« Il y a un état vague, un manque qui cherche à se combler, une absence vague, qui toujours, statistiquement, rencontre et invente une présence ».
Claude Roy (La Dérobée, Paris, Gallimard, 1968).
- 1 Sur la question des statuts des agglomérations de la Gaule romaine, et spécifiquement du vicus, voi (...)
- 2 Fouille réalisée dans le cadre de la déviation de la RN 12 sous la direction d’Olivier Blin.
1Le vicus gallo-romain de Diodurum (Jouars-Pontchartrain, Yvelines) est situé dans la vallée de la Mauldre, au carrefour de plusieurs voies antiques bien reconnues (Blin, 2007) [ill. 1]. Étape située d’après l’un des Itinéraires d’Antonin à 15 lieues de Paris (Lutetia) et à 22 de Dreux (Durocasses), sur l’une des routes menant à Rouen (Rotomagus), son statut est attesté par un fragment d’inscription découvert en 1997, dont un mot complet, vicani, nous est parvenu (Bacon, 2000 ; Blin, 2007)1. Les données archéologiques et photo-interprétatives montrent que l’occupation du site s’étend sur une surface d’environ 30 à 40 ha [ill. 2]. Une fouille de sauvetage réalisée de 1994 à 19982 a permis d’en explorer 4 ha, soit près de 10 % de sa surface. La durée d’occupation, du début du ier siècle avant notre ère jusqu’aux ve-vie siècles, la très bonne conservation des niveaux archéologiques et un contexte humide en font un site d’exception. L’agglomération gallo-romaine est à placer au cœur du réseau des échanges à moyenne et grande distance, dans la problématique générale des agglomérations dites « secondaires » (Favory, 2012).
1. Limites admises de la cité carnute avec les principales agglomérations antiques dont Diodurum.
© O. Blin, Inrap.
2. Plan général du site d’après les fouilles et les données de l’archéologie aérienne.
Le rectangle rouge correspond au secteur étudié.
© O. Blin / J-M. Morin, Afan / Inrap.
2Dans le cadre du colloque « Franges urbaines, confins territoriaux ; la Gaule dans l’Empire » (Besson et al., 2016), une première approche des modalités d’occupation diachroniques du quartier ouest du site, zone située en proche périphérie de l’agglomération, avait été présentée (Blin, 2016). Cet espace voit, au cours des siècles, des transformations et des dynamiques qui illustrent, sur la longue durée, la « fluidité » de ces secteurs de transition, entre le cœur urbain et ses marges. Nous proposions à cette occasion une redéfinition morphologique de cette géographie d’adaptations, de mutations, de changements de fonction ou d’usage, qui renvoient, au moins pour une part, au statut spécifique de ces zones. Nous suggérions de substituer à la notion de « tissu urbain » celle de « feutre urbain » pour définir ces secteurs intermédiaires complexes qui se « dé-tissent » et dont la réalité est floue, presque vague…
3Nous voudrions ici revenir, toujours dans ce secteur occidental du vicus, sur un espace particulier, sommairement évoqué dans un travail déjà ancien sur le sanctuaire occidental du site (Blin, 2000b), mais sur lequel nous ne nous étions pas précisément attardé. Un terrain « vide », qui, lors de la fouille, avait attiré l’attention, mais pour lequel les éléments recueillis n’avaient pas permis de proposer d’interprétation fonctionnelle ou de destination urbaine au sens propre. Cet exemple n’a de valeur que monographique. Nous en proposons une lecture qui se veut avant tout un questionnement, dont la finalité est d’alimenter la réflexion sur la lecture archéologique de ces espaces « vides » que l’on retrouve assez régulièrement dans les agglomérations antiques.
4Lors des fouilles préventives menées en 1996, un sanctuaire avec temple à cella centrale et galerie périphérique au sein d’un péribole a été découvert. La fouille a permis d’en décrypter les différents états, depuis le début du ier siècle jusqu’au ive siècle [ill. 3]. Ce secteur cultuel est situé en bordure de la voie antique nord-sud et limite, contre celle-ci, un quartier d’habitation dégagé à l’est du cours actuel de la Mauldre. La limite sud de l’aire sacrée se trouve hors emprise fouillée. Les niveaux les plus anciens datent du règne d’Auguste, sans que l’on puisse sans conteste rattacher les quelques fosses et trous de poteaux découverts à une occupation de type cultuelle. Les restes du premier temple, installés à leur emplacement, datent au plus tôt du milieu du ier siècle [ill. 3a]. Il se trouve au centre d’un vaste péribole comportant, au nord-est, un bâtiment à deux nefs ou salles d’inégales largeurs. Il est entièrement détruit et remplacé in situ par un édifice plus grand dans le courant du iiie siècle. Cette reconstruction coïncide avec l’établissement d’un nouveau plan d’urbanisme pour l’agglomération et en respecte les techniques de construction, en particulier l’utilisation exclusive de la meulière (Blin, 2000a).
