- 1 Responsable des opérations : C. Le Forestier, Inrap.
1La nécropole des Mastraits à Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis) est fouillée depuis 2007, dans un cadre préventif jusqu’en 2018 (Inrap, conseil départemental de Seine-Saint-Denis), puis programmé (association Archéologie des nécropoles, Inrap)1 [ill. 1]. Au total, 803 sépultures ont été mises au jour, dont un tiers sont datées de l’époque mérovingienne et deux tiers du viiie siècle jusqu’au début du xiiie siècle. Sur près d’un mètre d’épaisseur conservé, quatre phases d’inhumations se succèdent. Les pratiques funéraires se distinguent nettement, entre l’utilisation de contenants en plâtre ou maçonnés pour les sépultures des premières phases d’occupation et des dispositifs plus minimalistes pour les inhumations postérieures. Les sépultures habillées, riches en mobilier, disparaissent progressivement pour être remplacées par des inhumations en linceul, avec la présence de calage céphalique pour certaines (Le Forestier 2019).
1. Plan de la nécropole des Mastraits à Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis).
F. Barenghi, C. Font, C. Seng, Inrap.
- 2 Responsable : C. Le Forestier, Inrap.
- 3 Ce projet a été financé par l’Inrap, l’association Archéologie des nécropoles et la commune de Nois (...)
2Cet ensemble funéraire d’une ampleur rare a suscité un grand intérêt et a permis la mise en place de plusieurs projets : projet collectif de recherche (PCR) sur l’archéologie des nécropoles mérovingiennes en Île-de-France2 ; études isotopiques pour caractériser l’alimentation des populations alto-médiévales ; analyse de l’évolution des populations du Bassin parisien (Bon, Marsolier-Kergouat 2021). C’est aussi dans ce cadre que l’équipe encadrante, sensibilisée à l’application des outils numériques en archéologie, a souhaité mener un projet en recherche et développement (R & D) afin de mettre au point des outils numériques et de les expérimenter lors de ces campagnes. Cette démarche vise à éprouver la dématérialisation complète de l’enregistrement des données de terrain, en s’appuyant sur la géomatique pour gérer les données spatiales et attributaires, à partir de relevés issus de la photogrammétrie3.
3Le projet « Nécropole numérique » s’inscrit dans un contexte où le développement d’une série d’outils et de logiciels, au sein de l’Inrap notamment, concorde avec la mutation numérique qui s’effectue dans notre activité4. Cette dynamique s’illustre par le déploiement des systèmes d’information géographique (SIG) à l’échelle nationale au sein de l’institut, mais aussi par les sessions de formation interne à la photogrammétrie et à l’élaboration de systèmes d’enregistrement de terrain institutionnels5 ou sous l’impulsion d’initiatives locales. Les autres acteurs de l’archéologie sont également mobilisés et investis dans l’application de ces technologies et l’utilisation de ces outils (Pierrot-Deseilligny, Cléry 2011). Les nombreux échanges et les formations ayant lieu dans diverses structures ont fortement enrichi et inspiré notre travail de réflexion. On citera ici, de manière non exhaustive, les ateliers archéomatiques du réseau ISA (Information spatiale et archéologie)6, l’atelier SITraDA (Systèmes d’information et traitements de données archéologiques)7, le programme ArchéoFab8 et la revue Archéologies numériques9.
- 10 Les métadonnées seront à intégrer, et la mise en place d’un plan de gestion des données est prévu a (...)
4Lors des opérations archéologiques précédentes sur la nécropole de Noisy-le-Grand, les données ont été saisies dans un fichier FileMaker conçu pour l’enregistrement archéo-anthropologique, et les plans d’illustration ont été réalisés sur des supports hétérogènes (Adobe Illustrator pour les opérations plus anciennes, QGIS pour les plus récentes). Les pratiques ainsi que les outils ont évolué, et la considération spatiale des données est devenue essentielle à l’analyse du site, rendant de fait l’utilisation de FileMaker insuffisante. Le projet constitue également l’occasion de migrer les données vers des logiciels libres, sous des formats garantissant la pérennité de la donnée10. Les analyses à l’échelle de la nécropole dans sa totalité, comprenant à la fois les données des campagnes précédentes mais également celles des campagnes à venir, doivent donc s’effectuer au sein d’une base de données relationnelle et spatiale.
- 11 www.qgis.org
- 12 SpatiaLite est une évolution de SQLite intégrant les informations spatiales. Ce moteur de base de d (...)
