1L’amphithéâtre de Nîmes (Gard), dont l’édification a lieu au tout début du iie siècle de notre ère, est un des mieux conservés du monde romain [ill. 1]. En effet, il possède encore des gradins alors que la plupart des autres n’en ont plus (ou ce sont des restaurations). Par ailleurs, il lui manque uniquement un petit segment de l’attique, contrairement au Colisée dont les deux tiers de la couronne extérieure sont manquants. Son degré de conservation est similaire à celui de Leptis Magna, amphithéâtre à structure pleine préservé au milieu du désert. Par ses dimensions, son imposante prestance et les multiples fonctions qu’il a revêtues au cours du temps, le monument est devenu un repère mais aussi un point stratégique dans le développement de la cité médiévale puis moderne, et il reste un trait majeur du paysage urbain contemporain [ill. 2].
1. Carte schématique de répartition des amphithéâtres dans le monde romain au IIIe siècle.
R. Pellé, Inrap.
2. Vue aérienne de l’amphithéâtre.
Au fond, la tour Magne dans l’axe de l’avenue bordée d’arbres ; au premier plan, dessinés sur le parvis, le mur d’enceinte et deux tours.
R. Pellé, Inrap.
- 1 Étude préalable menée par Thierry Algrin, architecte en chef des monuments historiques (ACMH), et r (...)
- 2 Dossier de restauration attribué à Michel Goutal, ACMH, et à son collaborateur Louis Nicolas.
- 3 Depuis 2017, ce dossier est conduit par Christine Lavergne, ingénieure de la ville de Nîmes (maître (...)
2Malgré de multiples chantiers de restauration depuis plus de deux siècles, la ville de Nîmes et la conservation régionale des monuments historiques (CRMH, Drac d’Occitanie) n’ont pu que constater les multiples signes de dégradation de cet édifice. L’exposition aux intempéries a été identifiée comme la cause majeure de ces détériorations. En prévision d’un projet de restauration d’envergure appliqué à l’échelle du monument, un diagnostic sanitaire a été conduit1. Il a été suivi en 2008 d’une première intervention, à valeur expérimentale en termes de méthode, sur l’élévation de la travée 49, puis, entre 2008 et 2015, de la restauration des façades de cinq travées. En 2014, le projet de restauration a associé au diagnostic une approche archéologique (réalisée par l’entreprise Hadès)2. Les résultats de ce diagnostic, qui a donné lieu à de nombreux rapports, concernent les cinquante-cinq travées de la façade non encore restaurées, la partie sommitale de la cavea, les arrachements (c’est-à-dire les substructions internes qui soutenaient initialement les gradins de la cavea et qui étaient masquées par ces derniers, aujourd’hui tous manquants) ainsi que les galeries du promenoir du premier étage et celle dite « populaire » du second étage. Une étude archéologique s’est alors imposée comme nécessaire en complément des travaux de restauration. La participation des archéologues aux différents chantiers a été systématique et consolidée par la signature en 2017 d’un accord-cadre d’une durée de quinze ans entre la ville de Nîmes et l’Inrap. Celui-ci prévoit le suivi archéologique de l’ensemble des travaux de restauration sur cette période donnée, mais également la réalisation de potentiels sondages et de fouilles ponctuelles dans l’enceinte du monument. Ces opérations ont débouché sur de nombreuses découvertes et études3 [ill. 3].
3. Tableau récapitulatif des opérations architecturales menées dans les arènes de Nîmes de 2009 à 2021.
R. Pellé, Inrap.
- 4 Mémoire de maîtrise de M. Célié : « Amphithéâtre de Nîmes : fouilles archéologiques sur la piste, d (...)
- 5 Voir aussi la thèse de doctorat de Myriam Fincker : « Analyse comparée des amphithéâtres d’Arles et (...)
- 6 Fouille préalable au projet Arènes-Esplanade-Feuchères (AEF) : trottoirs nord et ouest et place des (...)
