1La ville de Strasbourg, dans son évolution depuis l’Antiquité jusqu’au xixe siècle, a vu un espace particulier être intégré à son enceinte du xive siècle. En effet, le quartier dit du Marais-Vert (Grüne Bruch), toponyme en relation avec le caractère marécageux du lieu depuis l’Antiquité, est inclus dans l’enceinte alors qu’il semble rester totalement vide. Quelle est alors sa fonction dans l’organisation de la ville ? Cet article, issu d’une thèse (Xandry, 2013), va essayer de répondre à cette question en s’attachant à décrire l’évolution de cet espace du xiiie au xixe siècle, en distinguant les espaces ouverts des espaces bâtis et, au sein de cette répartition, les occupations pérennes des usages temporaires.
2Précisément, le lieu-dit du Marais-Vert correspond plus ou moins à l’espace compris entre les actuels fossé du Faux-Rempart, rue du Faubourg-de-Saverne, rue de Sébastopol et boulevard du Président-Wilson. Cependant, l’espace étudié ici sera un peu plus vaste. En effet, bien que ce toponyme ait servi de principal repère topographique pour ce quartier dans les chartes médiévales, avec le Marais-Kageneck (Kageneckerbrüch) qui le jouxte, il s’intègre en fait dans un espace « vide » qui s’insère entre les deux voies d’accès principales à l’ouest de la ville : les actuelles rues du Faubourg-National et du Faubourg-de-Pierre, anciennes voies romaines le long desquelles se sont développées des nécropoles antiques, puis des faubourgs. Ces deux faubourgs (Sainte-Aurélie, futur faubourg « National », et faubourg de Pierre) comptent parmi les plus importants de la ville au Moyen Âge avec celui de la Krutenau à l’est [ill. 1].
1. Les faubourgs de Strasbourg au xiiie siècle.
La restitution des rues présentée sur les illustrations se fonde à la fois sur l’organisation viaire de Strasbourg avant les destructions de 1870 et sur les études d’Adolphe Seyboth, qui par ressemblance toponymique rapprochent les noms de voies mentionnées dans les chartes médiévales des noms de rues de la première moitié du xixe siècle. En pointillés, hypothèse de restitution.
© DAO C. Xandry
- 1 Prétendument érigée sur la tombe de saint Arbogast.
- 2 D’après les Urkundenbücher.
3Le faubourg Sainte-Aurélie se développe à partir du haut Moyen Âge autour de la chapelle Saint-Michel1 et de l’église paroissiale de Sainte-Aurélie. Il est doté au xiiie et xive siècle d’un équipement monumental diversifié. Une porte avancée, associée à une enceinte en matériaux périssables, est ainsi attestée en 1262. Un couvent johannite s’y installe en 1225, des augustins en 1265, les dominicaines de Sainte-Marguerite en 1270 et les teutoniques en 1286. Une chapelle du Saint-Sépulcre y est construite en 1374. Troisième faubourg le plus construit au xive siècle, son paysage s’équilibrait entre maisons et jardins. On y mentionne également béguinages, étuve et boulangerie2. Le faubourg de Pierre n’est attesté qu’à partir du xiiie siècle. Il bénéficie de l’installation d’un ordre mendiant (les Sackbrüder) en 1267 dont les bâtiments passent, après la suppression de l’ordre en 1275, aux prémontrés sous le vocable de la Toussaint. L’église finit par devenir chapelle privée de la famille de Müllenheim en 1327. Du point de vue défensif, ce faubourg est protégé par une porte avancée dès 1278 alors que la première mention d’une maison ne se rencontre qu’en 1303. Son équipement se diversifie surtout au xive (hospice et poêle de la corporation des jardiniers) et au xve siècle avec étuves, boulangerie, hospice, chapelle et auberges. Entre ces deux faubourgs, ces deux voies d’accès à la ville, s’étend un espace à première vue vide [ill. 2].
2. Organisation des faubourgs ouest de Strasbourg au xiiie-xive siècle, avant la construction de l’enceinte entre 1374 et 1390.
Le fond de plan utilisé principalement pour les illustrations de cet article a été redessiné sur le plan de Strasbourg de Blondel, réalisé vers 1765 (Archives départementales du Bas-Rhin, 1L/PLAN5/1 à 1L/PLAN5/10). Ceci permet de travailler sur un état des rues antérieur aux grandes destructions de 1870 qui ont remodelé profondément l’organisation des quartiers étudiés ici (disparition de certaines rues et création de nouvelles).
