1Au gré des découvertes réalisées lors des opérations archéologiques dans le nord et l’Est de la France, les archéologues ont rapidement été confrontés à la découverte récurrente de vestiges de la période contemporaine. Dans le nord de la région champenoise, ceux-ci se traduisent principalement par les stigmates de la Grande Guerre. Délaissés et considérés dans les premiers temps comme des éléments perturbateurs voire dangereux, c’est à la fin des années 1980, durant les travaux de la ligne à grande vitesse (LGV) nord, qu’ils ont progressivement attiré l’attention des archéologues. L’archéologie des conflits débutait, par passion ou par opportunisme dans un premier temps, puis par intérêt scientifique peu à peu. Longtemps exclues des prescriptions, les opérations de grande envergure (zones d’activité, lotissements, tracés autoroutiers et voies ferrées, etc.) ont modifié la perception de ces vestiges et ont transformé les approches scientifiques. C’est dans ce contexte que les récentes investigations réalisées sur de grandes surfaces autour de Reims ont permis d’obtenir d’importantes fenêtres d’observation (Isles-sur-Suippe, Bezannes, Cernay-lès-Reims - Saint-Léonard, etc.), conduisant de facto à une nouvelle réflexion sur les problématiques liées aux vestiges de la Grande Guerre, de plus en plus nombreux et mis au jour de manière quasi systématique.
2Depuis plus de trente ans, les nombreuses opérations effectuées en Champagne-Ardenne ont révélé des milliers de vestiges de la Grande Guerre. Dans l’imaginaire collectif, ils sont essentiellement représentés par les tranchées sinueuses des positions de la ligne du front, mais la réalité est tout autre. Impactant fortement le sous-sol, ces structures défensives étaient habituellement, voire volontairement, mises de côté, jugées trop récentes pour pouvoir y prêter un quelconque intérêt. Elles faisaient l’objet parfois de mentions dans les rapports, surtout lorsqu’elles perturbaient les occupations plus anciennes. Certains responsables, pour l’exhaustivité des plans topographiques des découvertes, relevaient et enregistraient ces vestiges sous des identifiants simples comme « 14-18 », « 1914-1918 », etc. Occasionnellement, des structures faisaient l’objet d’un enregistrement complet lorsqu’une relation avec des vestiges anciens était avérée. Leur dangerosité était considérée par les archéologues comme la contrainte majeure empêchant des investigations plus approfondies. À ce titre, l’instruction DG113 du 26 octobre 2009 du conseil d’administration de l’Inrap relative au protocole d’intervention sur sites pollués par des engins de guerre impose de fortes restrictions quant à l’application des interventions archéologiques sur des occupations situées dans les secteurs géographiques en lien avec les conflits du xxe siècle. Dans un premier temps, les dispositions de ces restrictions ont conduit les archéologues champenois à éviter les investigations des vestiges de la Grande Guerre. Puis, au gré des découvertes fortuites, des coopérations régulières ont été mises en place avec les services de la Sécurité civile. Cette collaboration a entraîné une approche prudente des vestiges mobiliers et immobiliers, ouvrant les portes à un traitement des vestiges de la Première Guerre mondiale équivalent à ceux des périodes plus anciennes.
3De la fin des années 1980 au début des années 2000, les opérations réalisées dans le cadre des grands travaux d’aménagements dans le Nord de la France (LGV nord et zone d’aménagement concerté [ZAC] Actiparc d’Arras) ont grandement participé à l’essor de l’intérêt porté à l’archéologie du premier conflit mondial. Toutefois, les investigations n’en sont encore qu’à leurs balbutiements puisque, en dix ans, sur l’ensemble des opérations effectuées, très peu de fouilles ont concerné les vestiges de la Grande Guerre.
- 1 Responsable d’opération : Y. Rabasté, Inrap, 2008.
- 2 Responsable d’opération : Y. Rabasté, Inrap, 2012.
