- 1 Responsable d’opération : Georges-Pierre Woimant, ville de Compiègne.
- 2 Responsable d’opération : F. Malrain, Inrap.
1Le site de Plainval à Saint-Just-en-Chaussée (Oise), connu depuis le milieu du xixe siècle et en partie fouillé en 1994-19951, a été plus amplement exploré en 20082 [ill. 1]. Il a livré les vestiges d’un sanctuaire qui domine la plaine environnante. Celui-ci est délimité par une très vaste enceinte matérialisée par un imposant fossé palissadé de 3 mètres de large et 1,5 m de profondeur, qui s’étend sur plusieurs hectares [ill. 2]. À l’intérieur, les manifestations rituelles se traduisent par une nette différenciation des mobiliers déposés (Malrain et al. 2019). L’opération menée sur un tel gisement, dont on a rapidement compris sur le terrain qu’il était hors du commun, a nécessité une adaptation constante des méthodes de fouille et de prélèvement. Son étude, pour partie réalisée, a posé des questions sur les protocoles de restauration et d’analyse du mobilier métallique et surtout de son devenir. Tous les objets métalliques ne sont pas restaurés, ce qui constitue une chance, car l’examen méticuleux de ceux qui le sont a soulevé des interrogations dont une partie des réponses sera peut-être révélée lors des restaurations à venir. La dévolution des données et du mobilier au musée d’Archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye répond à cette préoccupation : conserver dans des conditions optimales pour favoriser au mieux les réexamens sur le temps long. L’étude d’un site de cette ampleur ne peut se satisfaire d’irréflexion et de précipitation.
1. Localisation du site de Saint-Just-en-Chaussée (Oise) et des autres sanctuaires connus dans son environnement proche.
F. Malrain, Inrap.
2. Plan de l’ensemble des structures des secteurs fouillés en 1994-1995 et secteurs 1 et 2 fouillés en 2008.
F. Malrain, Inrap.
2Les fossés de l’enclos A ont livré du mobilier métallique qui a nécessité un protocole adapté pour la préhension des pièces [ill. 3 : a]. En effet, la finesse d’épaisseur de certaines d’entre elles et les fractures visibles à l’œil nu ont exigé une consolidation in situ avant prélèvement, ce qui a facilité leur passage en radiographie et leur restauration [ill. 3 : b]. André Rapin a estimé pour le site de Gournay-sur-Aronde que plus de 50 % de l’information pouvait disparaître sans ces précautions (Brunaux, Rapin 1988, p. 47-53). C’est ainsi que la soixantaine de pièces constituant une ou des armures ont pu être identifiées et préservées. Les éléments découverts permettent de couvrir l’intégralité d’un corps humain. Si l’appariement anatomique de certaines pièces avec les bras et les jambes est indiscutable, la position d’autres est plus incertaine. L’armure est constituée de fines plaques de métal dont les bords coupants ont été rabattus, formant un bourrelet, plus ou moins large, qui les renforce et limite les blessures. Pour la confection des pièces tubulaires qui protègent le bras et l’avant-bras, les tôles sont superposées sur une vingtaine de millimètres et rivetées.
- 3 Premier quart du iie siècle de notre ère.
- 4 Dynastie des Antonins (96-192 de notre ère).