3. Les différents états du sanctuaire entre le ier et le iiie siècle (sur la figure du bas est indiqué le mausolée plus tardif du début du vie siècle).
© O. Blin, Inrap
5La fonction religieuse de l’espace cultuel disparaît dès le milieu du ive siècle ; mur de péribole, temple et annexes sont mis en carrière au plus tôt à la fin du ive siècle ou au début du ve siècle. Réutilisant certains vestiges, des habitats s’y installent alors, ce dont témoignent plusieurs niveaux de sols, des constructions sur poteaux de bois, les mobiliers céramiques et nombre d’espèces monétaires, essentiellement théodosiennes.
6Lors du réaménagement du quartier au iiie siècle, l’aire sacrée, qui se développait initialement de manière plus importante vers le nord, voit sa surface réduite. Un mur en meulière vient en constituer la nouvelle clôture de ce côté. Le bâtiment annexe est conservé bien que ne se trouvant plus inscrit dans l’aire sacrée, impliquant sans doute un changement d’usage dans la nouvelle configuration du lieu. Le mur septentrional de l’aire sacrée primitive qui vient s’y accrocher est même reconstruit, indiquant ainsi la permanence de cette limite. À son contact avec la voie principale, un puits est alors creusé et maçonné. Sa faible profondeur, qui n’offre pas la possibilité d’atteindre la nappe phréatique, permet de l’interpréter comme un puits de récupération des eaux de pluie destiné au drainage de la voie. Une petite rue en impasse est créée, bordée par une série de petites boutiques appuyées contre le nouveau mur de péribole [ill. 3c]. Cette rue s’inscrit parfaitement dans le plan d’urbanisme du iiie siècle et se greffe directement sur la voie principale. Il s’agit donc bien d’un espace public.
- 3 Vague venant du latin vacuus signifiant l’absence : vide, vacant, inoccupé…
7La partie « déclassée » de l’aire sacrée semble donc être devenue un espace « ouvert », sorte de « terrain vague » [ill. 4] selon la définition qui en est souvent donnée, celle d’un espace dépourvu de construction, sans destination définie, le plus souvent à l’abandon3, celle aussi d’un espace intermédiaire, souvent interstitiel (Nitsch, 2015). Les analyses micromorphologiques et carpologiques effectuées lors de la fouille (Blin et al., 1999) ont en effet mis en évidence un sol assez homogène de terre limoneuse anthropisée cendreuse, peu végétalisée où l’on note toutefois la présence ponctuelle de plantes adventices. Aucune trace de clôture (poteaux, palissade, mur…) n’était présente au contact des rues et aucun autre aménagement de quelque nature que ce soit n’a été reconnu sur l’ensemble de sa surface ; ce n’est qu’à la fin du ve/début du vie siècle qu’un mausolée mérovingien y sera construit, mais dans une autre configuration urbaine du quartier (Blin et al., 1998).
4. Restitution du sanctuaire au iiie siècle avec, sur la droite, l’espace correspondant à la partie déclassée de l’aire sacrée des ier/iie siècles (ici illustrée comme « terrain vague »).
© J.-C. Golvin, CNRS
8Comment analyser cet espace « vide » en bordure de la voie principale, partiellement aménagé au contact du sanctuaire (impasse et boutiques) et toujours clos, au nord et à l’est ? Que devient, de ce côté, le bâtiment à deux nefs dont on sait qu’il est toujours en fonction et, sans doute, désormais desservi par l’impasse ? Daté du iie siècle, construit en petit appareil calcaire de très bonne facture, il se compose de deux vastes salles rectangulaires, et s’apparente aux galeries ou espaces d’accueil ou de réception comme il en existe de nombreux exemples dans les sanctuaires en Gaule romaine. Si une telle fonction peut lui être reconnue au sein du péribole primitif, que devient-il associé à un espace ouvert devenu peut-être public ? Quel est alors son statut ?
9Il est difficile de répondre à ces questions. Les données archéologiques ne permettent malheureusement pas de disposer d’éléments probants. La présence de restes fauniques, de fragments de céramique, de quelques objets en fer et alliage cuivreux (fibules, anneaux et autres petits objets), ne différencie pas le sol de cet espace des couches d’occupation retrouvées par ailleurs sur le site. Sans être une cour ni une place, il semble bien s’agir d’une zone « vide », qui, peut-être, conserve une dimension symbolique mais à la fonction imprécise voire changeante. Il faudrait aussi pouvoir apprécier (archéologiquement) la mainmise administrative et politique, publique/privée, sur ce type d’espace.
