordonnance. Elles pourraient également maintenir, caché à l’intérieur de la veste ou du vêtement de dessus, un signe distinctif d’appartenance à la royauté de type cocarde blanche (Devocelle 1992, p. 360).
Squelette n°7
Deux boutons rondelles en os de deux centimètres de diamètre ont été retrouvés au niveau du bassin. Ils ferment probablement une culotte. La boucle retrouvée sur le tibia gauche de ce jeune adulte pourrait correspondre à une boucle jarretière de guêtre ou de culotte en cuir.
Squelette n°8
Un bouton rondelle d’environ un centimètre a été prélevé au niveau du torse de ce défunt. Ce type de bouton est propre aux boutons de chemise recouverts de tissu.
Squelette n°306
Comme le sujet no 8, cet homme porte probablement une chemise dont l’encolure est fermée par deux boutons rondelles de un centimètre de diamètre, probablement recouverts du même tissu que la chemise.
Squelette n°309
Les boutons prélevés sur ce jeune adulte proviennent tous de la partie inférieure du corps. Deux boutons à queue en os ferment possiblement la taille d’une culotte. Des boutons en verre relevés à proximité des genoux ferment probablement le bas de la culotte au niveau de la partie inférieure de l’extérieur des fémurs.
Squelette n°310
Comme le sujet n° 309, cet homme porte une culotte fermée à la taille et au niveau des genoux par 13 boutons rondelles.
Squelette n°314
Le bouton rondelle d’environ un centimètre découvert sur cet homme n’a pas été localisé sur le corps.
Squelette n°524
Ce sujet porte un bouton à queue en os de deux centimètres de diamètre, découvert sous la main gauche au niveau du sternum. Il s’agit probablement d’un bouton de veste.
Squelette n°544
Le bouton rondelle de 0,8 centimètre de diamètre découvert dans les côtes droites de cet homme est probablement un bouton de chemise.
Squelette n°548
Le textile localisé au niveau de la clavicule gauche de ce jeune homme est un fragment de vêtement tricoté en laine, possiblement maintenu au moyen d’une épingle. Peut-être s’agit-il d’une camisole.
Squelette n°804
Du tissu piégé dans la chaux se trouve au niveau de l’épaule droite de cette femme. L’origine des fibres comme la fonction de ce textile sont difficilement interprétables.
Squelette n°808
Les seuls vestiges de textile que porte cette jeune femme sont un petit fragment de laine tricotée et un textile replié et cousu maintenant un lot de vingt monnaies, découverts à l’arrière du corps, au niveau du bassin. Des traces de laine attenantes au textile laissent supposer que les monnaies étaient maintenues et cachées dans l’ourlet du tricot. Le textile de la bourse est décoré de petites croix rouges sur fond blanc, ce qui est typique des toiles imprimées très en vogue au XVIIIe et XIXe siècle au cou des paysannes.
Squelette n°912
Le fragment de tricot emprisonné dans de la chaux, localisé sur le rein droit de ce jeune homme, illustre les propos sur la camisole portée durant les périodes de froid, en général entre la chemise et la veste.
Squelette n°1003
Le fragment de cuir prélevé sous les vertèbres lombaires de cet homme âgé est peut-être un lien de laçage du dos de culotte.
4Du Moyen Âge jusqu’à la Période moderne, le lin et le chanvre sont cultivés dans les campagnes humides françaises. La majorité des familles de ces régions possède alors un rouet, ce qui permet le filage des fibres végétales ou animales (laine) et dans certains cas la possibilité de s’assurer un complément de revenu (Chassagne 1979, p. 97). Par ailleurs, depuis la fin du xive siècle, des cités normandes comme Rouen, Louviers, Elbeuf ou Honfleur possèdent de nombreux métiers à tisser. Ces gros sites de production textile tissent jusqu’au début du xviie siècle de la laine fine provenant d’Angleterre ou d’Espagne, puis le coton durant les périodes plus récentes. Leur proximité avec la mer ou le fleuve de la Seine est un atout qui leur assure la possibilité de recevoir des matières premières à filer ou de transporter les marchandises vers d’autres ports ou vers Paris (Pinard 1990, p. 283).