3Cette armure a fait l’objet de gestes visant à sa mutilation, voire à sa destruction. Des pièces en volume ont été aplaties, ou simplement écrasées. L’avant-bras et l’arrière-bras ont été enchâssés l’un dans l’autre et un peu comprimés [ill. 3 : c]. De nombreuses bandes de tôle ont été pliées sur elles-mêmes, et sur certaines, on relève des découpes qui ont soustrait des fragments. Une protection de biceps a d’abord été écrasée avant d’être découpée. Les lorica segmentata découvertes à Corbridge (Northumberland, Angleterre)3 ou encore celles de Newstead (Écosse)4 procurent les comparaisons les plus pertinentes (Bishop 2002 ; Allason-Jones, Bischop 1988 ; Feugère 1993). L’armure de Saint-Just-en-Chaussée s’en distingue par la présence des éléments tubulaires pour la protection des jambes et des bras, découverts pour la première fois, et par sa réalisation exclusivement en fer. Il est possible de préciser que ces pièces ainsi que les autres éléments de panoplie guerrière ont été mis au rebut ou déposés dans les fossés de l’enclos entre 60 et 30/20 avant notre ère, d’une part parce qu’ils sont accompagnés de céramiques et de monnaies qui les situent dans cet horizon chronologique et d’autre part parce que les fossés de cet enclos sont recoupés par ceux d’un autre dont les premiers rejets de mobilier sont attestés sous Auguste.
3. Pièce d’armure de protection de l’avant-bras de sa découverte à sa restauration.
3a. Cette pièce tubulaire a été protégée sur le terrain avant son transport vers une base de l’Inrap. 3b. Sa fouille en laboratoire a permis de la consolider avant son passage en radiographie en vue de sa restauration. Cette étape a été fondamentale, car elle a permis d’observer dans des conditions satisfaisantes deux pièces imbriquées l’une dans l’autre. 3c. La pièce d’armure de protection de l’avant-bras après restaurations.
a et b : P. Dubois, Inrap ; c : F. Malrain, Inrap.
- 5 Pièce, souvent mobile, servant à protéger les côtés du visage.
4L’armure était accompagnée de trois casques de type Port dont seulement une dizaine sont répertoriés (Pernet 2010) [ill. 4 : a]. Fabriqués par martelage et rivetage, ils sont ornés de renforts frontaux en forme de sourcils. Le protège-nuque de l’un d’eux était encore riveté à la calotte [ill. 4 : b]. Une seule paragnathide5 a été retrouvée, à l’écart des casques, et l’on ne peut assurer qu’elle appartenait à l’un d’entre eux. Le sectionnement de la tige qui permettait de la fixer montre qu’elle a été arrachée.
4a. Casque de type Port en cours de fouille.
Il reposait à plat sur le profil de stabilisation du fossé.
F. Malrain, Inrap.
4b. Dessin de l’un des casques de type Port en fer ayant conservé son protège-nuque.
Son timbre présente des traces de coups (longueur : 258 mm ; largeur : 197 mm ; hauteur conservée : 140 mm ; poids : 690 g).
O. Carton, Inrap.
5Au moins huit boucliers peuvent être dénombrés à partir des umbos. Certains se rapprochent de ceux de Gournay-sur-Aronde par leurs ailettes trapézoïdales mais s’en différencient par une hauteur de coque moins élevée et un nombre supérieur de rivets (Brunaux, Rapin 1988). Six demi-umbos fusiformes à la romaine (Girard et al. 2016), au bord bien fini, proches d’un modèle allemand d’Urmitz (Bockius 1989), sont complets et révèlent deux modèles : à extrémité courbe rentrante ou en queue d’aronde. Ils s’associaient par paire, et dans un cas, un umbo à ailettes les recouvre au niveau de leur jonction. Cet assemblage, non recensé dans la littérature, pourrait définir un type inédit, provisoirement qualifié d’« umbo tripartite ». L’épaisseur des planches (entre 6 et 8 mm) constituant les boucliers a pu être établie pour quatre d’entre eux, comme en témoigne l’espace qui sépare les têtes de clou-rivet et les ailettes des umbos. Les orles qui les sertissent ne démentent pas cette estimation, même si leur gouttière en forme de U est légèrement inférieure, car le sertissage a pu comprimer le bois [ill. 5 : a]. À partir des plus grands fragments, on propose la restitution d’un bouclier d’environ 130 centimètres de hauteur et de 60 centimètres de large, doté d’une spina/umbo d’environ 45 centimètres [ill. 5 : b].