© DAO C. Xandry. Fond de plan d’après Blondel ADBR 1L/Plans vers 1765.
4à partir du xiiie siècle, le Marais-Vert est délimité, à l’ouest, par l’extension de la ville (entre 1200 et 1228), à l’est, par la porte du faubourg de Pierre, et au nord, par l’installation d’une tour de guet vers le milieu du xive siècle, au milieu de la ligne joignant la porte des deux faubourgs.
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5De prime abord, il se présente comme un espace rural : les Urkundenbücher3 mentionnent en effet plusieurs champs (20 avant 1374 et 3 après l’extension de l’enceinte), une cour agricole (le Kageneck)4, quelques maisons individuelles et quelques jardins. On distingue un petit hameau vers la rue Kageneck, comprenant de nombreux espaces ouverts (champs et jardins) [ill. 3]. On repère également des éléments structurant l’espace. Il s’agit tout d’abord de la chapelle de la Croix-des-Miséreux (Ellenden Crutze), érigée au xiiie siècle5, dernière étape des condamnés avant le gibet. La localisation de ce dernier est compliquée. Néanmoins, on peut émettre l’hypothèse qu’au xiiie-xive siècle, il se situait dans les environs du Marais-Vert. Son histoire est difficile à percevoir. Si les cartes de l’époque moderne indiquent le lieu-dit justice extra-muros, à la hauteur de Cronenbourg, le gibet érigé là ne daterait que de 14226. Par ailleurs, on sait que l’évêque saint Arbogast (mort vers 675) aurait demandé à se faire enterrer près du gibet. Si on accepte le fait que celui-ci fut enterré là où sera érigée la chapelle Saint-Michel, cela voudrait dire que le gibet se trouvait alors à proximité de l’actuelle église Sainte-Aurélie. En revanche, un certain nombre d’éléments permettent d’émettre l’hypothèse de la localisation du gibet au Marais-Vert au xiiie-xive siècle. Il y a tout d’abord la présence de la chapelle de la Croix-des-Miséreux ; puis l’existence d’une rue du Gibet (Galgenstrasse), mentionnée en 1251 et identifiée par Adolphe Seyboth comme étant l’actuelle rue des Païens. Enfin, au xvie siècle, le bourreau habite au Marais-Vert (Seyboth, 1890, p. 268). On aurait donc à cette période un gibet qui se serait décalé vers l’est depuis le haut Moyen Âge, sans s’être encore fixé à son emplacement de l’époque moderne et qui ne semble pas alors être sur un axe important de circulation. Autour du lieu choisi pour la place du gibet, occupé de façon épisodique, se trouvent des espaces de cultures entretenus sur la durée.
3. Biens mentionnés au Marais-Vert dans les Urkundenbücher entre 1200 et 1374.
Le plan se fonde sur les chartes (entre 1200 et 1374) d’achat ou de location de biens (champs, cours, maisons…. ou association de plusieurs éléments) situés ou associés à un toponyme. Ne pouvant associer précisément un bien à une parcelle déterminé, le plan se contente d’indiquer les types de biens, ainsi que leur fréquence dans les sources. Cela permet de restituer une concentration respective plus importante de champ au Marais-Vert et un hameau au Marais Kageneck.
© DAO C. Xandry. Fond de plan d’après Blondel ADBR 1L/Plans vers 1765.
6Les menaces que subit Strasbourg à la fin du xive et dans le courant du xve siècle l’encouragent à agrandir son enceinte et à protéger ses faubourgs les plus importants. La première étape de cette extension est la construction de l’enceinte ouest entre 1374 et 1390. Elle réunit en une seule entité spatiale les zones de Sainte-Aurélie et du faubourg de Pierre, ajoutant 76 hectares à la superficie initiale de l’enceinte. Il s’agit là de fortifier le côté de la ville le plus vulnérable aux attaques et surtout deux des principales voies d’accès à la ville, ainsi que des quartiers artisanaux possédant église et couvents. Elle englobe également tout l’espace cultivé entre ces deux faubourgs, en s’appuyant sur les portes avancées de Sainte-Aurélie et du faubourg de Pierre, ainsi que sur la tour de guet entre les deux, laquelle devient alors porte de Cronembourg. Bien que largement constitués d’espaces ouverts, le Marais-Vert et le Kageneck font alors partie intégrante de la ville intra-muros et deviennent, grâce à la porte de Cronembourg et à la rue de Saverne qui la relie à la cité, le troisième axe d’accès ouest à la ville. Petit à petit, les champs vont laisser la place aux jardins maraîchers. L’habitat, bien qu’il soit difficile d’en juger au travers des sources textuelles, reste peu dense, dispersé et a plutôt tendance à s’installer le long des quais du fossé du Faux-Rempart [ill. 4].
