1Les campagnes de fouilles extensives conduites sur les territoires d’Aléria sous la direction de Jean et Laurence Jehasse, entre les années 1954 et 1990, ont très tôt donné lieu à la constitution d’un dépôt de fouilles et d’un centre de documentation archéologique (Benoit 1960, p. 327), abrité à partir de 1960 dans le petit fortin génois de Matra, proche des arases de la ville romaine. L’essentiel de la collection constituée se composait du matériel d’influence étrusque, hellénistique, italique, punique ou encore indigène, mis au jour dans la nécropole préromaine de Casabianda (Jehasse, Jehasse 1973 ; Jehasse, Jehasse 2001), située à 2 km au sud de la butte d’Aléria [ill. 1 : a et b]. Elle comprenait aussi quelques éléments relatifs à l’époque romaine, ou à la Protohistoire, provenant des fouilles de la cité antique, de fouilles préventives, d’opérations de sauvetage ou encore de découvertes fortuites. Dès cette époque, cette collection d’archéologie classique représente au regard de sa partie gréco-étrusque l’une des plus belles et des plus riches connues, considérée comme majeure sur le plan international.
1a-b. Opérations préventives conduites sur les territoires d’Aléria.
Elles ont notamment permis la mise au jour d’espaces de nécropoles préromains et romains, et dont les résultats viennent documenter les recherches des années 1960-1990.
CdC / Musée d’Archéologie d’Aleria.
- 1 Jusqu’au 31 décembre 2017, il était géré par le conseil départemental de Haute-Corse tandis que le (...)
2Le désir légitime de la donner à voir au public le plus large aboutit à la création du musée Jérôme-Carcopino à partir de 1976, date à laquelle le dépôt archéologique déjà visitable est transformé en musée départemental classé et contrôlé de première catégorie [ill. 2]. Il évoluera enfin, avec la loi de 2002, vers le statut d’établissement sous appellation « musée de France »1. L’évolution institutionnelle de 2018, consistant en une fusion des deux départements et de la région en une unique collectivité de Corse, a offert l’occasion de faire fonctionner en parfaite résonance musée et sites en un seul complexe archéologique.
2. Fortin génois de Matra.
Fortin édifié à partir du xve siècle à partir d’une fortification de la fin de l’Empire romain ou du haut Moyen Âge, et abritant le musée d’Archéologie d’Aléria.
CdC / Musée d’Archéologie d’Aleria.
3La tutelle unique a également permis la mise en place d’une vision d’ensemble des problématiques de conservation, de recherche et de mise en valeur du patrimoine. Autour de ces axes, accompagnant les équipes mobilisées au sein de l’instance régionale, les différents acteurs œuvrant dans le domaine de l’archéologie, notamment au sein de la Drac de Corse, ont stimulé à partir de 2018 une importante dynamique sur Aléria qui en fait l’un des projets muséaux phares de la Collectivité de Corse. Redonner au musée une dimension à la hauteur de ses collections apparaît désormais à chacun comme une évidence.
4Pour ce faire, un long, mais nécessaire travail préalable avait été mené, permettant la mise en place des structures destinées à la bonne marche du triptyque étude/conservation/valorisation. Il s’est concrétisé, notamment, par l’ouverture en 2014 de l’un des premiers Centres de conservation et d’études (CCE) adossé au musée d’Aléria. Avec la création de ces nouveaux équipements culturels, la volonté du ministère de la Culture était de pallier la léthargie des anciens dépôts-silos disséminés sur le territoire national ; la régularisation du statut des collections, la redynamisation de la recherche, comme la valorisation des collections exhumées en étroite association avec les musées archéologiques de sites devenaient ainsi des objectifs prioritaires. Tout ceci afin de garantir une chaîne efficace et normalisée de gestion des collections depuis la fouille jusqu’à la diffusion des données.