5. Pièce de renfort et restitution de bouclier.
5a. Pièce de renfort du contour d’un bouclier (orle). 5b. À partir des différentes pièces découvertes, il est possible de proposer une restitution de bouclier. Deux demi-coques fusiformes sont recouvertes d’un umbo à ailettes, comme le suggère un assemblage découvert complet.
A : T. Bouclet, Inrap ; b : G. Bataille, Inrap.
6Les stigmates relevés sur les umbos sont comparables aux mutilations de ceux de Gournay-sur-Aronde. L’une des premières phases a consisté à les arracher du plat des boucliers, ce qui se déduit de la torsion des clous-rivets lors de la pression exercée sur la planche ; les ailettes ont été soulevées et pliées, soit au niveau de la coque, soit au niveau des rivets. Après cette étape, des coups semblent avoir été portés sur trois umbos. Ces exemplaires et d’autres présentent aussi des traces de découpes avec parfois des petits enlèvements de matière (5 × 4 mm), comme sur des pièces de l’armure. Un umbo a été complètement aplati, et les deux autres sont formés de fragments si petits que l’on s’interroge sur le geste et l’outil utilisés pour les séparer du reste. Il est par ailleurs difficile d’estimer si certains manques sont liés aux conditions taphonomiques, à une corrosion post-démantèlement ou à des prélèvements volontaires.
7Enfin, on compte deux armes de poing très différentes : l’une mesure près de 61 centimètres, dont 17 centimètres de poignée, et l’autre 46,7 cm, dont 6,5 cm de poignée. Le premier glaive a une garde qui semble droite, et il pourrait entrer dans le type 2 des glaives à garde droite et lame longue défini par Lionel Pernet. Le second, avec sa lame plus courte et sa garde aux bords relevés et angles arrondis, appartiendrait au type 3 (type Mayence). Ces deux glaives ont été ployés, peut-être dans le but de les rendre inutilisables [ill. 6]. L’extrémité épointée du premier ne présente pas un profil de lame amincie, mais une section carrée. Cette pièce reste énigmatique, car sa partie distale indiquerait qu’elle est inachevée, mais qu’elle a malgré tout subi des mutilations la rendant impropre à l’usage. Le ploiement évoque à un degré beaucoup moins important la déformation de certaines épées de la région nîmoise, qui forment un demi-cercle (Pernet 2010).
6. Lame pliée en S du premier glaive.
Sa soie a été repliée en arc de cercle dans le sens inverse de la courbure de la lame.
Cl. T. Bouclet, Inrap ; dessin : O. Carton, Inrap.
8Les différentes parties anatomiques de l’armure ainsi que les boucliers sont éparpillés dans l’ensemble des fossés avec une volonté manifeste de disloquer les ensembles, sans que l’on puisse préciser les intentions qui ont présidé à ces actes. Certaines zones comportent des concentrations importantes, comme cela a pu être mis en évidence pour Corent (Puy-de-Dôme) [ill. 7] (Demierre et al. 2019). Il est toutefois vraisemblable qu’à l’origine l’ensemble formait un trophée, édifié, selon l’hypothèse formulée pour Corent, à la suite d’une bataille (Poux, Demierre 2015). D’après les localisations du mobilier, il aurait été placé à l’entrée de cet espace sacré, vers le soleil levant. A-t-il été démantelé ou s’est-il effondré après une longue exposition à l’abri ou à l’air libre ? Des dommages ont-ils affecté les pièces auparavant ? Quels traitements ont-elles subis après ? Le décryptage des processus de dépôt reste encore largement à documenter (Bataille 2015).
7. Répartition des pièces métalliques qui suggère l’emplacement d’un trophée au niveau de l’entrée.
F. Malrain, Inrap.
9Les vestiges humains découverts se divisent en deux catégories : des inhumations primaires et des restes osseux en position secondaire dans les fosses et les fossés.
