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1 - Dynamique de la recherche

Trente années de recherche sur les pratiques funéraires coloniales à la Martinique et à la Guadeloupe

Thirty year of research on colonial burial practices in Martinique and Guadeloupe
Treinta años de investigación sobre las prácticas funerarias coloniales en Martinica y Guadalupe
Thomas Romon
p. 219-225

Résumés

Ces trente dernières années ont vu l’essor de l’archéologie historique, concernant donc l’époque coloniale, sur les territoires de la Martinique et de la Guadeloupe. Ce développement, concomitant de la professionnalisation de la discipline, a également touché l’archéologie funéraire. C’est par cette spécialité que, initialement, l’esclave a pu être appréhendé. En effet, une fois sa sépulture reconnue, celle-ci permet d’accéder à sa biologie, mais aussi à ses gestes. Quelles sont les pratiques funéraires en usage dans les colonies françaises des Antilles ? Quelle place y occupent les esclaves ?

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Texte intégral

1Jusqu’aux années 1990, l’archéologie des départements français d’Amérique a été essentiellement le fait d’amateurs (Rostain 2007) et concernait avant tout la Préhistoire de ces territoires. La mise en place des services régionaux de l’archéologie (SRA) au sein des directions des affaires culturelles (Dac), en 1987 à la Martinique et en 1992 à la Guadeloupe, s’est accompagnée d’une professionnalisation de l’activité par la présence d’archéologues de métier dans ces services, mais également du développement de l’archéologie préventive et de l’enseignement de l’archéologie à l’université des Antilles. D’une façon générale, c’est à cette époque que l’archéologie et la recherche archéologique se structurent, localement mais aussi en multipliant les relations avec la métropole. Dorénavant, l’archéologie de ces départements sera quasiment identique à celle pratiquée sur le territoire hexagonal.

2Ce processus initie aussi l’essor de l’archéologie historique. Jusque-là, cette thématique n’était que peu considérée, cette période étant jugée trop récente. Il était alors considéré que tout était déjà bien connu par les sources traditionnelles de la recherche en histoire (Bonnissent et al. 2018b). Par ailleurs, cette archéologie historique s’intéressait presque exclusivement aux bâtiments liés à la production des denrées coloniales, à l’architecture militaire et aux maisons des maîtres, symboles par excellence de la domination coloniale (Delpuech 2007). Ce n’est qu’à partir des années 2000 que se met en place ce qui deviendra l’archéologie de l’esclavage, dont l’acte de fondation est le colloque international « Archéologie de l’esclavage colonial » organisé en 2012 à Paris, au musée du Quai-Branly (Delpuech, Jacob dir. 2014).

3La recherche archéologique funéraire suit la même progression. Il est d’abord considéré que tout est connu depuis longtemps : cimetières paroissiaux documentés par les registres, cimetières d’habitation où sont enterrées les familles possédantes. Les ossements humains dégagés par l’érosion marine sur les plages, hors de tout contexte, signent, sans aucune preuve historique ni archéologique, les cimetières des esclaves. Jusque dans les années 1990, les opérations archéologiques sur ces vestiges sont restées très ponctuelles, le plus souvent dans le cadre d’un sauvetage, et sans véritable problématique de recherche. Ce sont ces questionnements qu’ont synthétisés les SRA, dans un premier temps en impliquant des professionnels de l’archéologie funéraire extérieurs aux territoires, où la compétence n’était pas disponible.