4. Habitats et espaces ouverts au Marais-Vert au xve et xvie siècle.
L’extension de l’enceinte, à l’ouest de la ville, entre 1374 et 1390, s’appuie sur des éléments préexistants : les portes avancées de Sainte-Aurélie et du faubourg de Pierre, ainsi que sur la tour de guet entre les deux, laquelle devient alors porte de Cronembourg.
© DAO C. Xandry. Fond de plan d’après Blondel ADBR 1L/Plans vers 1765.
7Si le gibet reste très certainement situé dans cet espace au moins jusqu’en 1422, et que la chapelle de la Croix-des-Miséreux est toujours attestée, d’autres éléments apparaissent au Marais-Vert au xve siècle, comme le champ d’exercice des arbalétriers, ainsi qu’un arsenal. Se pose alors la question de la façon dont les terrains nécessaires à la mise en place de ces structures sont acquis. En effet, si la construction de l’arsenal ne nécessite certainement qu’une surface restreinte, facilement achetable par la ville, la mise en place d’un champ de tir nécessite une surface relativement importante et donc, peut-être, l’acquisition de plusieurs parcelles juxtaposées. Cependant, si l’on observe l’état du parcellaire en 1765 sur le plan Blondel, on constate l’existence, encore au xviiie siècle, de parcelles de très grandes dimensions. Le champ de tir s’est donc peut-être installé sur une seule parcelle. Dans tous les cas, il a une durée de vie relativement limitée puisqu’il est déplacé dès 1480 et à plusieurs reprises par la suite (sans que l’on sache pourquoi) avant d’être définitivement fixé, en 1540, au Contades (lieu-dit Waseneck). L’arsenal disparaît en 1545.
- 7 Fouilles des Halles, quai Saint-Jean, quai Kléber, 1991-1992, sous la direction de Jean-Jacques Sch (...)
- 8 La transformation de ce site en dépotoir est peut-être liée à la mise en place de l’enceinte, peut- (...)
8Sur ces vastes parcelles périphériques se développent deux activités pérennes sur plusieurs générations. Un marché au bois apparaît au lieu-dit « Marais-Vert » à partir de 1466 ; le bois d’œuvre était amené par flottage par le fossé extérieur de l’enceinte du xiiie siècle (Schwien, 1992, p. 148) [ill. 5]. Un dépotoir, repéré lors de fouilles7, reçoit entre le xive et le xvie siècle (principalement entre 1350 et 1500), près de 1 à 1,50 m de déchets sur la berge du Faux-Rempart de part et d'autre de la rue du Faubourg-de-Saverne (Baudoux et al., 1994, p. 160-161)8 ; c'est-à-dire à proximité immédiate des zones d’habitat les plus denses de cet espace, au sortir de l’ancienne ville intra-muros et le long d’un axe important de circulation. Si aucune limite n'a été relevée lors de la fouille, il pourrait s'étendre sur un quadrilatère de 100 x 300 m, soit près de 3 ha. Le dépotoir est abandonné au milieu du xvie siècle pour faire place à des habitations. On voit donc comment au « Marais-vert » l’espace est occupé par des activités continues ou périodiques, de type péri-urbain, en des lieux précis ou changeants.
5. Structures présentes au Marais-Vert au xve et xvie siècle.
© DAO C. Xandry. Fond de plan d’après Blondel ADBR 1L/Plans vers 1765.
- 9 Saint-Marc n’était d’ailleurs pas le seul établissement à posséder des biens dans ce quartier : on (...)