10Parmi les inhumations primaires, on dénombre huit sépultures circulaires localisées à l’ouest de l’enclos A [ill. 8]. Les défunts y ont été placés en position « assise », le dos contre la paroi. Six ont la jambe droite repliée, voire contrainte, le pied sous les fesses et la jambe gauche fléchie reposant sur la paroi. Le bras gauche est placé derrière la jambe gauche et le droit sur la cuisse droite. Pour les deux autres, la position est similaire, mais inversée. Les crânes sont absents, peut-être détruits par l’érosion ou les labours, mais la présence au fond des fosses de dents, et pour quelques individus de la mandibule, montre que les corps étaient complets au moment du dépôt. Tous sont des adultes, pour moitié de sexe masculin ; les critères de fiabilité pour établir la diagnose des quatre autres ne sont pas réunis. Plus d’une cinquantaine de sépultures présentant des caractéristiques communes sont connues en France et en Suisse. Ces inhumations sont découvertes dans des contextes variés, au premier rang desquels les sanctuaires, mais aussi dans des zones consacrées au sein d’établissements, de villages ou encore dans des contextes funéraires antérieurs. Les interprétations quant à la position assise sont multiples, mais leur lien avec un ou des univers rituels paraît désormais acquis (Delattre, Pecqueur 2017). Les dates calibrées, obtenues pour sept individus, indiquent qu’ils sont décédés entre le milieu du ive siècle avant notre ère et le tout début du ier siècle de notre ère. Mais deux phases de dépôts peuvent être distinguées. La première s’étend de la dernière moitié du ive siècle jusqu’au milieu du ier siècle avant notre ère et concerne trois individus ; leur mort est advenue plus probablement au début du iie siècle avant notre ère. La seconde, discernable pour quatre défunts, est plus restreinte, calée du début du iie siècle avant notre ère au début du ier siècle de notre ère ; les dates de décès les plus probables seraient de la fin du iie siècle à la fin du ier siècle avant notre ère.
8. Homme mature inhumé en position assise dans la fosse 355.
E. Pinard, Inrap.
11Parmi les ossements en position secondaire, ceux d’un individu masculin ont été découverts dans un segment des fossés de l’enclos, en face des sépultures des « assis ». Ce défunt, à l’origine inhumé, s’est décomposé, et une fois ce processus achevé, une partie de son squelette a été récupérée et rejetée dans le fossé, comme en témoigne l’absence de connexions labiles ou persistantes ainsi qu’anatomiques. Les fossés et les fosses de ce secteur recelaient encore trente-deux restes, parmi lesquels le squelette crânien est le plus fréquent (63 %). Sur neuf d’entre eux, on a relevé des traces de coup, de découpe, de chauffe ou d’exposition. Les traces de coup et de découpe sur les crânes relèvent de leur préparation en vue de prélèvement par ouverture des boîtes crâniennes et d’une possible mise en forme de masques. Les altérations de l’émail dentaire sur les mandibules révèlent des expositions à l’air. Dans les secteurs 2 et 1994, les trente-sept pièces sont aussi majoritairement issues du squelette post-crânien (83 %), et huit portent des empreintes de coup, de découpe ou encore de rongements quand elles étaient accessibles aux charognards. Enfin, une fosse, à l’ouest de l’enclos A (St. 315), a été le réceptacle de 830 restes humains, mêlés à des fragments d’os animal, de fer, de céramiques et de silex déposés en simultané [ill. 9]. Le nombre minimum d’individus (NMI) a été estimé à quatre adultes, dont la diagnose sexuelle n’a pu être évaluée. Près de 46 % des fragments appartiennent au squelette crânien, puis en pourcentage décroissant aux pieds, aux membres supérieurs, aux membres inférieurs et au tronc. Le poids moyen de 3,52 grammes témoigne d’une volonté de fracturation des pièces osseuses. Soixante-quinze d’entre elles (9 %) portent les stigmates de l’action du feu. La datation au radiocarbone suggère la contemporanéité du décès de l’un des individus avec ceux des défunts en position dite « assise », notamment avec ceux de la première phase.