Dans les années 1990, les premières opérations de sauvetage

4En 1992, à la suite de travaux de terrassement entrepris dans la commune de Sainte-Marie, sur la côte nord atlantique de la Martinique, des ossements humains ont été mis au jour à proximité de l’habitation Fonds Saint-Jacques, célèbre en tant que propriété des dominicains jusqu’à la révolution – c’est là que le père Labat perfectionna le procédé de production du rhum. Colette Leton, qui depuis 1988 menait des opérations d’archéologie programmée sur la distillerie, la sucrerie et le moulin de cette habitation, dirigea, assistée de deux anthropologues dominicains, cette première intervention archéologique sur des vestiges humains d’époque coloniale. Au total, soixante et une sépultures ont été fouillées. Le matériel osseux est assez mal conservé. Les rapports d’opération, qui peuvent être qualifiés d’anciens, décrivent assez peu et succinctement le contexte archéologique. Le catalogue des sépultures traite uniquement de la biologie des individus. Les références aux sources historiques sont assez anecdotiques. Les éléments apportés sont toutefois suffisants pour étayer l’hypothèse du cimetière des esclaves de cette habitation. La documentation conservée donne la sensation d’investigations prometteuses mais abandonnées précocement.

  • 1 Responsable d’opération : Michel Pichon, Afan, 1996.
  • 2 Responsable d’opération : Xavier Rousseau, ministère de la Culture, 1996.
  • 3 Responsable d’opération : Christian Stouvenot, ministère de la Culture, 2008.
  • 4 Responsable d’opération : T. Romon, Inrap, 2015.
  • 5 Responsable d’opération : Alexandre Coulaud, Inrap, 2016.

5En Guadeloupe, lors de la saison cyclonique particulièrement active de 1995, des ossements humains sont mis au jour par la houle sur la plage de l’anse du Vieux-Fort à Clugny, sur la commune de Sainte-Rose1. Un glissement de terrain a révélé des sépultures sur la pente du morne Dauphine, contrefort de la Soufrière, à Matouba, commune de Saint-Claude2). Les opérations de sauvetage urgent déclenchées sur ces deux sites ont conduit à l’identification de cimetières d’époque coloniale. Désormais totalement intégrées au cadre préventif national, elles ont été réalisées par une équipe composée d’un archéologue funéraire métropolitain, d’une archéologue et historienne locale et d’un archéologue du SRA de Guadeloupe. Si cette équipe est réduite – tout comme les temps d’intervention sur le terrain –, elle est bien équilibrée, en termes de compétences, pour aborder ces types de vestiges. Les rapports d’opération sont maintenant normalisés et relativement complets, en ce qui concerne les aspects aussi bien archéologiques qu’anthropologiques et historiques. Il apparaît toutefois que le petit nombre de sépultures étudiées (4 pour le premier site et 12 pour le second) et leur état en partie déjà dégradé par les phénomènes érosifs n’ont pas permis de caractériser formellement le statut de ces cimetières, dont aucune trace n’a été retrouvée dans les archives. L’hypothèse du cimetière d’esclaves est proposée sans pouvoir être consolidée. Ces premiers résultats interrogent véritablement les lacunes concernant les pratiques funéraires de l’époque coloniale, spécialement pour ce qui concerne le traitement de la population servile. Ce type d’opération se renouvellera, à l’anse des Îles, commune de Sainte-Rose (Guadeloupe)3 suite à l’érosion littorale sur la côte nord de la Basse Terre, au canal Darboussier pour un suivi de travaux à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe)4 et à l’anse Dufour, commune de La Trinité (Martinique)5, du fait de l’érosion marine. De trop faible ampleur pour apporter des résultats solides, elles permettent cependant de documenter la répartition des ensembles funéraires au sein des territoires.