- 3 Responsable d’opération : Y. Rabasté, Inrap, 2009.
- 4 Responsable d’opération : B. Duchêne, Inrap, 2013.
- 5 Responsable d’opération : Nicolas Garmond, Reims Métropole, 2015.
- 6 Responsable d’opération : Anne-Charlotte Baudry, Inrap, 2014.
4En Champagne-Ardenne, jusqu’aux alentours de 2010, bien que quelques opérations d’archéologie contemporaine soient notables, elles ne portent pas encore sur de réelles mesures préventives de sauvegarde, concernant pour l’essentiel des découvertes de sépultures en contexte de diagnostic, qui ont été fouillées dans le cadre des procédures d’exhumation de corps militaires, par exemple au lieu-dit Sous les Vignes à Bétheny (Marne)1 ou à Cernay-lès-Reims et Saint-Léonard (Marne)2 (Desfossés 2011, p. 150-151 ; Desfossés 2014a, p. 16) [ill. 1]. Ces découvertes ont motivé les prescriptions sur les vestiges de la Grande Guerre, même si ces dernières portaient pour l’essentiel sur des vestiges susceptibles de mettre au jour des sépultures imprévues dans certains types de tranchée. Quelques opérations de fouilles isolées ont toutefois permis de pousser les investigations lorsqu’elles étaient justifiées ou envisagées en amont de l’opération. Elles ont alors révélé des fragments de vie du quotidien des soldats sur le front ou des positions stratégiques et logistiques, comme l’aérodrome militaire du Châtelet-sur-Retourne (Ardennes) et ses hangars à avions3 [ill. 2], celui de Warmeriville (Marne)4 ou encore celui de Bétheny5, ainsi que le camp de retranchement d’Isles-sur-Suippe (Marne)6.
1a. Sépultures découvertes lors du diagnostic de Bétheny « Sous les Vignes ».
Cl. Y. Desfossés, ministère de la Culture.
1b. Sépulture découverte lors du diagnostic de Saint-Léonard à Cernay-lès-Reims « Parc de référence, tranche 1 ».
Cl. Y. Desfossés, ministère de la Culture.
2. Positionnement de l’opération archéologique sur un cliché aérien du camp d’aviation du Châtelet-sur-Retourne.
Cl. Service historique de la Défense. DAO : Y. Rabasté, Inrap.
- 7 Responsable des opérations : Y. Rabasté, Inrap, 2016.
5C’est avec les aménagements des grandes zones d’activités autour de Reims (site de Saint-Léonard - Cernay-lès-Reims) que les premières prescriptions portant sur les installations des lignes de fortifications et des campements se densifient. Les observations archéologiques se font désormais sur des échelles plus petites, conditionnant également un enregistrement de ces vestiges plus systématique qu’auparavant. La richesse des données ainsi récoltées permet d’offrir un nouveau raisonnement conduisant à modifier les cahiers des charges des prescriptions au profit d’une archéologie industrielle. À défaut d’une fouille systématique de ces structures, certains cahiers des charges recommandent désormais un enregistrement et un relevé topographique des vestiges lorsqu’une de ces opérations est localisée sur un secteur de la Grande Guerre, comme sur le site du Bas de la Noue Saint-Rémi (Cernay-lès-Reims)7.
- 8 Responsable d’opération : N. Garmond, Reims Métropole, 2015.
- 9 Responsable des opérations : Y. Rabasté, Inrap, 2016.
- 10 Responsable d’opération : B. Duchêne, Inrap, 2017.
- 11 Responsables d’opération : Arnaud Rémy, Inrap, 2019 ; B. Duchêne, Inrap, 2018.