3Outre de nombreux plans, gravures, dessins et photographies traitant de l’amphithéâtre4, de très nombreux actes existent et témoignent de l’importance, parfois purement financière, de ce monument pour la ville et ses habitants. Cet inventaire exhaustif de documents anciens comprend aussi toute intervention liée aux arènes, depuis les études historiques ou architecturales entreprises principalement depuis la seconde moitié du xixe siècle ainsi que les premières fouilles d’Henri Révoil dans les souterrains en 1866 jusqu’aux fouilles de sauvetage des années 1987-19884. Deux ouvrages parus à la fin des années 1990 résument parfaitement les dernières connaissances archéologiques sur cet édifice (Fiches, Veyrac 1996, p. 336-350 ; Monteil 1999). Des études se sont concentrées sur des aspects spécifiques propres à la construction (Bessac et al. 1984) ou bien se sont voulues plus générales et comparatives, analysant l’amphithéâtre nîmois tout en le replaçant au sein de cette famille de grands monuments de spectacle5. Depuis 1988, une seule opération archéologique a eu lieu aux abords du monument, ne l’effleurant que ponctuellement6. Cette fouille a généré de nombreuses observations sur les fondations et la base de l’édifice, permettant une réflexion sur quelques-uns des aspects constructifs ainsi que plusieurs hypothèses sur la décoration du monument, ses transformations et son vécu (Pellé 2009). Aucune étude antérieure à celle portant sur la travée 49, faute souvent de moyens techniques ou d’investigations dans le cœur de la construction, ne s’est pleinement attardée sur le mode constructif de l’amphithéâtre, son chantier et les moyens utilisés pour le réaliser, sans compter ses 1 900 ans de pérennité, son vécu et ses transformations successives, parfois superficielles mais aussi occasionnellement profondes, qui ont pu modifier son aspect.
- 7 Ces recherches récentes contribuent aussi à amender les travaux réalisés dans le cadre des atlas to (...)
4La coactivité avec une entreprise de restauration ainsi que la présence d’un échafaudage, qui rapproche l’archéologue de parties inaccessibles, ont permis de détailler la mise en œuvre des blocs ou de remarquer en surface des éléments passés inaperçus jusqu’à présent. De plus, les quelques sondages dans la construction durant le suivi de restauration et surtout les fouilles récentes des souterrains ont apporté des résultats exceptionnels. Ces opérations, associées à de nouvelles technologies – système d’information géographique (SIG), photogrammétrie généralisée du monument (par nacelle ou drone), photogrammétrie détaillée appliquée à des structures (lors de la fouille des souterrains) ou des parties bâties (section de murs intérieurs, sculptures), reflectance transformation imaging (RTI, notamment utilisée pour rendre visible les graffitis ou gravures très usés qui ne peuvent être perçus empiriquement) – contribuent à alimenter fortement la recherche sur ces édifices, fouillés et étudiés souvent trop anciennement7.
5Depuis 2009, le suivi archéologique des travaux de restauration s’est poursuivi sur un total de dix-neuf travées étudiées à ce jour [ill. 4]. L’ensemble de ces travées était très peu documenté puisqu’elles étaient occupées jusqu’au début du xixe siècle, période où les arènes ont progressivement été dégagées des logis privés qui les envahissaient, comme l’atteste un plan parcellaire de 1785. Seule la travée 50 constituait un lieu de passage, appelée aussi l’« entrée du côté des remparts » (médiévaux). Depuis, de nombreuses restaurations antérieures au deuxième quart du xxe siècle ont été effectuées, tant en façade que dans les gradins, et sont rarement documentées, occultant de nombreuses traces ou vestiges de l’édifice et de son vécu.
4. Plan schématique des opérations effectuées.
Les travées en rouge sont étudiées et restaurées ; la salle cruciforme présente l’état primaire de maçonnerie appartenant à l’amphithéâtre actuel et les structures antérieures d’un premier édifice disparu.