Du sauvetage à la recherche programmée, le cimetière de l’anse Sainte-Marguerite

6Pour aborder la problématique du statut des ensembles funéraires découverts hors contexte historique, il était nécessaire de s’appuyer sur un cimetière susceptible de livrer un effectif conséquent de squelettes bien conservés. Le cimetière de l’anse Sainte-Marguerite, sur la côte atlantique de la Grande Terre de Guadeloupe, a pour cela été exploré pendant cinq campagnes de fouilles, de 1997 à 2002. Ces opérations d’archéologie programmée ont été dirigées par Patrice Courtaud, du laboratoire d’anthropologie de l’université de Bordeaux, accompagné d’étudiants spécialistes de l’archéologie funéraire. Ces recherches sont complétées par des études spécialisées des sources historiques – qui se sont révélées plutôt indigentes pour ce qui concerne les cimetières –, du mobilier découvert ainsi que de l’étude biologique et biochimique des ossements. Cet ensemble funéraire, installé sur un cordon littoral sableux, se développe sur une longueur de 200 mètres et sur une largeur d’une vingtaine de mètres (Courtaud 2015). L’effectif est estimé à un millier de sujets, dont 260 ont été fouillés. La grande majorité des sépultures sont primaires, en cercueil, l’individu inhumé tête à l’ouest. Les recoupements et réductions sont fréquents. La population exhumée est constituée d’adultes de tout âge et des deux sexes ainsi que d’enfants, avec cependant un déficit des plus jeunes immatures et une surreprésentation des jeunes adultes (classe 20‑29 ans). Ces caractéristiques sont sans aucun doute liées au mode de renouvellement tout à fait particulier de cette population, par la traite négrière, et à l’exploitation outrancière des esclaves dans les champs de cannes à sucre. De plus, la population exhumée apparaît particulièrement défavorisée, essentiellement au regard des atteintes infectieuses et dégénératives et de l’état de la denture, qui suggère des conditions de vie déplorables. Ces atteintes sont assez significatives de la fréquence et de l’importance des stress biologiques subis. En revanche, les traumatismes osseux ne sont pas particulièrement fréquents (Courtaud et al. 2021). Par ailleurs, des individus porteurs d’incisives taillées y ont été repérés. Cette coutume était pratiquée chez plusieurs ethnies d’Afrique occidentale. Elle intervenait durant la puberté et s’inscrivait dans des rites de passage. Elle était interdite dans les colonies, ce qui signifie que les individus concernés étaient natifs du continent africain (Courtaud 2015). C’est le premier cimetière pour lequel, en l’absence de données historiques, l’hypothèse d’un cimetière d’esclaves a pu être avancée sur la base solide de données archéologiques et anthropologiques. Il constitue l’ensemble funéraire d’esclaves le plus vaste des Antilles parmi ceux ayant fait l’objet d’une opération archéologique (Courtaud 2015). Il a permis de poser les bases des connaissances actuelles sur les pratiques funéraires d’époque coloniale : ce n’est ni sa gestion ni son organisation qui caractérise le cimetière d’esclaves, mais son recrutement. Jusqu’à l’abolition définitive de 1848, il est réservé à la partie de la population exclue du cimetière commun (Romon et al. 2021).

À partir des années 2000, le développement de l’archéologie préventive

  • 6 Responsable d’opération : Rosemond Martias, Inrap, 2006.
  • 7 Responsable d’opération : R. Martias, Inrap, 2005.
  • 8 Responsable d’opération : Jean-Georges Ferrié, Inrap.