5La nouvelle base de données s’appuie sur les descriptifs précédemment utilisés dans FileMaker et permet de réunir l’enregistrement des unités stratigraphiques (US) composant chaque sépulture, associé aux données propres à l’archéo-anthropologie. La représentation vectorielle est assurée par la récupération des illustrations des campagnes précédentes, qui sera complétée par les levers des campagnes futures. Le choix s’est porté sur le logiciel libre QGIS11, qui permet la modification et l’interrogation des informations spatiales et attributaires, associé à une base de données au format SpatiaLite12. La base de données est constituée d’un unique fichier, facilement archivable et échangeable avec les autres chercheurs. La saisie des données stratigraphiques s’appuie sur un projet de base de données archéologiques développé en interne, appelée « Badass » (base archéologique de données attributaires et spatiales) [voir encadré Base archéologique de données attributaires et spatiales (Badass) de l’article précédent] (Desachy 2008).
6La plasticité de ce noyau a permis la conception d’un module supplémentaire rassemblant les tables dédiées aux données funéraires [ill. 2]. Les différentes observations réalisées sur les ossements (mesures, pathologies, détermination du sexe, de l’âge) font l’objet d’un enregistrement dans ces tables spécifiques. À la création d’une nouvelle US liée à l’enregistrement funéraire dans Badass, un trigger crée un nouvel enregistrement dans la table correspondante, qui permet d’accéder à des champs supplémentaires de description purement funéraire. La saisie des données se fait par l’intermédiaire de formulaires établis grâce aux outils natifs de QGIS. Ces derniers offrent de nombreuses possibilités pour améliorer l’ergonomie de l’affichage (sous-formulaires, menus déroulants, cases à cocher, etc.). Enfin, la saisie des données anthropologiques pourra également s’effectuer par l’interface graphique d’un mannequin [ill. 3].
2. Descriptif succinct des tables dédiées à l’enregistrement funéraire.
C. Seng, Inrap.
3. Couche de polygones figurant le mannequin d’un squelette comme alternative à la saisie des données archéo-anthropologiques dans QGIS.
C. Font, Inrap.
7La base de données HumanOs13, projet développé par Rozenn Colleter, Jean-Baptiste Romain et Jean-Baptiste Barreau (Inrap et Cnrs, UMR 6566 « CReAAH »), permet l’enregistrement des données ostéologiques par sépulture, et son fonctionnement repose notamment sur la saisie des données de mesure à l’échelle de l’os (Colleter et al. 2020). Ce principe d’enregistrement a été retenu et complété pour permettre également de considérer des regroupements anatomiques ou le squelette en son entier. Les observations peuvent donc être réalisées à plusieurs échelles d’analyse.
8La saisie commence dès le terrain puis est complétée à partir d’analyses effectuées en laboratoire, où les données anthropologiques (sexe, âge, pathologies, métrique crânienne et post-crânienne, etc.) sont ajoutées. La consultation immédiate des données est dès lors possible, et les outils d’analyse proposés à la fois par le langage SQL et par QGIS sont fiables et rapides. L’édition et la diffusion de cartes dynamiques et interactives sont réalisées par ce même logiciel, et de fait systématiquement synchronisées avec les données attributaires.
- 14 Panasonic Lumix DC-FT7 compact et durci, fixé sur une perche télescopique Rode.
- 15 El-Hajaoui R., Couturier D., Seng C. 2018 : Une expérience en photogrammétrie : fouille urbaine de (...)
- 16 Focale équivalente au 28 mm, ouverture établie à F/3.3, sensibilité fixée à 80 ISO.
- 17 Image App, application gratuite fournie par Panasonic.
9Si le projet est expérimenté dans le cadre d’une fouille programmée, la démarche se rapproche le plus possible des conditions de la fouille préventive aussi bien pour le matériel utilisé14 que pour l’urgence qu’exige le relevé des vestiges. Les protocoles de prise de vue et les traitements appliqués reprennent une méthodologie déjà éprouvée en contexte préventif15. Des paramètres optimaux pour les prises de vues sont fixés sur l’appareil16, dans la mesure du possible. La mise en place d’un canevas topographique permet le positionnement des modèles dans un système de coordonnées de référence (SCR) afin de les orienter, de leur donner une échelle et une position géographique. Des points de référence sont implantés autour du secteur de fouille, des points intermédiaires sont positionnés à proximité du sujet à documenter. Les vues générales sont réalisées à l’aide d’une perche. Une connexion Wi-Fi est établie entre l’appareil photo et le terminal mobile : elle permet le contrôle de la prise de vue à distance par l’interface d’une application17. Pour l’acquisition des modèles individuels, l’appareil photo est tenu à la main.