9Enfin, le paysage religieux subit plusieurs transformations. Tout d’abord, la destruction des couvents extra-muros de Saint-Jean-aux-Ondes et de Saint-Marc au moment de la mise en place du glacis (1475) entraîne la construction du nouveau couvent de dominicaines qui unit les deux anciennes communautés Saint-Marc-et-Saint-Jean. Ce dernier s’installe alors au Marais-Vert, en bordure du fossé du Faux-Rempart. Le choix de cet emplacement est sans doute lié au fait que le couvent Saint-Marc y possédait déjà plusieurs parcelles ainsi qu’au faubourg de Pierre (12 d’après les Urkundenbücher et Seyboth, 1890 dont sept près de l’emplacement futur du couvent avant sa construction)9. Le Marais-Vert sert alors de zone de repli. Le couvent sera fermé à la suite de la Réforme en 1529, tout comme les chapelles de la Croix-des-Miséreux (1543) et de La Toussaint (1529).
10Le passage de la ville à la France, en 1680, entraîne des transformations qui se répercutent au niveau du Marais-Vert. Devenue ville forte de frontière, devant de nouveau accepter le catholicisme dans ses murs, de nouvelles fonctions apparaissent.
11Le couvent Saint-Marc-et-Saint-Jean sert à l’Assistance Publique jusqu’en 1687 avant que la messe n’y soit rétablie et que son église accueille le culte catholique de la paroisse Sainte-Aurélie (l’église Sainte-Aurélie demeurant un temple protestant). Le couvent en lui-même sert dorénavant aux johannites dont les bâtiments ont été détruits en 1633. La maison du bourreau est toujours située dans ce quartier, ainsi que plusieurs auberges, une boulangerie, un marché aux bois et des péages. Enfin, d’après le plan de 1744 (Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, M.CARTE.1.224), la transformation de la ville en « ville militaire » entraîne la création dans ce quartier de trois casernes, dont une caserne d’infanterie et une autre comportant également des écuries pour la cavalerie, et d’un magasin à poudre.
12Le quartier reste cependant une zone maraîchère. Des dynasties de jardiniers y cultivent différentes plantes, dont le tabac à partir du xviie siècle. Mais les particuliers exploitent également cet espace pour d’autres intérêts. En effet, depuis le décret du 15 octobre 1810, relatif « aux manufactures et ateliers qui répandent une odeur insalubre ou incommode », l’installation en ville de différents types d’entreprises est soumise à l’approbation d’un conseil de salubrité. Par exemple, les amidonniers, les abattoirs ou les fours à chaux doivent être strictement isolés de toute habitation. Dans cette optique, ce quartier est un lieu attractif, du fait de la faible densité du bâti tout en étant intra-muros.
13Cependant, les particuliers ne sont pas les seuls à élaborer des projets. Les différentes institutions étatiques (Génie militaire, Ponts-et-Chaussées…) ou municipales (Service d’architecture…), qui apparaissent aux xviiie et xixe siècles et se partagent la gestion de l’espace de la ville, s’intéressent également à ce quartier et y superposent les projets. Ainsi, le plan Blondel, vers 1765, présente le projet d’une grande caserne de cavalerie destinée à occuper l’espace du Marais-Vert, et propose le percement de deux nouvelles rues desservant l’espace entre cette caserne et la rue du Faubourg-de-Pierre [ill. 6]. La municipalité a aussi des vues sur ce quartier. Au début du xixe siècle, il est question d’un remaniement urbanistique (un plan d’alignement), à l’occasion de nouvelles constructions : une caserne, une halle au blé et un port (Archives de la Ville et de l’Eurométropole de Strasbourg [AVES], 312 MW 336, 1811). De ce vaste projet, seule la halle au blé verra le jour (1825-1829). Mais la volonté édificatrice se poursuit : une usine à gaz en 1838-1839 puis une gare en cul-de-sac en 1854. En 1853, la municipalité projette le percement d’une rue en prolongement de la rue des Grandes Arcades, dans le quartier du Marais Vert, associée à la mise en place d’une cité ouvrière (AVES, 312 M W2) [ill. 7] ; un projet qui n’aboutira pas. On peut avancer deux hypothèses pour expliquer ce fait : soit la ville n’a pas réussi à acquérir les parcelles nécessaires à ses visées, soit le siège de 1870 a stoppé net toute réalisation [ill. 8].
6. Projet d’une caserne et de rues au Marais-Vert par Blondel vers 1765.
Les couleurs utilisées pour la représentation des projets se fondent sur les conventions de représentation du xviiie siècle, réutilisées notamment par Blondel pour son projet d’aménagement de Strasbourg : le rose pour les nouvelles constructions et le jaune pour la destruction de bâtiments existants.
© DAO C. Xandry. Fond de plan d’après Blondel ADBR 1L/Plans vers 1765.