7Les opérations d’archéologie préventive aux Antilles vont nettement faire progresser la connaissance des cimetières d’époque coloniale [ill. 1]. Tout d’abord, les diagnostics d’archéologie préventive offrent l’occasion de reconnaître des espaces funéraires qui jusque-là étaient inconnus, notamment à l’intérieur des terres. Il s’agit d’opérations mécanisées sur des surfaces qui peuvent être importantes et dont les attentes ne sont pas, de prime abord, l’identification des lieux d’inhumation liés aux habitations. L’objectif de ces opérations n’est pas non plus de fouiller les structures découvertes au-delà de leur reconnaissance et de l’identification de leur étendue, ce dans le but de pouvoir leur appliquer des contraintes archéologiques si elles sont menacées par le projet d’aménagement. On perçoit ainsi les limites scientifiques d’une telle approche, parfois uniquement vouée à l’amendement de la carte archéologique. Ce fut le cas, par exemple, pour le diagnostic de Jabrun, sur la commune de Baie-Mahault (Guadeloupe)6, où a été identifié le cimetière des esclaves de l’habitation sucrerie Bonnet, en activité aux xviiie et xixe siècles (29 fosses sépulcrales repérées dans les sondages, 3 tombes fouillées) [ill. 2], et pour le diagnostic de Doyon, sur la commune de Capesterre-Belle-Eau (Guadeloupe)7 (38 fosses sépulcrales repérées dans les sondages, 3 tombes fouillées). Pour ce dernier, l’habitation auquel se rattache ce cimetière n’a pu être précisée. L’étude qui y a été menée permet néanmoins de discuter le devenir du cimetière des esclaves après l’abolition définitive de 1848, et notamment leur réemploi pour l’inhumation des engagés non catholiques, qui n’ont pas accès au cimetière communal (Romon et al. 2014). Le dernier diagnostic en date ayant révélé ce type de vestiges a été réalisé en avril 2019, en arrière de la plage des Raisins Clairs, sur la commune de Saint-François (Guadeloupe)8. Il permet de poser la problématique de l’extension du cimetière d’esclaves de la plage des Raisins Clairs (cf. infra), ainsi que le lien entre celui-ci et le cimetière actuel, qui possiblement était réservé aux engagés indiens à la fin du xixe siècle. Il va de soi que tenter de répondre à ces questions nécessite des travaux de recherches archéologiques et historiques de plus grande ampleur.

1. Localisation des 14 opérations où ont été mis au jour des cimetières d’époque coloniale.

1. Localisation des 14 opérations où ont été mis au jour des cimetières d’époque coloniale.

1. Fonds Saint-Jacques - Sainte-Marie – Martinique ; 2. Anse du Vieux Fort - Sainte-Rose – Guadeloupe ; 3. Morne Dauphine - Saint-Claude – Guadeloupe ; 4. Anse des Îles - Sainte-Rose – Guadeloupe ; 5. Darboussier - Pointe-à-Pitre – Guadeloupe ; 6. Anse Dufour - La Trinité – Martinique ; 7. Anse Sainte-Marguerite - Le Moule – Guadeloupe ; 8. Jabrun - Baie-Mahault – Guadeloupe ; 9. Doyon - Capesterre-Belle-Eau – Guadeloupe ; 10. Plage des Raisins Clairs - Saint-François – Guadeloupe ; 11. Cathédrale de Basse-Terre - Basse-Terre – Guadeloupe ; 12. Hôpital de la Charité - Basse-Terre – Guadeloupe ; 13. Rivière des Pères - Baillif – Guadeloupe ; 14. Anse Bellay - Les Anses-d’Arlet – Martinique.

DAO : T. Romon, Inrap.

2. Vue des tranchées du diagnostic d’archéologie préventive mené à Jabrun, commune de Baie-Mahault (Guadeloupe).

2. Vue des tranchées du diagnostic d’archéologie préventive mené à Jabrun, commune de Baie-Mahault (Guadeloupe).

Elles révèlent les fosses sépulcrales d’un possible cimetière d’esclaves. Cet espace est totalement oublié des riverains comme des historiens. C’est l’archéologie préventive qui a permis de le redécouvrir.

Cl. R. Martias, Inrap.

  • 9 Responsable d’opération : Dominique Bonnissent, Inrap, 2002.
  • 10 Responsable d’opération : Didier Paya, Afan, 2001.