5À la fin du xvie et au début du xviie siècle, la production drapière décroît considérablement. Cette chute est due principalement à la concurrence anglaise et hollandaise mais aussi à la médiocre qualité des productions textiles et des teintures françaises. En effet, la fabrication des draps en Hollande au xviie siècle est assurée par des ouvriers rétribués en fonction de leur production, aux tarifs convenus par eux-mêmes et les entrepreneurs. De plus, différentes innovations telles que le grand rouet, qui donne un fil plus égal et plus long, permettent de produire un drap de grande qualité (Belhost 1994, p. 459). Cette conjoncture incite Colbert à rédiger en 1663 un discours destiné à modifier certaines pratiques et à relancer la production drapière française : « Avant l’année 1600, et mesme jusqu’en 1620 et plus avant, il ne se faisoit aucune manufacture de draps en Angleterre ni en Hollande. Toutes les laines d’Espagne et d’Angleterre estoient apportées en France pour y estre filées et fabriquées, et servoient ensuite non-seulement pour la consommation du dedans, mais mesme, avec les excellentes teintures d’écarlate, bleu et autres couleurs vives, servoient aux Marseillois, qui faisoient seuls le commerce de Levant, à l’échange des précieuses marchandises des Indes, qu’ils alloient prendre au Caire, et, après les avoir rapportées en France, les distribuoient par toute l’Allemagne » (Colbert, « Discours sur les manufactures du royaume », p. 257). À la suite de ces directives, à partir de 1675, la production de drap fin se remet en place de façon progressive grâce, notamment, à l’« importation » d’ouvriers hollandais sur le territoire français (Belhost 1994, p. 459). La laine française, et particulièrement celle du Nord-Ouest, plus grossière, est destinée au tissage de serges ou de frocs, plus propices à la fabrication des vêtements populaires.
- 1 Le commerce du coton se développe grâce, entre autres, aux ports de la compagnie des Indes, qui pou (...)
- 2 La futaine, première toile qui emploie le coton en trame et le lin ou le chanvre en chaîne, est imp (...)
6Dès la fin du xviie siècle et le début du xviiie siècle, l’industrie, déjà massivement textile, développe progressivement la production des toiles de coton pour répondre à une demande de plus en plus importante des aristocrates et des bourgeois, qui se sont entichés des toiles peintes importées d’Inde1 pour se vêtir ou se couvrir le cou. Ces mouchoirs de cou se diffusent également dans la classe populaire (Margoline-Plot 2011, p. 112). Cependant, la production de ces « indiennes » en France engendre une diminution de la production de textiles de soie, de laine, de lin et de chanvre au profit, tout d’abord, de toiles mélangées de coton et de lin ou de chanvre puis de toiles entièrement de coton2 (Woronoff 1989, p. 1048 ; Kasdi, Ghesquier-Krajewski 2014, p. 57-82). La demande devient tellement importante que presque toutes les régions de France filent ou tissent ces toiles, qui seront teintes ou peintes [cf. encadré « La technique d’impression sur étoffe »]. En 1686, les fabricants de soie, de lin et de laine demandent à Louis XIV d’interdire leur importation et leur production. Cette nouvelle industrie d’indiennage, principalement huguenote, doit s’expatrier vers la Suisse, en raison de la révocation de l’édit de Nantes, puis se réimplantera sur le territoire français en 1759. Les importations d’indiennes diminuent pour laisser la place à des entreprises fructueuses qui se développent à Rouen, Nantes, Lyon, Mulhouse, Jouy-en-Josas, Angers etc.
La technique de l’impression sur étoffe
L’impression sur étoffe est un savoir-faire complexe qui nécessite plusieurs étapes. Le textile doit subir plusieurs opérations destinées à le préparer à recevoir les colorants. Tout d’abord, les toiles de coton (calicot) doivent subir plusieurs lavages dans un bain de potasse afin d’ôter l’apprêt de graisse dont elles sont recouvertes. Elles sont ensuite « brûlées » pour enlever le duvet qui les couvre (et qui empêcherait une bonne impression), baignées dans un bain d’eau additionné d’acide sulfurique (afin de retirer les taches ferrugineuses) puis passées à froid à la calandre pour écraser le gain de l’étoffe. Vient l’étape du mordançage, réalisé avec des sels métalliques destinés à fixer les couleurs pour résister aux lavages. Le mordançage peut être total ou partiel selon le décor. Dans ce dernier cas, il est appliqué à l’aide de planches de bois gravées, de plaques ou de rouleaux de cuivre. Le textile est ensuite baigné dans le bain de teinture, lavé et séché. Les parties non mordancées retrouvent ainsi la couleur initiale du tissu (Doré dir. 2007, p. 29).