9. Restes humains concassés de quatre adultes au minimum, déposés dans la fosse 315.
E. Pinard, Inrap.
12La répartition des restes osseux humains portant des traces met en valeur une partition des gestes. L’enclos A et ses abords rassemblent des pratiques plurielles : dépôt secondaire ; fragments de pièces anatomiques ; travail sur les boîtes crâniennes ; édification possible de trophée. Dans les secteurs 2 et 1994, les pièces appartiennent majoritairement au squelette post-crânien, et celles portant des traces évoquent le démembrement, la décarnisation et la fracturation. Les restes humains qui présentent des marques dans les habitats ou les sanctuaires régionaux témoignent d’une diversité, mais un « fonds commun » est perceptible. Les traces de découpe, de coup et d’exposition distinguent quatre catégories de pratiques rituelles : travail effectué sur la tête des cadavres, démembrement, décarnisation, exposition. Le prélèvement et la mise en forme de la tête se rencontrent sur presque tous ces sites. La pratique des « têtes coupées » est désormais reconnue sur l’ensemble de la Gaule, mais aussi plus largement en Europe celtique. Dans le nord de la Gaule, en Allemagne et en Angleterre, aux crânes s’ajoutent des éléments portant des traces de mise en forme ou d’exposition (Sievers 1991 ; Cunliffe 1984 ; Bonnabel, Boulestin 2008 ; Pinard 2016). La finalité de ce travail sur les têtes a pu être la même : la mise en forme de « têtes » comme éléments constitutifs des trophées. La décarnisation n’est pour l’instant identifiée qu’au nord de la Gaule, l’hypothèse étant qu’elle relève de la volonté de prélever la tête. Peut-on supposer qu’elle est liée, comme pour les animaux, à l’extraction et à la crémation des σπλάχνα (viscères) sur l’autel, en offrande aux dieux à l’instar du sacrifice grec antique, et que les autres morceaux font l’objet d’un partage (Daremberg, Saglio dir. 1918, p. 969-970) ? Dans ce cas, ces derniers ont-ils été consommés ? Il n’est pour le moment pas possible d’étayer cette proposition, mais les deux individus du site « le Mormont » (Suisse) (Moinat 2009) et quelques restes de la fosse 315 de Saint-Just-en-Chaussée portant des traces de chauffe font poser cette question.
13En ce qui concerne les ossements animaux, c’est avant tout la diversité des espèces et des traitements qui retient l’attention. Dans la fouille de 1994, le dépôt d’une cinquantaine de crânes de bovins rappelle ceux du fossé de Gournay-sur-Aronde (Brunaux et al. 1985, p. 132), à la différence que ces derniers ont été exposés à l’abri des intempéries, tandis qu’à Saint-Just-en-Chaussée leur détérioration ne s’explique que par une longue exposition à l’air libre. Cet état de dégradation ne permet pas de savoir s’ils correspondent à une hécatombe massive dans le but de constituer des trophées ou s’il s’agit d’une accumulation liée à des abattages successifs dans le temps. Certains de ces amas ont été recouverts par des restes de chevaux beaucoup mieux préservés, qui constituent l’autre type de dépôts caractéristiques de ce secteur [ill. 10]. Ces ensembles anatomiques issus de squelettes plus ou moins disloqués sont parvenus dans les fossés après des délais plus ou moins longs. Au moins treize petits chevaux, d’une stature moyenne de 1,25 m, et six grands, entre 1,40 et 1,50 m, sont représentés. Douze de ces animaux sont morts âgés de 2 à 18 ans, et les mâles sont deux fois plus nombreux que les femelles. Faute d’indices, les causes de décès sont inconnues. Là encore, l’analogie de traitement de ces animaux sur les deux sites est frappante et permet d’évoquer une dimension rituelle à propos de ce qui s’est déroulé à Saint-Just-en-Chaussée.