R. Pellé, Inrap.
6Le travail de recherche est rendu possible grâce à l’enregistrement systématique de chaque bloc et des traces archéologiques en lien avec la construction et le vécu de l’édifice sur une base de données accompagnée d’un SIG. Cet enregistrement a pu être étendu depuis 2017 à la partie sommitale de la cavea, soit les huit rangs de gradins du dernier maenianum (nos 28 à 35 selon la numérotation de la maîtrise d’œuvre) ainsi qu’à l’arrachement dès 2018. L’étude menée sur la partie interne de l’amphithéâtre qui accueillait les spectateurs a permis d’observer diverses traces en lien avec la mise en œuvre des gradins, dont certaines d’entre elles n’avaient jamais été décelées : des traces de pinces permettent de repérer la progression du chantier, des tenons disposés sur la face antérieure des gradins servent à l’ajustement des blocs, tandis que des creusements légers à l’aplomb de ces mêmes faces permettent de rectifier a posteriori l’inclinaison des gradins. D’autres, en lien avec la signalétique, ont également été repérées en grand nombre. Certaines d’entre elles, les marques d’emplacement des sièges, avaient déjà fait l’objet de quelques mentions mais elles restaient incomplètes (Pelet 1853) ; le relevé des traits gravés tant au dos de l’attique que sur les gradins restitue une ordonnance régulière, qui s’adapte toutefois à la courbure du monument. L’observation et l’analyse de l’ensemble des autres traces – « arcs ou fers à cheval » ciselés sur des gradins et probablement polychromes, agencement régulier d’appliques aujourd’hui disparues, scellées sur la face antérieure des gradins découpant des secteurs de la cavea – nous donnent désormais la possibilité d’appréhender une partie du dispositif instauré pour le placement du public [ill. 5]. Un gradin comportant des traces d’assise et donc ayant été mis en place s’est retrouvé réemployé dans un pilier à mi-chemin du chantier de construction, montrant ainsi que le projet initial de l’architecte a subi des changements (peut-être la création de la loge « impériale »).
5. Marques gravées sur les gradins, en forme de fer à cheval, régulièrement réparties dans la partie de la cavea conservée et probablement peintes à l’origine.
R. Pellé, Inrap.
7L’examen des arrachements, jusqu’alors restés inaccessibles faute d’échafaudages, a livré de précieuses informations, notamment sur l’usage de nombreux blocs en réemplois (ne pouvant appartenir au monument du fait de certains éléments de décor) ou sur des repentirs dans la construction. L’usage d’un système de comptage de blocs, composé généralement de deux lettres suivies d’un nombre, qui peut parfois se répéter sur deux blocs mitoyens ou très proches, indiquant par là-même qu’il ne s’agit pas de calepinage et dont nous n’avons pas retrouvé d’équivalent sur des monuments similaires en grand appareil, semble attester de la présence de plusieurs ateliers de taille. Ces ateliers, qui peuvent fonctionner en contemporanéité, livrent un lot déterminé de blocs déjà taillés, puisque nombre de ces inscriptions gravées ont été trouvées sur des faces moulurées de blocs de la façade, notamment lors des deux dernières opérations.
8Des graffitis antiques ou des gestes techniques témoignent aussi de la vie quotidienne des ouvriers, comme le marquage « ME . [nombre] » suivi de « . MASSA . AD . [L ? ou I ?] IA » sur un registre et de « NEC LIB[ERUM ou ERTUM] » sur un deuxième registre, trouvée sur un bloc initialement masqué dans l’arrachement, où le tailleur de pierre se plaint « de ne pas être libre », ou encore un crampon en double queue d’aronde en chêne, coupé suite à une erreur de pose donc inutile dans sa fonction, resté cependant inchangé et dont la cassure a été masquée par un petit bout de bois indiquant par là-même que des contrôles, et donc des punitions, devaient exister (Pellé à paraître).
- 8 Suivi archéologique des travaux de restauration des travées 58 à 1.