6Compte tenu de la densité du système défensif impactant la région, les réflexions sont conduites sur des prescriptions spécifiques concernant les vestiges les moins bien connus. Il s’agit principalement d’indices du début du conflit, dit « guerre de mouvement », comme les chapelets de trous d’homme ou les premières positions légères observés notamment au lieu-dit la Croix Chaudron (Saint-Léonard)8 (Garmond et al. 2019). Actuellement, le focus est porté sur ces structures en particulier car elles sont les plus à même de présenter des sépultures improvisées, comme cela est apparu lors des fouilles sur les sites de la Croix Faille (Saint-Léonard)9, de Champigny-Thillois (Marne)10 et Cernay-lès-Reims11.
- 12 Responsable d’opération: B. Duchêne, Inrap, 2015.
7L’exemple du cimetière militaire des Golets à Boult-sur-Suippe (Marne)12 est le cas le plus spécifique d’une opération soumise à une prescription dans le cadre d’une archéologie de la période contemporaine. Deux espaces funéraires ont été appréhendés, représentant au total 527 tombes, déterminées et analysées par une équipe pluridisciplinaire [ill. 3]. Le premier espace était caractérisé par 312 tombes alignées et réparties de part et d’autre d’une allée centrale munie d’une entrée à colonnades et d’un monument aux morts. Le second correspond à une extension, légèrement plus désorganisée, qui comportait 215 tombes. L’aspect pluridisciplinaire de ces recherches permet d’apporter des nouvelles perspectives, notamment dans l’étude de la vie quotidienne des soldats et du traitement des morts. L’approfondissement des examens sur les squelettes renseignent les différents spécialistes sur les conditions d’hygiène, l’alimentation et aussi sur les modalités techniques de la médecine, le traitement des blessés ou les usages thérapeutiques.
3. Plan de la fouille réalisée sur le cimetière militaire de la Grande Guerre des Golets à Boult-sur-Suippe.
DAO : B. Duchêne et Y. Rabasté, Inrap.
8Au cours de ces vingt dernières années, l’archéologie préventive champenoise s’est peu à peu développée autour de ces vestiges, avec une augmentation de leur prescription depuis 2012. Ce déploiement est également dû à la célébration du centenaire et au devoir de mémoire qu’il a soulevé, permettant ainsi un accroissement des problématiques et des recherches collectives dans ce domaine [ill. 4]. La création récente de l’Association française de recherche en archéologie contemporaine (AFRAC)13, dont les publications exposent les résultats des recherches axées uniquement sur les vestiges de la période contemporaine, illustre cette dynamique.
4. Tableau récapitulatif des principales opérations en Champagne-Ardenne dédiées aux vestiges de la Grande Guerre.
Y. Rabasté, Inrap.
9Plusieurs ouvrages dédiés à l’archéologie de la Grande Guerre, qui font référence dans cette discipline au cours de la première décennie du xxie siècle, convergent vers un état de fait : le manque de formation des archéologues face à des données de plus en plus nombreuses, des problématiques diversifiées et complexes à organiser et des synthèses à réaliser. C’est ce qui a été également mis en lumière durant le premier colloque interdisciplinaire relatif à ce sujet, réalisé à Suippes et à Arras en 2007. Ces difficultés ont été palliées peu à peu, comme l’illustre le récent colloque effectué en 2018 à Reims (Devos et al. dir. 2019). La multiplication des opérations d’archéologie préventive a permis une importante récolte de données, ouvrant pour l’essentiel sur deux types de problématique : d’ordre anthropologique d’une part (Desfossés 2014a ; Desfossés 2014b) ; portant sur l’alimentation d’autre part, à travers les fouilles des dépotoirs et des tranchées (Landolt, Lesjean 2009 ; Bandelli, Rabasté 2017). Ce champ de recherche connaît aujourd’hui un essor relativement important, en raison, entre autres, de sa capacité à porter un nouvel éclairage sur cet aspect de l’histoire du conflit insuffisamment renseigné dans les sources écrites.