10. Tête osseuse de cheval, avec des mors encore en place, en cours de prélèvement (fouille 1994-1995).
T. Lejars, CNRS.
14Dans le fossé d’enceinte, les vestiges de faune sont très différents de part et d’autre de la palissade [ill. 11]. À l’extérieur de l’aire sacrée, on trouve des ensembles anatomiques plus ou moins complets de chevaux, de porc, de moutons dispersés sur une centaine de mètres ; à l’intérieur, les os ont des marques de découpe, ce qui les assimile à des déchets de repas ou de boucherie. Les restes de chevaux consommés ne correspondent pas à des pratiques reconnues sur d’autres sanctuaires de Gaule belgique, tandis que les épaules droites de caprinés sont des dépôts de type banquet bien attestés dans des contextes de sanctuaires laténiens, comme à Ouessant « Mez Notariou » (Finistère), Gournay-sur-Aronde ou encore Mirebeau-sur-Bèze (Côte-d’Or) (Méniel 2019). À ces éléments communs à d’autres espaces cultuels s’ajoutent des pratiques propres au site de Saint-Just-en-Chaussée, comme des dépôts de restes de chevaux et de porcs brûlés à des degrés divers, espèces se situant aux deux extrémités de l’échelle de la comestibilité des viandes.
11. Palissade installée dans le fossé d’enceinte qui constitue une barrière physique entre le monde sacré et le monde profane.
Ici, la répartition des déchets est de deux natures différentes. À l’intérieur de l’enclos, ce sont des reliefs de consommation ; à l’extérieur, les dépôts de morceaux de faune pourraient constituer des offrandes.
F. Malrain, Inrap.
15Ce vaste site a été le lieu de pratiques très diverses, certaines déjà observées dans d’autres sanctuaires, comme les expositions de crânes de bœuf, alors que d’autres sont moins répandues dans de tels contextes, comme des déchets culinaires de piètre qualité ou des rebuts d’équarrissage concernant plusieurs espèces. La tenue de banquets, souvent à l’origine de dépôts massifs bien caractéristiques dans certains lieux de culte en Gaule (Méniel 2001), est moins manifeste ici, mais les sélections de jambon et la prédominance du porc permettent de l’attester.
16Quatre fosses singulières, datées du milieu du ier siècle avant notre ère, présentent des banquettes parallèles, séparées d’environ 1 mètre, matérialisant une table où est installé un foyer, et s’apparentent à celles découvertes à Yverdon-les-Bains (Suisse) (Meylan 2015). Chaque assise habillée de bois permettait l’installation d’une douzaine de convives, soit près d’une cinquantaine en tout, mais des rassemblements plus importants ont pu exister [ill. 12]. Les analyses chimiques et micromorphologiques ont été déterminantes pour en préciser la fonction (Malrain et al. 2018). Des feux de forte intensité, mais non répétés, montrent qu’elles n’ont été utilisées qu’à une seule occasion. Ces feux, mais aussi le vin répandu, la présence de corps gras d’animaux non ruminants et des fragments de galette sont compatibles avec la pratique de banquets, mais on ne peut exclure qu’il s’agisse de fosses à libation, voire d’autels, toutes ces fonctions n’étant pas antinomiques.
12. Fosse très particulière qui pourrait s’apparenter à un espace de banquets.
Les banquettes ménagées à même le sol permettaient aux convives de s’asseoir de part et d’autre de la table.
J. Guequière, Inrap.
17L’intérêt du mobilier, toutes catégories confondues, ainsi que les méthodes mises en œuvre à Saint-Just-en-Chaussée justifient sa dévolution au musée d’Archéologie nationale. Les ossements humains et animaux, les panoplies guerrières et les autres éléments du mobilier rejoindront d’ici quelque temps ses réserves.