- 3 Les industries françaises se doteront de ces machines anglaises au XIXe siècle et ouvriront ainsi l (...)
7À la fin du siècle des Lumières, le traité de commerce de 1786 avec l’Angleterre favorise une concurrence sévère pour les fabrications locales. En effet, il laisse entrer librement sur le sol français des produits anglais devenus bon marché grâce à la récente invention outre-Manche d’une machine nommée « spinning jenny », qui permet un filage plus rapide et moins coûteux qu’avec le rouet des campagnes françaises3. De plus, les guerres de la Révolution puis de l’Empire nuisent aux importations de coton des colonies américaines et entraînent la réquisition des matières premières locales, comme le chanvre pour les cordages militaires maritimes (Pinard 1990, p. 286). Dans la région de Cholet, bien que l’industrie textile se soit très bien développée au début du xviiie siècle, elle interrompt toute activité à cause des guerres de Vendée (Chassagne 1979, p. 108 ; Dollé 2000, p. 79).
8Contrairement à ceux de la bourgeoisie et de l’aristocratie, les vêtements populaires au xviiie siècle évoluent lentement. Pourtant, le peuple suit la mode. Cette dernière se modifie plus ou moins rapidement selon les régions, les époques et les catégories sociales (Garnot 1988, p. 401).
9Durant le siècle des Lumières, le vêtement populaire masculin est constitué d’une chemise de gros lin ou de chanvre, d’une veste de drap de laine, d’une culotte, de jambières ou guêtres et de souliers de gros cuir voire de sabots. À la fin du siècle, ce type de vêtement sera conservé par une population à sensibilité royaliste, par manque de moyens ou par contradiction avec le vêtement révolutionnaire.
10La chemise est le vêtement de base porté par tous les hommes de toutes les catégories sociales. Seuls les détails et la matière diffèrent. Dans les milieux aisés, la chemise de lin fin est changée plusieurs fois par jour, car « c’est le changement de chemise qui tient lieu de lavage » (Vigarello 1985, p. 68). Le linge doit être blanc, sans tache. Le col et les manches sont bordés de dentelles ou brodés (Gendrot et al. 2020, p. 82). Pour le petit peuple, la chemise, qui est plus souvent de chanvre, a également fonction de maillot de corps ou de chemise de nuit.
11Généralement, la chemise est assez ample, souvent longue. Elle est plissée ou froncée au niveau de l’encolure et des manches afin de lui donner cette amplitude. Les plis du bas des manches sont maintenus par le poignet et ceux de l’encolure, par le pied de col fermé par un ou deux boutons d’environ 1 à 2 centimètres de diamètre, recouverts du même tissu que la chemise pour les plus humbles.
- 4 En 1706, la communauté des patenôtriers est réunie avec celle des patenôtriers-boutonniers d’émail (...)
12Quelques boutons rondelles associés à des défunts des charniers du Mans (sujets nos 5 ; 7 ; 8 ; 306 ; 310 ; 314 ; 544) peuvent correspondre à ces boutons en tabletterie, reconnaissables à leur perforation centrale [ill. 2]. Ils sont également nommés « moules de boutons » car destinés à supporter soit un textile soit du métal (la coquille). Leur matière première, extraite d’os plats — de type côtes, majoritairement de cheval ou de bœuf (Bonnissent 2012, p. 69) —, a l’avantage d’être facile d’accès et très peu coûteuse. Leur fixation au vêtement se fait soit grâce à une tige métallique introduite dans la perforation soit, une fois recouvert de textile, par un fil de couture. Ces moules de boutons sont fabriqués par les patenôtriers ou par des boutonniers faiseurs de moules de boutons (Encyclopédie, s. v. « Boutonnier », pl. I). Les boutons en verre sont réalisés par les « boutonniers en émail, verre4 et cristalin » (Savary des Bruslons, col. 456).
2. Boutons rondelles en os issus du sujet n° 310.
É. Cabot/Inrap.