10Espace « dégagé », « non construit » (est-il cependant réellement non aménagé ? Si l’on se fie aux données archéologiques, la réponse positive s’impose), il peut s’agir à ce titre d’une aire « réservée », qui n’exclut pas pour autant la multifonctionnalité. Peut-être faut-il envisager à cet égard une occupation variable, saisonnière ou calendaire, en particulier lors des fêtes et des cérémonies religieuses et cultuelles. était-il destiné à accueillir, pour de telles occasions, une population particulière – et laquelle ? –, éventuellement dans des abris non pérennes et suffisamment légers pour ne pas avoir laissé de traces évidentes ? Les boutiques installées le long du nouveau péribole n’auraient-elles alors qu’une fonction périodique, tout comme le bâtiment à double nef déjà mentionné ?
11Quelle que soit l’interprétation que l’on retienne, il semble que son aménagement, ou plutôt son « absence » d’aménagement, ait été planifié lors des transformations urbaines qui affectent l’agglomération au iiie siècle. Il ne nous semble pas, en l’état des données disponibles, qu’il s’agisse d’un espace « délaissé ». L’installation de la ruelle en témoigne, comme la construction du mur de limite nord et l’installation du puits en bord de voie principale. Cet espace est donc un espace « urbain », un espace « urbanisé » au sens du projet qui a présidé à sa conception, un « terrain vague », structuré comme tel et structurant du point de vue de la ville et de ses usages.
12L’archéologie montre que la ville antique, comme celle d’aujourd’hui d’ailleurs, est en constante évolution. Changements d’usages, mutations des espaces, transformations des bâtiments, permanences, reconstructions, composent un tissu urbain très peu figé, à la malléabilité affirmée. Dans le cadre du site qui nous occupe, non seulement, durant les trois siècles du Haut-Empire, trois plans d’urbanisme viennent restructurer l’ensemble du vicus, mais, à l’échelle des quartiers, des îlots, des maisons, ce sont, lorsque l’on réduit l’échelle d’observation, de multiples transformations, quasi générationnelles, qui apparaissent. Destruction, abandon, reconstruction, naissance, renaissance sont les mots clés des cycles de l’aménagement urbain qui relève, sur le temps long et pour une grande part, de l’éphémère.
13Si l’on a tendance à « penser » la ville sous l’angle du fait bâti, le « plein », il est plus difficile de la concevoir sous celui du « vide », de l’interstice, de l’absence, qui, si l’on s’y attarde, représente pourtant une part non négligeable de son emprise et de sa morphologie (Lévy, 2005 ; Bruneau, 1995) : les places, les rues, les cours, les allées, les jardins, les ambitus (passages ou ruelles séparant les maisons), les « terrains vagues » et autres espaces non bâtis, constituent – presque paradoxalement – la véritable arête structurante de l’espace bâti (au sens strict).
14Les vides de la ville ouvrent le champ des possibles puisque, par principe, ce sont des espaces à investir dès lors qu’ils ne relèvent pas d’interdits, de fonctions ou de statuts qui en limitent l’usage. L’exemple présenté ci-dessus soulève cette question et pose celle du changement d’état : un espace clos, symbolique, fermé sur la ville, devient espace ouvert sur celle-ci. C’est un « trou » dans le tissu urbain et, s’il peut être taxé de « vague », c’est, comme on l’a observé, surtout par incapacité à définir précisément son statut et sa fonction. Ce n’est ni une place ni un jardin, ni une friche ou un espace abandonné, il ne semble pas clos et l’on ne peut dire s’il est privé ou public. Ce n’est pas non plus un espace de transition. Toutefois, l’aménagement d’une ruelle, de boutiques, montre qu’il s’inscrit bien dans l’urbanisme du iiie siècle et qu’il relève de la structure économique de la ville dont il est alors un élément structurant.
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Cet espace, vide de construction mais probablement non vide d’occupation et non vide de sens du point de vue urbain, va demeurer sous cette forme bien après la fin de l’Antiquité. L’occupation du vicus perdure en effet au moins jusqu’au milieu du vie siècle et au-delà (Blin et al., 2001). Le quartier occidental s’est transformé dès la fin du ive siècle : fermeture puis destruction et récupération du sanctuaire, abandon de certaines rues, réduction, voire destruction, d’une partie des habitations qui bordent la voie principale nord-sud. Un habitat sur poteaux se développe, respectant pour une part l’ancienne trame urbaine. Les grands monuments sont mis en carrière et des fours à chaux exploitent leurs éléments d’architecture en calcaire.
16à la fin du ve siècle, une église est construite (Blin, Vanpeene, 2006). Quelques sépultures mérovingiennes du début du vie siècle témoignent d’une population occupant encore les lieux (Burgio, Blin, 2005). C’est à ce moment qu’un mausolée, recelant deux sarcophages, est construit, en bord de voie, dans cet espace demeuré en l’état (en tout cas vierge de toute construction) jusque-là.
17La ville et ses espaces se fabriquent aussi par la résistance, ici résistance du vide, signe d’un état qui par sa nature spécifique a eu la capacité de traverser le temps.