5Sur la base des recherches récentes et de l’enrichissement des collections induit par les fouilles préventives comme programmées, un nouveau projet scientifique et culturel (PSC) est en cours d’élaboration, qui définit les orientations du complexe archéologique d’Aléria (sites et musée) dans son ensemble pour les dix années à venir. L’établissement fera peau neuve au cours de cette période, au sein d’un nouvel équipement répondant aux besoins de sa collection et aux attentes de ses publics dans le cadre d’un schéma de développement microrégional.
- 2 Responsable d’opération : Jean-Claude Ottaviani, Musée archéologique d’Aléria.
- 3 Responsable d’opération : Patrice Alessandri, Afan.
- 4 Responsable d’opération : Éric Llopis, Afan.
- 5 Responsable d’opération : L. Vidal, Inrap.
- 6 Responsable d’opération : L. Vidal, Inrap, 2012.
- 7 Responsable d’opération : L. Vidal, Inrap, 2013.
- 8 Responsable d’opération : Daniel Istria, Inrap, 2008.
- 9 Responsable d’opération : Agnès Bergeret, Inrap, 2010-2011.
6Depuis les années 1990, les aménagements réalisés autour du site, ou dans le musée même, ont fait l’objet d’interventions archéologiques suivies par les services patrimoniaux de l’État et des instances régionales. Pour mémoire, une fouille du sous-sol du fort de Matra a tout d’abord été conduite en 19932 puis en 19953 afin de documenter les étapes de construction de l’édifice préalablement à sa réhabilitation. En 1996, un diagnostic d’ampleur4 était conduit sur l’emplacement du futur parking du musée. En 2011, une petite extension de la maison Caminati, destinée à abriter le futur CCE, fait l’objet d’un diagnostic5. De la même façon, la réhabilitation de la maison Rossi et l’adjonction d’un petit espace d’interprétation permettent la réalisation d’un diagnostic6 puis d’une fouille7. L’ensemble est complété par le diagnostic8 et la fouille9 préalable aux travaux de consolidation de l’église San Marcello formant le cœur médiéval du hameau du Fort. Ces opérations préventives concernaient néanmoins des projets d’importance spatiale réduite.
7Depuis lors, le développement des projets immobiliers a conduit à l’augmentation du nombre et de la taille des opérations d’archéologie préventive prescrites par la Drac de Corse autour des parcelles du complexe archéologique d’Aléria. À partir de 2016, l’expansion urbaine a mis en jeu des surfaces dépassant l’hectare, en périphérie des terrains classés. Les diagnostics prescrits ont alors concerné d’anciens terrains cultivés en vigne et retournés à l’état de friche ou de prairie.
- 10 Responsable d’opération : L. Vidal, Inrap.
8En 2017, le diagnostic de Lamajone10 a révélé à 100 m du secteur classé la présence inattendue d’une nécropole d’époque romaine s’étendant sur 13 000 m². Même si seule la petite partie menacée de destruction a fait l’objet d’une fouille encore en cours d’étude, les données obtenues à l’occasion de cette opération renouvellent les connaissances, entre autres choses, sur la diversité des pratiques funéraires pour l’époque romaine (du IIIe s. av. n. è. au IIIe s. de n. è. [ill. 3]). Ces données permettent également, en partie, de redonner un contexte à certaines collections du musée ou objets isolés que les conditions anciennes de découverte avaient détachés de tout environnement archéologique. Ainsi, les découvertes signalées par Fernand Benoit d’une tombe en coffrage de brique (en 1923 par A. Ambrosi) ou bien celle de crémations (en 1951 par P. Arcelin) (Benoit 1958, p. 447), et plus largement les fouilles extensives de Jean et Laurence Jehasse dans les années 1970 (Jehasse 1976, p. 505) peuvent maintenant être comparées à des séries mieux documentées de types d’architecture de tombe et de types de dépôt funéraire.
3. Nécropole étrusque de Casabianda.
Attestant de l’unique site d’occupation étrusque stable actuellement documenté en dehors de la péninsule italique, elle est classée au titre des monuments historiques dès 1972.
R. Haurillon, Inrap.
- 11 Responsable des opérations : Philippe Écard, Inrap.