13La mode du bouton sur l’habillement masculin apparaît au xviie siècle, avec l’accroissement du nombre de pièces de vêtement. En effet, sous le justaucorps, qui va devenir l’habit, est portée la veste, qui devient le gilet au xviiie siècle. Ces différentes pièces de costume s’ornent d’un foisonnement de boutons qui, chez les riches aristocrates, n’ont aucune autre utilité que l’ostentation. Ces boutons-bijoux sont en pierres précieuses telles que le diamant, le rubis, le saphir, l’émeraude, la topaze, etc. À la cour, tous ne peuvent pas suivre cette mode dispendieuse. Aussi, afin d’imiter les princes, certains boutons se couvrent de verre [ill. 3 et 4], de pierres incolores ou de métal (Heuzé 2015, p. 118-120).
3. Le Coup du bouton, Wiliam Humphrey, 1777.
Cette gravure offre une représentation de la mode des boutons en métal ou en strass portés en France et au Royaume-Uni.
Bibliothèque nationale de France.
4. Les boutons de culotte en verre de la sépulture 309.
Ils illustrent parfaitement la mode des boutons-bijoux, reprise également par la bourgeoisie.
É. Cabot/Inrap.
14Les culottes, portées par la grande majorité des hommes de la classe populaire, sont des vêtements courts, portés relativement près du corps, s’arrêtant aux genoux et fermés à la taille et au niveau des genoux. Elles sont généralement de lin, de drap de laine, de soie pour les plus riches ou de cuir. On distingue deux sortes de culottes : la culotte à braguette, se fermant sur le haut du milieu à l’avant par une patte boutonnée d’environ cinq boutons, et la culotte à pont, munie d’un grand rabat qui part de l’entrejambe et se boutonne à la taille [ill. 5]. Un laçage de cordelette ou de cuir, au dos de la taille, permet d’adapter la culotte aux mensurations de son propriétaire. Le fragment de cuir de la sépulture 1003 pourrait correspondre à ce type de lacet. La fermeture du bas de culotte, au niveau des genoux, se fait grâce à une succession de boutons mais peut également être maintenue par une languette à boucle ou jarretière.
5. Détail de l’Art du tailleur de Garsault représentant les différents éléments composant la culotte à pont.
Bibliothèque nationale de France.
15Les révolutionnaires se démarquent tout d’abord en arborant des pantalons longs. Ils sont dorénavant des sans-culottes, immortalisés par le comédien Chenard, porte-drapeau à la fête civique du 14 octobre 1792, dans les attributs du révolutionnaire type [ill. 6]. Le pantalon emprunté aux marins, porté avec des bretelles (Boucher 2008, p. 317), représente le peuple des travailleurs, en opposition à l’homme oisif porteur de culotte (Bard 2010, p. 32).
6. Portrait du chanteur Simon Chenard (1758-1832) en costume de sans-culotte, porte-drapeau lors de la fête en l’honneur de la liberté de la Savoie le 14 octobre 1792.
Peint par Louis-Léopold Boilly.
CC0 Paris Musées/Musée Carnavalet — Histoire de Paris.
16Par-dessus la chemise, on porte la carmagnole, petite veste courte en drap de laine, cintrée et fermée par deux rangées de boutons. Son nom dérive de La Carmagnole, chant et danse révolutionnaires de 1792, originaires de la région de Marseille (Pellegrin 1989, p. 42). Les pieds sont chaussés de sabots ou de chaussures à lacets — les boucles étant l’apanage des nobles —, et vient enfin le bonnet rouge qui deviendra le bonnet « phrygien » de Marianne (à l’origine symbole des esclaves affranchis : Bard 2010, p. 32).
- 5 Trame de laine et chaîne de fil de lin ou de chanvre.
17Malgré cette « révolution » vestimentaire masculine, il est peu probable que toute la population française soit habillée à la manière des sans-culottes. La grande majorité de la population, n’ayant pas les moyens de s’offrir une nouvelle garde-robe, continue à se vêtir avec ses anciens vêtements. D’ailleurs, les inventaires après décès prouvent que la population démunie se fait inhumer avec ses seuls vêtements (Garnot 1988, p. 404), que l’on use, retaille et ravaude pour les maintenir le plus longtemps possible (Broutin 1982, p. 31). Pourtant, les procès-verbaux d’arrestation des mendiants durant le xviiie siècle attestent une évolution notable dans la forme du vêtement, mais peu dans les matières. En effet, les principaux textiles utilisés pour les manteaux sont le pinchinat, le camelot ou l’espagnolette, qui sont des dérivés d’un textile souvent grossier nommé « droguet »5 (Broutin 1982, p. 35) voire de velours de gueux (Chassage 1979, p. 102). Ces derniers, bon marché, en coton, laine ou fleuret grossier sur une toile ordinaire (Bezon, t. II, p. 325-327), sont « propres à vêtir les gens de basse condition » (Bezon, t. VIII, p. 24).