9La récente opération sur la travée 60, qui correspond à la porte d’entrée des notables et qui est traitée dans l’intégralité de sa profondeur, a permis de mettre en lumière l’existence d’éléments décoratifs, probablement de la statuaire, situés au premier étage de part et d’autre de la baie ainsi que dans le fronton8. L’examen de la partie sommitale du monument a montré la présence d’une superstructure en bois qui prenait place sur l’arase et les six derniers rangs de gradins de part et d’autre de l’axe de la porte (un sacellum ?). Deux nouveaux bas-reliefs ont aussi été découverts lors de cette intervention : un phallus sur l’intrados d’un claveau du premier étage de la travée 1 et une représentation mettant en scène un animal (taureau ?) et un personnage (danseuse ?) sur un bloc de la galerie populaire.
- 9 Diagnostic et étude de bâti de la salle dite « cruciforme ».
- 10 Fouille archéologique de la salle cruciforme.
- 11 La dendrochronologie donne comme date d’abattage la plus récente 24 de notre ère, soit 75 ans appro (...)
10L’étude de bâti effectuée en 2015-2016 dans la salle cruciforme a permis de montrer l’agrandissement progressif de ces espaces, nécessaires à la bonne réalisation des spectacles et leur probable intensification au cours du iie siècle, et les sondages réalisés ont révélé l’existence de sols et structures en creux9. La fouille de ces souterrains en 2019-2020 a permis leur étude10. Surtout, elle a prouvé la présence, déjà subodorée par les crampons en chêne provenant d’arbres abattus trois générations avant la construction des arènes (Pellé à paraître), d’un monument antérieur datant de la première moitié du ier siècle de notre ère11. Il s’agit probablement d’un premier édifice de spectacle, au regard des structures très profondes et très importantes, ce qui en fait un des plus anciens de Gaule. L’amphithéâtre actuel ne ferait que reprendre son orientation et son emplacement, peut-être avec une capacité d’accueil des spectateurs plus grande, comme c’est le cas à Lyon (Rhône), Nocera (Italie) ou Avenches (Suisse), où les arènes restent par ailleurs inchangées pour les trois (Golvin 1988 ; Bridel 2004).
11L’opération MS4 est arrivée à terme et le prochain marché de suivi de travaux (MS5) a pris le pas en fin d’année 2021 et se conclura fin 2022, grossissant encore le lot de questionnements qui auront peut-être enfin une réponse (« Y avait-il réellement plusieurs ateliers de taille de pierre ? », par exemple). Les travaux de restauration se poursuivront en 2023 et jusqu’en 2034 (date prévisionnelle de fin), mais un changement d’orientation interviendra. En effet, au lieu de continuer en façade, le chantier migrera dans la cavea exclusivement. Il est probable que les futures études apporteront de nouvelles interrogations ou des réponses sur la progression du chantier de construction, les mises en œuvre, etc.
12Une dernière question se pose sur le « savoir-fer » des Gallo-Romains. Des agrafes en fer ont été prélevées entre des blocs, et des pattes de fixation placées sur l’attique et servant au système de fixation du vélum (cerclage du mât ou du poteau) ont été extraites de leurs mortaises [ill. 6]. Les premières analyses, réalisées en collaboration avec l’UMR 5608 « Traces » (CNRS - Université Toulouse – Jean-Jaurès) et le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) de Saclay, montrent que les éléments ne possèdent pas la même composition. Les agrafes scellées au plomb sont en fer forgé, alors que les pattes de fixation sont en fer puddlé, métal décarburé et donc moins oxydable. Sauf que la technique du puddlage apparaît en… 1784 en Angleterre. Innovation ou simple redécouverte d’une technique vieille de deux mille ans ?
6. Restitution du système de fixation des mâts et poteaux du vélum au sommet de l’édifice.
À gauche, les clichés montrent un doublage du mât dans le grand axe, travée 45, et à droite, une restauration du cerclage du poteau intérieur de la travée 52.
R. Pellé, Inrap (d’après un dessin de M. Fincker 1988).