10Le logiciel utilisé pour les traitements de photogrammétrie est Metashape18. Si son interface est claire et fonctionnelle, ses réglages par défaut nécessitent un ajustement pour obtenir une documentation scientifique rigoureuse (Vergnieux 2011). Le logiciel analyse les images, détecte les points homologues (Rose 2012) et propose une orientation des différentes prises de vue dans un espace en trois dimensions [ill. 4]. Le nuage de points obtenu est ensuite géoréférencé par l’association des points d’appui sur les images avec le fichier topographique qui contient leurs valeurs géographiques. Un nuage de points dense est ensuite généré et constitue la base de la documentation. Il permet de calculer un modèle numérique de surface (MNS), une représentation raster du relief de la scène, selon un plan donné. Chaque pixel du raster est porteur de la position géographique (longitude, latitude) d’un point de la scène mais aussi de sa valeur en altitude. Ce MNS permet l’édition de profils et la réalisation d’ortho-images, soit des vues de la scène selon un plan donné, sans aucune déformation liée à la perspective ou à la parallaxe. Ces ortho-images peuvent être imprimées puis interprétées, décrites et commentées, à l’instar d’une minute de terrain réalisée manuellement. Dans le cadre de la « Nécropole numérique », les rasters sont directement importés dans QGIS pour y être numérisés. Le plan général de la fouille est ainsi enrichi en temps réel.
4. Modèle d’une sépulture généré dans Agisoft Metashape.
La position des clichés est matérialisée et les points d’appuis sont positionnés.
R. El-Hajaoui, Inrap.
11Le travail de numérisation a deux buts : la représentation spatiale des données attributaires à fin d’analyses archéologiques et la production d’illustrations. Les types d’US représentés sur la couche de multipolygones sont les dépôts funéraires, les réductions, les contenants, les aménagements et les creusements [ill. 5]. Des données spatiales complémentaires sont ajoutées par l’import des dessins réalisés lors des fouilles précédentes. Pour ces deux ateliers de numérisation, différentes méthodes ont été utilisées, en utilisant des outils natifs du logiciel.
5. Numérisation des entités archéologiques dans QGIS à partir d’une ortho-image.
C. Seng, Inrap.
12La fusion des données spatiales sera possible lorsque la reprise des US des opérations antérieures sera achevée. L’intégrité de l’ensemble est d’avance garantie par le choix commun des géométries représentées et par la concordance des champs dans les tables attributaires. Le rendu final de la superposition des US tiendra compte des relations stratigraphiques réelles saisies dans l’enregistrement.
13À ce stade de la réflexion, la numérisation retenue permet une interrogation de la base de données spatiales à l’échelle de l’individu. La possibilité d’afficher les données attributaires saisies à une échelle plus grande (partie anatomique ou os) par l’intermédiaire du mannequin est à tester.
14À ce stade, le projet dispose donc d’une base de données spatiales et attributaires exhaustive et adaptable. Le principe d’une « extension » spécifiquement dédiée à l’enregistrement du contexte et des gestes funéraires permet d’inclure les nombreux champs nécessaires aux analyses anthropologiques. En ce qui concerne la saisie des données sur le terrain, le recours à des formulaires spécifiques semble être la solution la plus satisfaisante. Aujourd’hui, la base de données, fonctionnelle, peut être intégrée dans QGIS ; des formulaires ont été conçus en partie sur Qt Creator19 et en partie grâce aux possibilités de mise en forme de QGIS. Le mannequin du squelette est intégré dans l’interface mais n’a pas été utilisé sur le terrain : la saisie des données anthropologiques en laboratoire sera l’occasion d’expérimenter cette possibilité ergonomique alternative. La campagne de fouille de 2021 a permis de tester toutes les fonctionnalités implémentées dans la base SpatiaLite : si le cœur de la base est robuste et très complet, l’extension funéraire est actuellement en cours de restructuration partielle.
15Cependant, à l’heure actuelle, l’utilisation de QGIS nécessite un environnement Windows, MacOs ou Linux, ce qui implique un coût matériel élevé et limite le type de terminal d’accès (pas de téléphone ou tablette Android20). Les outils de conception de formulaires dans QGIS ne sont pas adaptés à des bases de données relationnelles complexes ni à la mise en évidence de relations multiples. D’autres outils de ce type, tels que Qt Creator, sont requis, ainsi que l’emploi du langage Python pour intégrer des fonctionnalités plus complexes21. Enfin, notons que le format SpatiaLite est mono-utilisateur.