18Pendant les périodes de froid, une camisole ou chemisette de laine tricotée peut être portée entre la chemise et la veste. Cette camisole ou chemisette, qui a la forme de nos pulls actuels, est vendue par des marchands-bonnetiers (Savary des Bruslons, col. 398) ou tricotée par une femme de la maison (le résultat d’une laine tricotée aux aiguilles se nomme « estame » : « On fait des bas d’estame, des gants, des chemisettes, des bonnets, etc », Furetière, s. v. « Estame »). Le fragment de tricot du défunt no 912 correspond probablement à ce type de vêtement.
- 6 L’abrogation de la loi interdisant le port du pantalon pour les femmes date de janvier 2013.
19Des caleçons tricotés peuvent également être portés sous la culotte (Savary des Bruslons, col. 517) mais uniquement par les hommes, les femmes ayant l’interdiction formelle de porter cette dernière. Pourtant, quelques-unes, telles Olympe de Gouge (1748-1793), Etta Palm d’Aelders (1743-1799), Mary Wollstonecraft (1759-1797) ou certaines « citoyennes tricoteuses » tentent de profiter de cette révolution pour faire changer les mentalités (Fayolle 2012, p. 170-172). Rien n’y fait, l’abolition des privilèges ne met pas fin à la domination masculine6.
20Le vêtement féminin de la paysanne ou la domestique évolue lentement. Au cours du xviiie siècle, les pièces de base constituant une garde-robe féminine, telles que les robes, les jupes « courtes » portées sur plusieurs jupons, les tabliers, les corps et les chemises restent les mêmes, seules les matières des textiles changent selon les fonctions ou les saisons (Ruppert 1990, p. 47). Il s’agit majoritairement de laine pour les pièces externes [ill. 7] et sans doute également pour les camisoles féminines, représentées par le fragment de tricot de la défunte no 808 [ill. 8 et 9]. Comme pour les hommes, la chemise de lin ou de chanvre (pour les plus modestes) reste indispensable, mais dans une version plus longue. Vers la fin de l’Ancien Régime, la jupe et les jupons se généralisent au détriment de la robe, tout comme le corset lacé nommé également « casaquin » ou « juste » [ill. 10]. Celui-ci, adopté à la veille de la Révolution, se répand depuis les milieux urbains vers les milieux ruraux. Au même moment, tandis que la laine garde une place importante chez les hommes, les femmes adoptent le coton (Garnot 1988, p. 405).
7. Fragments de textile découverts sous l’épaule droite du sujet n° 804, une femme.
Il pourrait s’agir d’une toile de laine à carreaux rouges et blancs, et l’on peut supposer qu’il s’agit d’un corsage ou d’un mouchoir de cou.
É. Cabot/Inrap.
8. Fragment de jersey du sujet n° 808.
Ce textile de coton imprimé provient probablement d’une chute de textile ou d’un mouchoir de cou imprimé, très en vogue en 1793 et tel que l’on en faisait dans les environs de Rouen.
É. Cabot/Inrap.
9. Fragment de jersey de la sépulture 808, détail au microscope binoculaire.
V. Gendrot/DRAC Bretagne.
10. Détail de l’Art du tailleur de Garsault représentant la robe vue de face et de dos ainsi que le corps baleiné nommé « casaquin » ou « juste ».
Bibliothèque nationale de France.