10Le cas des opérations réalisées sur la commune de Saint-Léonard a permis d’étudier des installations exclusivement en relation avec la Première Guerre mondiale. Les vestiges témoignent très nettement des deux grandes phases du conflit, la « guerre de mouvement » et la « guerre de position ». Si cette dernière est bien connue grâce aux tranchées et aux nombreux aménagements mis au jour, la première phase reste archéologiquement exceptionnelle. À Saint-Léonard, elle se traduit par la présence de petits creusements oblongs peu profonds, correspondant aux emplacements des tirailleurs durant le début du conflit, autour de septembre 1914. Plusieurs soldats de l’armée allemande ont été mis au jour au sein de ces petites tranchées discontinues. Les traces et les indices archéologiques mis en évidence ont permis de caractériser la nature de ces vestiges, mais c’est leur confrontation avec les sources écrites et cartographiques, comme les journaux des marches et des opérations des régiments, qui offrent l’opportunité de préciser l’histoire d’un petit segment du front français en périphérie de Reims aux prémices du conflit (JMO du 63e RI 1914). Creusé par les Français pour l’installation d’un poste avancé, ce chapelet de petites fosses a été occupé par les troupes allemandes lors de l’assaut de la nuit du 26 au 27 septembre 1914 vers Saint-Léonard. C’est au cours du contre-assaut mené par les troupes françaises que les soldats allemands réfugiés dans ces fosses ont péri [ill. 5].
5a. Plan directeur du secteur de Reims, du 15 juillet 1918.
a. Archive relative aux positions des troupes du 63e régiment d’infanterie au 26 septembre 1914 et mise en relation avec les structures mises au jour lors de l’opération à la Croix Faille (Saint-Léonard), zone 5.
Service historique de la Défense. DAO : B. Duchêne et Y. Rabasté, Inrap.
5b. Localisation des trois sections d’hommes en poste avancé des 5e et 6e compagnies — [extrait] tiré du JMO du 63e RI 1914, p. 55.
Service historique de la Défense. DAO : B. Duchêne et Y. Rabasté, Inrap.
- 14 Formes (entités) liées à la guerre.
11L’enlisement du conflit entre les deux armées a profondément marqué le paysage pendant quatre années. Ces stigmates, bien visibles dans le sol, se révèlent donc régulièrement au gré des opérations archéologiques, offrant la possibilité d’obtenir un corpus de données spatiales important dont dépendent les analyses sur les « polémoformes14 » (Taborelli et al. 2017). Leur étude apporte des résultats inédits, débouchant sur des problématiques concernant l’impact environnemental du conflit sur le paysage actuel, notamment pédologique (Taborelli 2018). Ces analyses écologiques ne peuvent être réalisées qu’à travers les opérations archéologiques, dont les ouvertures fournissent un terrain propice à une approche pluridisciplinaire. Peu à peu, l’archéologie préventive intègre les vestiges caractérisant le premier conflit mondial dans le secteur champenois. Si celui-ci se concentre encore majoritairement dans l’environnement rémois, c’est l’accentuation des aménagements urbains et périurbains qui favorise ce terrain d’investigation. L’intérêt porté aux vestiges de la Période contemporaine, et plus particulièrement de l’ère industrielle, montre que, malgré une importante documentation, les connaissances restent encore très lacunaires dans certains domaines. Le constat développé ici n’a pas pour objet de dresser un bilan de l’augmentation des opérations portant sur l’archéologie industrielle, puisque les vestiges correspondants ont toujours été présents lors des opérations, mais bien de mettre en évidence une démarche plus significative de l’évolution des réflexions sur le traitement des vestiges de la période contemporaine et leur prise en compte. En Champagne-Ardenne, cette démarche se traduit principalement par la perspective d’un enregistrement et d’une étude plus systématique des structures de la Grande Guerre, dès la phase de diagnostic. Cette considération ouvre la porte à de nouveaux enjeux et de nouvelles perspectives sur l’étude de ces récents aménagements, désormais entrés dans les pratiques archéologiques au même titre que les occupations des périodes plus anciennes.