9Les récentes opérations d’archéologie préventive témoignent également d’une extension de la nécropole préromaine largement supérieure à la seule zone de Casabianda initialement étudiée et protégée au titre des monuments historiques. C’est le cas d’un des trois diagnostics préalables conduits par l’Inrap entre 2018 et 2021 au lieu-dit Arboratella e Pirelli11. Un important nouveau groupe de tombes étrusques a été mis au jour. Son étude préliminaire insérée dans le cadre d’un travail collaboratif entre l’Inrap, les équipes du musée et des chercheurs comme Federica Sacchetti (ministère de la Culture) ou le Centre Camille Jullian, autour de la question de la topographie et des pratiques funéraires étrusques à Aléria, a permis d’y rattacher des mobiliers erratiques collectés lors de travaux agricoles dans les années 1960 par l’équipe de Jean Jehasse et conservés au musée.
10Au cours des années à venir, la collection d’Aléria sera ainsi progressivement remise dans son contexte à la lumière des découvertes récentes, recréant le lien, pour la période étrusque notamment, entre les nécropoles et les zones dédiées à l’habitat et aux productions.
11Les relations entretenues par les opérateurs de terrain et les gestionnaires patrimoniaux au cours de ces travaux permettent immédiatement d’intégrer les résultats de ces derniers dans une démarche d’exploitation scientifique des collections « anciennes » du musée et de conservation pérenne des nouveaux mobiliers mis au jour par l’archéologie préventive. Cette chaîne est rendue possible à Aléria puisque le lien direct entre les sites et le musée font de ce dernier l’attributaire naturel du mobilier.
12En effet, la politique d’enrichissement des collections définie dans le programme scientifique et culturel (PSC) du complexe d’Aléria, en cours d’élaboration, prévoit l’incorporation des ensembles mobiliers issus des fouilles préventives menées sur l’ensemble des territoires d’Aléria, dans la mesure où les trois grandes orientations de l’établissement sont les suivantes : un musée de site ayant vocation à évoquer l’anthropisation de son territoire et présenter et interpréter les paysages dont sont issues ses collections ; un espace de présentation et d’interprétation des fouilles récentes, au caractère parfois exceptionnel (nécropole romaine et préromaine, découverte d’une zone d’habitat étrusque) ; un musée de l’Antiquité de la Corse envisageant l’insertion de la Corse antique dans le monde tyrrhénien et méditerranéen.
13Avec la loi LCAP n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine, les nouvelles dispositions font de l’État le propriétaire des mobiliers archéologiques issus des fouilles conduites sur des parcelles acquises par l’aménageur après 2016. De ce fait, le CCE d’Aléria devra au cours des prochaines années faire face à un accroissement des collections reversées par les opérateurs en archéologie préventive. L’État favorisant une politique de transfert de propriété de ses mobiliers à la collectivité de Corse, les contraintes en termes de conservation et les objectifs en termes de valorisation se voient multipliées. Pour exemple, les nombreux ensembles issus du diagnostic de Lamajone ont rapidement fait l’objet d’un versement au CCE afin d’assurer une continuité de conservation préventive pour certains objets fragiles, dans l’attente de la régularisation du statut et du transfert de propriété à l’instance régionale.
14Dans un second temps, les ensembles les plus remarquables seront soumis à l’examen d’instances scientifiques réunies au sein de la Commission nationale d’acquisition des collections des musées de France, à même de juger de leur intérêt au regard des orientations du PSC de l’établissement. À l’issue de cette procédure, les objets seront inscrits à l’inventaire des collections du musée d’Aléria, bénéficiant de la protection prévue par le Code du patrimoine en termes d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité.
15Une procédure différente a été suivie concernant les mobiliers du diagnostic d’Arboratella e Pirelli, propriété appartenant à un aménageur privé bien avant 2016. L’étroite collaboration entre les opérateurs, la Drac et les équipes du musée et celles du CCE ont permis, au cours de la finalisation du rapport, d’envisager rapidement l’achat du mobilier découvert lors du diagnostic au propriétaire de la parcelle. Après accord de la commission nationale d’Acquisitions des collections des musées de France pour l’entrée de ce fonds dans les collections du musée, celles-ci se sont donc enrichies d’objets issus de dépôts funéraires préromains contextualisés, apportant des informations sur les modes d’aménagements et d’occupation du territoire d’Aléria étrusque.