8Lorsque le site est l’objet d’une fouille archéologique préventive, celle-ci est strictement encadrée par le cahier des charges scientifique émis par le SRA du territoire concerné. Bien souvent, ce dernier est très détaillé et élaboré en concertation avec les membres de la commission territoriale de la recherche archéologique de l’outre-mer. C’est alors l’aménageur qui finance la sauvegarde par l’étude des vestiges qui vont être détruits. Ce fut le cas à trois reprises en Guadeloupe, dont deux fois au début des années 2000 dans la ville de Basse-Terre : sur le parking de la cathédrale, où a pu être explorée une partie du cimetière de la paroisse Saint-François9 lors de la réfection du palais de justice, où a pu être reconnue une partie du cimetière de l’hôpital de la Charité10. Il s’agissait de cimetières parfaitement identifiés par les sources historiques. Ils ont été abordés de façon tout à fait identique à ce qui se faisait en matière de traitement archéologique des cimetières modernes au début du xxie siècle en France hexagonale, tant pour la fouille que pour les études. De plus, l’exploration des sources historiques, particulièrement riches au sujet de ces deux cimetières du chef-lieu de la colonie, ont bénéficié des compétences spécifiques développées par Laurence Verrand, une chercheuse locale, sur place et aux Archives nationales d’outre-mer (Verrand 1999 ; 2000 ; 2001). Le cimetière paroissial accueille la population libre, blanche et de couleur, de la paroisse. Son organisation est tout à fait similaire à celle des cimetières paroissiaux contemporains du royaume de France. Le cimetière de l’hôpital de la Charité reçoit principalement les étrangers et gens de mer décédés lors de leur passage sur l’île et, jusqu’à la construction de l’hôpital militaire en 1766, les défunts de la troupe. Son organisation place la gestion de l’espace disponible comme élément primordial. Celle-ci est du ressort de l’administration hospitalière, au contraire du cimetière paroissial où elle appartient à la famille du défunt, encadrée par l’autorité religieuse (Romon et al. 2014).

  • 11 Responsable d’opération : T. Romon, Inrap.
  • 12 Responsable d’opération : Martijn Van den Bel, Inrap, 2007.

9La troisième de ces opérations, concernant un cimetière d’époque coloniale oublié tant des historiens que des riverains, a été menée à Baillif (Guadeloupe) en 201011. Il a été découvert lors de l’opération de diagnostic menée pour le projet de contournement du quartier de Rivière des Pères12. Le cahier des charges émis par le SRA de Guadeloupe, très détaillé, développe les moyens et la méthodologie attendus (échantillonnage, localisation des sondages, équipe, collaborations scientifiques, études…) et intègre, en plus des études thanatoarchéologiques et historiques désormais classiques, l’approche géomorphologique et paléoenvironnementale du gisement. La volonté, partagée entre le service prescripteur et les archéologues sur le terrain, est, en l’absence d’information directe provenant des sources historiques, de parfaire la méthode d’approche du statut des défunts. Plusieurs cimetières d’époque coloniale étant susceptibles d’être implantés dans le secteur, le site pouvait indifféremment relever du cimetière paroissial du bourg primitif de Baillif, d’un cimetière d’esclaves de l’une des habitations-sucreries voisines ou encore du cimetière de l’hôpital militaire de Basse-Terre, implanté sur la commune de Baillif au début du xixe siècle. L’étude du gisement funéraire s’est donc attachée à déterminer sa nature, tant à travers l’étude des modes d’inhumation [ill. 3] que par l’analyse de la structure biologique de l’échantillon exhumé. Une analyse comparative intégrant les données issues de la fouille des autres cimetières d’époque coloniale a permis de privilégier l’hypothèse du cimetière de l’hôpital militaire de la ville de Basse-Terre, en fonctionnement dans la première moitié du xixe siècle (Kacki, Romon 2013).

3. Relevé des sépultures de la partie ouest du secteur 3, fouillées lors de l’opération d’archéologie préventive menée sur le contournement de Rivière des Pères à Baillif (Guadeloupe).

3. Relevé des sépultures de la partie ouest du secteur 3, fouillées lors de l’opération d’archéologie préventive menée sur le contournement de Rivière des Pères à Baillif (Guadeloupe).

Il s’agit du cimetière de l’hôpital militaire de Basse-Terre, utilisé dans le deuxième quart du xixe siècle.

DAO : P. Texier et C. Fouilloud, Inrap.