18Pour approfondir les connaissances, des analyses complémentaires sont programmées. L’intégralité du mobilier métallique pourra ainsi être restaurée. Un nombre substantiel de pièces l’ont été à l’issue de la fouille, et ce qui pouvait s’apparenter alors à une contrainte se révèle au contraire une opportunité. L’examen et la description des pièces restaurées ont soulevé des questions dont une partie des réponses peuvent être recherchées sur le mobilier qui n’a été traité qu’en vue de sa stabilisation. Très récemment, un réexamen de la collection en collaboration avec Fabienne Médard a visé à l’identification des matières organiques sur les pièces métalliques. Une attention particulière a été portée aux éléments de l’armure pour tenter d’identifier la nature de la matière qui en tapissait l’intérieur. L’observation microscopique n’a pas pu atteindre ce niveau de précision, mais elle a tout de même permis de mettre en évidence l’existence d’une doublure dont la matière est trop dégradée pour être identifiée. L’exploration pourra toutefois être poussée à l’issue d’un nettoyage minutieux au niveau des rivets, car il est possible que la matière emprisonnée entre les têtes de rivet et la tôle de l’armure soit mieux préservée. Cette approche permet donc de guider le travail du restaurateur. Nous avons également fait le choix de ne pas tout restaurer. Cette volonté se justifie par les limites actuelles des observations du mobilier métallique, qui n’autorisent pas de réponse à certaines questions. Or, il en est une d’importance : celle de l’exposition sous forme de trophée de cette armure. Si tel a été le cas, la partie recouverte par le chevauchement des plaques entre elles pourrait témoigner d’une conservation différentielle. L’évolution des techniques offrira peut-être ce potentiel dans quelques années. Il faut donc résister à la tentation de tout entreprendre aujourd’hui pour mieux comprendre demain.
19L’entrée en collection de ce mobilier au musée d’Archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye permettra d’en réaliser des prises de vue en trois dimensions, qui pourront être associées à la production de fac-similés et/ou de reconstructions informatisées en trois dimensions. Ce dispositif de documentation muséographique constituera ainsi un complément à la diffusion scientifique des résultats et à leur divulgation auprès du grand public.
20Lors de la recherche de matière organique, les orles de boucliers ont livré une dizaine de fragments dans lesquels la présence de bois a été détectée ; ils permettront peut-être de préciser les essences de bois utilisées pour leur confection [ill. 13].
13. Reste de bois minéralisé dans un orle de bouclier.
F. Médard, Anatex.
21Enfin, la totalité de ces panoplies guerrières (casques, armures, glaives, pièces de boucliers) sera à nouveau passée en revue lors d’un travail collaboratif avec Guillaume Reich, dans le but d’observer l’origine des stigmates qui les parsèment. Sont-ils liés aux batailles ? à des actes ritualisés visant à leur destruction ? Ces deux actions peuvent-elles se superposer ? Ce n’est là que quelques étapes qui restent encore à parcourir pour extraire au mieux les enseignements que peut nous délivrer ce mobilier, pour lequel même les plus infimes détails doivent être consignés.
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22Pareillement, d’autres investigations ont été conduites sur des échantillons issus des dents de trois des inhumés en position assise dans le cadre du projet « Ancestra »6, mais le mauvais état de préservation de l’ADN ancien n’a pas permis l’obtention de résultats. En revanche, dans le cadre du projet « Cheval et domestication animale »7, les équidés ont été discriminés entre chevaux et mules, et leur sexe a pu être précisé. Le site compte ainsi la plus ancienne mention de la mule en Gaule, datée de la période augustéenne (Lepetz et al. 2021). D’autres analyses en cours utilisant les génomes fourniront des indications sur leurs caractéristiques physiques comme la couleur de leur robe, critère qui a pu avoir une importance dans le cadre d’un sanctuaire.