21Les modes chez les nantis changent très rapidement et tendent vers plus de simplicité, sauf à la cour, au théâtre ou au bal. Ainsi, à partir de 1780, sous l’influence, entre autres, de Marie-Antoinette puis de Jean-Jacques Rousseau, les femmes abandonnent les robes à panier et les remplacent par des robes légères, tandis que les hommes adoptent la mode anglaise : jaquette, redingote, chapeaux, chaussures. Chez les plus modestes, on peut observer un décalage chronologique du style vestimentaire en comparaison avec les classes élevées, qui est dû au mode d’acquisition. En effet, la fabrication sur mesure d’un vêtement coûte très cher. La plupart des travaux d’aiguille sont réalisés par les femmes dans les familles pauvres, tandis que les riches confient ce travail à des tailleurs ou des couturières (Gendrot et al. 2020, p. 82-83). Il est intéressant de noter à ce sujet que les blanchisseuses, ravaudeuses, ouvrières en linge-dentelle-soie, couturières, chapelières sont des travailleuses pauvres, qui peuvent être sujettes à la charité (Thillay 2011, p. 111).
22La diffusion de la mode s’explique également par le commerce de revendeurs, fripiers, marchands à la toilette, lingères « en vieil », très répandu dans les villes et qui permet de se vêtir d’habits usagés et démodés. La vente aux enchères de garde-robes de personnes décédées est un autre moyen de se vêtir à moindres frais (Broutin 1987b).
23Les riches, très sensibles à leur aspect et ayant les moyens de suivre la mode au jour le jour, se défont très rapidement de leurs « anciens » habits au profit de leurs serviteurs, valets ou servantes (Broutin 1987a). Ces dernières, engagées à l’année — situation moins précaire que celles des journaliers —, perçoivent un petit salaire qui peut être agrémenté dans certains cas d’une ou deux paires de sabots et d’une ou deux aunes de toile (Sée 1925, p. 22). Ces avantages en nature sont soit cousus ou légèrement transformés, soit revendus aux marchands à la toilette, puis rachetés par une clientèle de plus en plus modeste (Broutin 1987a).
24L’extrême pauvreté pousse certaines catégories de personnes, souvent des veuves ou des paysans pauvres, à faire appel à des compagnies charitables religieuses. Ainsi, aux xviie et xviiie siècles, beaucoup d’institutions religieuses prennent en charge moralement et pécuniairement de nombreux pauvres et fournissent des vêtements sous forme de chemises, jupes, justaucorps, tabliers ou tissus, tant pour les adultes que pour les enfants (Thillay 2011, p. 114), provenant de dons, de legs et du produit mensuel de quêtes faites par un « commissaire de la bourse des pauvres » (Guyader 1994, p. 242).
25Enfin, le vol est également un moyen de se procurer de quoi se vêtir pendant les périodes de disette. Si certaines bandes organisées de voleurs écoulent des vêtements chapardés ou cambriolés sur le marché de l’occasion (Delahaye 1992, p. 246), des pauvres s’adonnent au recel de nourriture ou de vêtements afin de subvenir à leurs besoins personnels (Desmars 1995, p. 46). Ainsi, le jeune défunt no 1005 a probablement dépouillé un cadavre de soldat républicain pour se vêtir, car plusieurs boutons ont été prélevés sur celui-ci, dont un comportant une inscription en relief indiquant son appartenance au 12e régiment de dragons (Chevet, Cabot 2015, vol. II, t. 2, p. 280 et vol. II, t. 1, p. 116).
26Les fragments de textile et de cuir ainsi que les boutons prélevés dans les charniers de la place des Jacobins du Mans illustrent parfaitement l’habillement de la classe populaire de la fin du xviiie siècle, généralement oubliée des historiens de la mode et du costume et représentant pourtant la grande majorité de la population française. Cette étude permet de révéler, illustrer et fixer le mode d’habillement et d’acquisition des vêtements d’une partie importante de la population française en décembre 1793. Les éléments de tricot témoignent du travail domestique féminin, très rarement évoqué ; les boutons en os, de celui des artisans patenôtriers ; le coton imprimé évoque la volonté de suivre la nouvelle mode des « indiennes » ; enfin, les boutons en verre permettent de révéler un besoin de se distinguer mais également d’acquérir des vêtements mis au rebut par une tranche de la société plus aisée.
27De plus, les indices vestimentaires relevés lors de la fouille des charniers nous renseignent, en complément des objets personnels collectés sur les corps, quant au traitement des cadavres avant inhumation. Ainsi, loin de l’image d’un dépouillement systématique des cadavres associé à leur mise à nu, nous constatons que, pour une bonne part des défunts, les corps sont encore partiellement vêtus.