La problématique des destructions naturelles des ensembles funéraires

10Une partie des gisements funéraires d’époque coloniale est située sur la frange littorale et a été révélée par l’érosion marine. Cette érosion, ponctuelle, est à son maximum lors des phénomènes cycloniques. Pourtant, du fait de la remontée du niveau marin, elle est aussi continue et particulièrement active ces dernières décennies. Si elle permet la découverte de sites archéologiques, elle a aussi révélé une difficulté dans le processus d’étude et de sauvegarde de ce patrimoine : le financement des opérations archéologiques pour les vestiges menacés de destruction naturelle. En effet, bien que ces vestiges soient voués à disparaître – souvent à très court terme –, ce cas de figure n’entre pas dans le cadre de l’archéologie préventive et n’a pas de financement propre. En Guadeloupe comme en Martinique, la stratégie des services archéologiques est de recourir à des prestations, au moins pour évaluer la menace de destruction des vestiges et enregistrer les découvertes, si possible pour protéger physiquement les sites, et en dernier recours pour sauver par l’étude l’information qui va être perdue. Ces prestations sont forcément limitées par les sommes qui peuvent être mises en jeu.

  • 13 Responsable d’opération : Coralie Demangeot, Hadès.
  • 14 Responsable d’opération : Jérôme Rouquet, Inrap.

11En Guadeloupe, la plage des Raisins Clairs, connue de longue date pour livrer des ossements humains à chaque coup de mer et, en 1992, pour la découverte d’un anneau de fer interprété comme collier de servitude, est, ces dernières années, fortement impactée par l’érosion marine. Deux prestations archéologiques commandées par le SRA de Guadeloupe, conduites en 2013 et 2014, ont permis de reconnaître un cimetière d’esclaves. Le nombre de sépultures est estimé à près d’un millier. L’intervention de 2013, dont le but était d’évaluer l’extension et la densité de ce cimetière et de celui de l’Autre Bord sur la commune du Moule, a consisté à opérer par tranchées perpendiculaires à la plage. Elle a livré quarante-huit sépultures dans les sondages réalisés sur la plage des Raisins Clairs13. Celle menée en 2014 avait pour objectif de fouiller et prélever les sépultures les plus directement menacées par la houle [ill. 4] et, si possible, d’apporter des précisions sur le fonctionnement et le statut du cimetière14. C’est donc une bande de 3 mètres de large, directement en arrière du front d’érosion, qui a été fouillée. Elle a livré 111 individus. Cependant, aucun système efficace de protection de la plage n’ayant été mis en place, le problème érosif s’est reporté sur les tombes non fouillées, situées maintenant directement en arrière du front d’érosion. Pour le service prescripteur, l’ampleur du site à fouiller et le coût financier (estimé à près d’un million d’euros) sont bloquants et forcent à envisager une meilleure protection physique plutôt qu’une sauvegarde par l’étude. Cela s’envisage également dans un but de préservation du patrimoine, de son potentiel scientifique et de son caractère mémoriel, in situ. La sauvegarde par la fouille reste toutefois une option qui pourra être activée si les dispositifs de protection physique deviennent insuffisants (Bonnissent et al. 2018a).

4. Vue des sépultures en cours de fouille du cimetière de la plage des Raisins Clairs à Saint-François (Guadeloupe).

4. Vue des sépultures en cours de fouille du cimetière de la plage des Raisins Clairs à Saint-François (Guadeloupe).

Menacées par l’érosion marine, elles font très probablement partie d’un des cimetières d’esclaves du bourg de Saint-François en utilisation au xviiie siècle et dans la première moitié du xixe siècle. Ce cimetière est emblématique de la problématique de la gestion de ces sites patrimoniaux et mémoriels face à leur irrévocable destruction du fait de la remontée du niveau marin et de l’érosion.

Cl. J. Rouquet, Inrap.

  • 15 Responsable d’opération : T. Romon, Inrap, 2013.
  • 16 Responsable d’opération : T. Romon, Inrap.