23Par de multiples aspects, la fouille du site gaulois de Saint-Just, quoique encore incomplète, livre un ensemble de référence pour l’archéologie des sanctuaires celtiques en France. De nombreux éléments, observés souvent de manière dispersée, y sont réunis – notamment les dépôts d’« inhumés assis », les fosses à banquets ou encore les pratiques de libations impliquant le sacrifice d’importantes quantités de vin. C’est néanmoins la présence d’éléments d’une armure manifestement romaine parmi les pièces d’armement sacrifié exposées dans le sanctuaire qui retient l’attention, par son caractère tout à fait exceptionnel. La datation de l’enfouissement final de cet ensemble, qui est entré dans le comblement du fossé de l’enclos A entre 60 et 30/20 avant notre ère, oriente vers une datation du fonctionnement de cette armure plus ou moins contemporaine de la période de la guerre des Gaules. Si l’on ajoute que le reste du matériel d’armement paraît provenir de prélèvements effectués sur un champ de bataille pour constituer des trophées d’armes, la présomption que ce dépôt appartienne à un événement historique méconnu de la conquête césarienne devient d’autant plus plausible. Et quoi qu’il en soit, le contexte chronologique de ce type d’armure, inconnu jusqu’ici en contexte césarien, bouleverse déjà nos connaissances sur l’évolution de l’armement défensif des armées romaines.
24La période du second âge du Fer, et plus particulièrement celle des épisodes de la conquête césarienne de la Gaule, forment le cœur des collections du musée d’Archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye, qui se sont constituées autour des ensembles provenant des fouilles des sites majeurs de la guerre des Gaules, dont la reconnaissance a été ordonnée par l’empereur Napoléon III. Depuis sa fondation en 1862, le musée de Saint-Germain a vocation à recueillir et conserver les « archives matérielles » de l’histoire de l’occupation humaine du territoire national, depuis les plus lointaines origines du Paléolithique jusqu’à la fin du premier Moyen Âge, dans une perspective comparative d’échelle européenne, si ce n’est mondiale [ill. 14]. Les mutations économiques, sociales, politiques et culturelles de la fin du second âge du Fer – globalement entre les iiie et ier siècles avant notre ère – constituent toujours un tournant majeur dans cette perspective diachronique, développée dans la très longue durée historique, même si l’appréhension de ces transformations a considérablement évolué depuis les premières recherches de la fin du xixe siècle. À ce titre, le mobilier des fouilles de Saint-Just a toute sa place dans ce musée, ce d’autant qu’il vient combler une lacune importante. L’archéologie des sanctuaires de Gaule, qui a été révélée par la fouille de Gournay-sur-Aronde dans les années 1980, était jusqu’alors très mal représentée dans les collections de référence du musée.
14. Salle du Trésor au musée d’Archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye.
Musée d’Archéologie nationale.
25Il s’agit aussi, depuis ses origines, d’un conservatoire des connaissances – et pourrait-on dire des représentations du passé, tel qu’il est enregistré par les matériaux archéologiques. C’est un musée de science et de culture, qui témoigne de l’évolution des productions de l’archéologie française, des années 1860 à nos jours, comme de leur présentation muséographique et de leur réception nationale et internationale. En faisant entrer dans ses collections des séries de fouille – et non pas des « œuvres » isolées – le musée d’Archéologie nationale enregistre également les conditions de collecte et de documentation scientifique des artefacts qu’il conserve. C’est un musée de l’histoire de l’archéologie, d’un genre unique en Europe.
26Les séries de Saint-Just témoignent, pour le futur, des transformations des pratiques de fouille préventives entre les années 1990 et les années 2010. Elles en révèlent aussi les limites, face aux bouleversements irréversibles du sous-sol induits par l’intensification des travaux d’aménagement depuis le milieu du siècle dernier. Comme en de nombreux endroits, le grand sanctuaire de Saint-Just a été victime du mitage du paysage et – faut-il le taire ? – de l’absence d’une réelle politique archéologique. Espérons que l’entrée de son mobilier gaulois dans les collections nationales du musée de Saint-Germain fera évoluer les mentalités : ce site majeur pour l’archéologie de la Gaule doit dorénavant être protégé de nouvelles destructions, mais aussi documenté dans son ensemble, afin de déterminer le potentiel scientifique des zones non encore étudiées. Quant au musée d’Archéologie nationale, il assurera sa part en finançant les opérations d’étude et de conservation-restauration des collections de Saint-Just et en soutenant leur publication.