7. Projets non réalisés pour le Marais-Vert au xixe siècle.
© DAO C. Xandry. Fond de plan d’après Blondel ADBR 1L/Plans vers 1765.
8. Constructions au xixe siècle au Marais-Vert.
© DAO C. Xandry. Fond de plan d’après Blondel ADBR 1L/Plans vers 1765.
14En effet, le siège de 1870 et la destruction intégrale de tous les quartiers ouest de la ville (Faubourg-de-Pierre, Faubourg-National ou Sainte-Aurélie, Faubourg-de-Saverne…) ainsi que le changement d’autorité (et donc de vision urbanistique) chamboulent le développement du Marais-Vert. Les années suivantes voient une refonte totale de son organisation : agrandissement de l’enceinte, nouveau tracé de rues, nouvelle gare, remplacement des espaces ouverts par du bâti… Pour la première fois, un plan directeur général est imaginé.
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Espace peu densément bâti jusqu’à la fin du xixe siècle, mais inclus dans l’enceinte à partir du xive siècle du fait de sa position entre deux faubourgs importants, le Marais-Vert reste principalement composé d’espaces de culture et de maraîchage. Il s’agit alors d’une particularité dans l’espace intra-muros de Strasbourg puisque le reste de la ville semble densément bâti ou, dans le cas de la Krutenau, présente un enchevêtrement bâti-espace ouvert plus complexe. Surtout dédié à des activités rurales, il voit se succéder des activités qui attendent de trouver un emplacement définitif dans la ville (arsenal, champ de tir, gibet, marché au bois). Finalement, que cela soit de façon consciente ou non, la ville (ou les autorités présentes en ville) semble l’utiliser comme un lieu de repli (comme pour Saint-Jean et Saint-Marc en 1475), d’essai d’implantation de fonctions spécifiques (sans que celles-ci n’amènent au développement d’une zone d’habitat), de réserve ou de potentialités futures. Il s’agit là d’un espace qui est laissé « vierge » de réalisations urbanistiques de grande ampleur. Il rappelle en cela le concept de « fringe belt » développé par M. R. G. Conzen (Conzen, 1968). En effet, le Marais-Vert s’établit au départ comme une partie de la ceinture limitrophe de l’enceinte de la ville au xiiie siècle, avec une majorité de parcelles de grande taille. Est-ce dû au fait qu’il dépende d’une paroisse différente de celle des deux faubourgs qui l’entoure, à l’absence de couvents, de voies d’accès anciennes à la ville, à l’importance économique de ses jardins, au « poids » de la corporation des jardiniers, à une faible pression démographique qui n’a pas obligé la ville à construire plus d’habitat, même après la mise en place du glacis en 1475 qui stoppe l’extension extra-muros, ou tout simplement à un désintérêt pour cet espace ? Dans tous les cas, ce quartier semble correspondre à la manifestation physique d’un ralentissement de la croissance urbaine, avant un développement plus marqué au xviiie puis xixe siècle, ce qui correspond à la phase de fixation puis d’expansion de Conzen.
16Même si l’évolution des archives au xviiie et xixe siècle permet de mieux percevoir les projets de la municipalité, rien n’empêche de penser que des réflexions similaires n’ont pas existé antérieurement. La grande taille des parcelles devait d’ailleurs sembler être un avantage économique pour ces projets, puisque ces derniers nécessitaient l’achat ou l’expropriation de moins de parcelles et surtout une négociation avec moins d’interlocuteurs. Cependant, tant qu’une étude précise, dans la longue durée, de la politique foncière des propriétaires des parcelles n’aura pas été faite, de même que l’analyse de la politique d’acquisition de parcelles par la ville pour ses projets, il sera difficile de répondre précisément à ces questions. Cette étape est d’autant plus nécessaire qu’elle permettra de comparer plus précisément le Marais-Vert à d’autres cas comme le Marais, en rive droite à Paris (Mirlou, Noizet, Robert, 2013), qui présente une utilisation comparable au Moyen Âge comme zone maraîchère mise notamment en place par le chapitre de Sainte-Opportune et par des particuliers, puis, par la suite, de zone de rejet de déchets. C’est alors la comparaison des stratégies foncières respectives des divers types d’acteurs (religieux, particuliers…) qui permettrait de mettre en lumière les spécificités de ce quartier strasbourgeois ou au contraire de valider son rattachement à un modèle.