16Les relevés ont été exclusivement réalisés en photogrammétrie. De légers ajustements dans les protocoles de prise de vue et dans les paramètres de traitement ont été nécessaires entre les deux campagnes. Si, la première année, un seul opérateur s’est chargé de toute la chaîne opératoire, les bénévoles de la campagne de 2021 ont été formés à cette application de la photogrammétrie et ont pu réaliser eux-mêmes les modèles de leurs sépultures. Enfin, la modélisation peut être poussée jusqu’à la réalisation d’un maillage à partir du nuage dense, puis d’une texture : ces traitements optionnels permettent d’obtenir un modèle en trois dimensions complet à destination d’une exploitation, dans le cadre par exemple de la valorisation, du partage ou de la diffusion scientifique (Le Forestier et al. 2021).
17À ce jour, le recours à des logiciels gratuits et open source pour la photogrammétrie reste prématuré. Le logiciel MicMac23 reste difficile d’accès sans une bonne maîtrise de l’outil informatique (des interfaces plus ergonomiques sont en cours de développement). Le logiciel Alicevision (avec son interface graphique Meshroom)24 bénéficie d’une interface plus avancée mais ne permet pas de géoréférencer les modèles pour le moment. Si le logiciel gratuit CloudCompare25 permet de travailler avec le nuage de points dense et de réaliser des profils complexes, il nécessite néanmoins un certain nombre de manipulations supplémentaires, comportant un risque de perte du géoréférencement ou de déformation des documents générés.
18Avec un appareil photo numérique compact, la prise de vue ne peut se faire qu’avec une mise au point automatique, ce qui peut parfois poser problème. La conséquence est un travail important de reprise des ortho-images afin de les corriger : la manipulation, très simple, est tout de même très chronophage. Par ailleurs, l’appareil ne peut produire que des images compressées au format JPEG, quand des fichiers RAW sont préférables.
19Les outils en cours de développement et les protocoles testés sur un échantillon de données issues des fouilles programmées semblent répondre positivement aux objectifs établis par le projet. À l’issue du développement et de l’intégration des données créées précédemment, des analyses de la nécropole seront possibles à toutes échelles et sur tous les champs renseignés dans la base de données.
20Bien que mis en place dans un contexte de fouille programmée, le projet expérimente des réponses aux problématiques des opérations de terrain de l’archéologie préventive, intégrant la dimension spatiale de la donnée archéologique. L’utilisation sur une nécropole complexe permet de tester pleinement l’outil dans toutes ses dimensions : spatiales, stratigraphiques, anthropologiques, toutes réunies sous une même interface répondant à des critères d’interopérabilité, de partage et de réutilisation des données.
Base archéologique de données attributaires et spatiales (Badass)
La structuration des données spatiales minimales est désormais systématisée, pour les opérations archéologiques de l’Inrap, par six couches géométriques (Moreau 2016). Un projet initial de système de gestion de bases de données relationnelles (SGBDR), développé en interne, permet de compléter ces six couches par des tables descriptives scientifiques. La mise en relation des données, articulées autour de l’unité stratigraphique (US), répond à une méthode d’enregistrement classique dans un but d’analyses archéologiques (Galinié, Randoin 1987). La structure de la base de données s’inspire de la base CADoc26 (Bolo, et al. 2014). La spécificité de la démarche est ici l’intégration simultanée des données spatiales et de l’enregistrement archéologique. Par le biais de déclencheurs (également appelés « triggers ») (Lozano, Georges 2019), instructions SQL écrites dans la base de données, les géométries issues des levers topographiques et contenues dans les six couches sont distribuées, selon leur nature, sur chacune des tables dévolues à l’analyse archéologique. Ce procédé dispense les archéologues de la gestion des relations et mises à jour entre les données issues de deux sources d’acquisition parallèles : l’acquisition spatiale (topographie et relevés de terrain) et l’acquisition descriptive. La structuration adaptative et souple de Badass permet l’adjonction de tables supplémentaires dont la vocation est plus spécialisée. Elle constitue donc le noyau de structuration sur lequel les tables liées à l’enregistrement des données de la fouille de Noisy-le-Grand, strictement funéraires, viendront s’appuyer [ill. 6].
6. Modèle logique de données simplifié.
En bleu, les couches géométriques issues du modèle institutionnel des six couches ; en orange et en rouge, les couches de description archéologique ; en violet, les couches permettant la description archéo-anthropologique.
Inrap.