16Les diagnostics ne débouchent pas nécessairement sur des fouilles, toutefois, lorsque les éléments mis au jour se révèlent d’un intérêt particulier, il convient de prendre des dispositions inhabituelles pour en assurer la préservation. C’est le cas de la nécropole étrusque d’Arboratella e Pirelli, dont une partie seulement a été prise en compte. Le rôle des pouvoirs publics est de préserver de la destruction par l’acquisition foncière afin de compléter la réserve archéologique. Celle-ci ne sera pas nécessairement étudiée dans les prochaines années, mais pourra l’être par les générations futures. C’est le rôle ingrat des pouvoirs publics qui ne bénéficieront pas des retombées directes de leur investissement, mais qui assurent une mission d’intérêt collectif en sanctuarisant des espaces d’un intérêt scientifique majeur.
17L’activité archéologique préventive sur les territoires d’Aléria est l’un des moteurs de l’élaboration du nouveau programme muséographique du complexe patrimonial. Au-delà de l’enrichissement des collections, l’acquisition sur sites des données brutes, quelle qu’en soit la forme, permet une retranscription immédiate extrêmement didactique aux publics les plus divers [ill. 4]. Topographie, vues aériennes, prises de vue, réalisation d’images fixes et animées, photogrammétrie offrent autant de contenus exploitables à travers différents supports de médiation (films, réalité augmentée, etc.) qui valorisent le travail de terrain des métiers de l’archéologie et du patrimoine.
4. Nouveau parcours d’exposition « Aldilà. Nécropoles antiques d’Aleria » en lumière, présenté au musée d’Archéologie d’Aléria.
CdC / Musée d’Archéologie d’Aleria.
- 12 Commune et communauté de communes.
18Aussi, au regard des nouvelles données scientifiques accumulées ces dernières années et de l’enrichissement des collections, il est apparu que les espaces dédiés à leur médiation vers les publics les plus larges étaient insuffisants et largement inadaptés. Le fort de Matra présente des contraintes en termes de circulation pour les publics et de conditions de conservation pour les objets exposés les plus fragiles. Son classement au titre des monuments historiques rend complexe tout projet d’extension et d’adaptation. Dans le cadre d’un schéma d’aménagement prédéfini en concertation entre l’instance régionale et les autorités locales12, plusieurs équipements sont en cours de définition à moyen terme : ils abriteront les activités en développement du musée. La première consistera en une extension des espaces de réserves du CCE et du musée, sur une parcelle limitrophe à la maison Caminati ; la deuxième se traduira par un bâtiment dédié à l’accueil des jeunes publics, et notamment des publics scolaires, sur la parcelle dite « maison Morandini ». Par ailleurs, l’ensemble des projets initiés voici plusieurs années sur la base d’une collection existante se révèlent sous-dimensionnés en raison de l’importance de l’activité de l’archéologie préventive conduite sur Aléria. De ce fait, à plus long terme, il apparait indispensable d’élaborer un nouveau programme architectural et muséographique, incluant un aménagement du fort de Matra et une extension des espaces d’exposition permanents et temporaires.
19Préalablement à leur réalisation, ces trois projets nécessitent d’évaluer le potentiel archéologique du riche sous-sol du hameau du Fort. Afin d’accélérer le processus, des demandes de diagnostic anticipé ont été adressées à la Drac de Corse. Les prescriptions de diagnostic reçues mobilisent déjà l’Inrap dès le début de l’année 2022. Elles déboucheront immanquablement sur de nouvelles fouilles. Cette intense activité impliquera au cours des mois et années à venir une interaction à nouveau très riche entre les acteurs de l’archéologie préventive et ceux de l’univers muséal.