12En Martinique, dans la commune des Anses-d’Arlet, l’anse Bellay est un cordon de galets situé sur la bordure sud de la baie de Fort-de-France, à l’embouchure de la ravine Maudite et juste en arrière de l’îlet à Ramier. La mer y livre régulièrement des ossements humains et de la céramique précolombienne. En 2013, les agents du SRA de Martinique dépêchés sur place y ont identifié une nécropole précolombienne d’importance, découverte qui a justifié la commande d’une première prestation d’évaluation archéologique15. Celle-ci a consisté à fouiller une bande d’un mètre de largeur, parallèle au rivage, afin de permettre la mise en place d’une protection physique de la berge par le Conservatoire du littoral. Ces investigations ont permis de préciser la chronologie et la fonction de l’espace funéraire découvert : un cimetière d’époque coloniale [ill. 5] au statut à déterminer, le creusement de ses tombes recoupant des niveaux précolombiens. Une seconde prestation, concernant toute l’anse et dont l’objectif était d’en évaluer le potentiel archéologique – tant précolombien que d’époque coloniale –, a alors été commandée et réalisée en 201516. Au-delà de la reconnaissance des occupations précolombiennes, cette opération a montré que la conservation du cimetière était très résiduelle et intégralement menacée par l’érosion marine, à très court terme.

5. Trois sépultures du cimetière de l’Anse Bellay (Anses d’Arlet, Martinique), probablement un cimetière d’esclaves, lui aussi menacé par l’érosion littorale.

5. Trois sépultures du cimetière de l’Anse Bellay (Anses d’Arlet, Martinique), probablement un cimetière d’esclaves, lui aussi menacé par l’érosion littorale.

Leur fouille exhaustive a permis de documenter le traitement de ces corps par la société coloniale.

Cl. T. Romon, Inrap.

13Dans l’optique de documenter les restes de ce cimetière, une opération triennale d’archéologie programmée a été déposée auprès du SRA de Martinique. Réalisée de 2017 à 2019, elle a pour objectif de discuter le statut de ce cimetière, en interrogeant les sources archéologiques et historiques, puis d’analyser la biologie et l’état sanitaire de la population inhumée. Les premiers résultats – localisation et organisation du cimetière, pratiques funéraires et culturelles, démographie – convergent vers une même interprétation. Le cimetière de l’anse Bellay n’était probablement ni un cimetière paroissial, ni un cimetière militaire, ni un cimetière de catastrophe, ni un cimetière de maître. L’hypothèse d’un cimetière d’esclaves semble la plus probable. Elle reste à confirmer par l’étude à venir de la série ostéologique.

14Bien qu’elles évoluent au cours du temps et que, pour les esclaves, elles soient très dépendantes du maître, les pratiques funéraires de la population coloniale sont maintenant documentées par l’archéologie. Elles sont, pour les libres comme pour les esclaves, très proches de celles en usage en France continentale à la même époque. Les morts sont inhumés, souvent en cercueil, dans un lieu réservé à cet effet : le cimetière. Toutefois, chaque composante de la société coloniale a son espace funéraire propre et distinct. Chaque cimetière est ainsi caractérisé par son recrutement : le cimetière paroissial puis communal pour les résidents libres, le cimetière des esclaves pour les esclaves et le cimetière de l’hôpital pour les étranger (marchands, marins et soldats). L’organisation du cimetière des libres et celle de celui des esclaves sont assez similaires, à l’encontre de ce qui est observé dans le cimetière des étrangers. Dans ce dernier, c’est l’administration qui décide de cette organisation. Dans le cimetière des libres comme dans celui des esclaves, bien que l’encadrement religieux soit prépondérant, on met en évidence, par le recoupement des sépultures, le choix de l’emplacement et la volonté de rapprocher des individus. Assurément lié à des critères familiaux pour les libres, le caractère de regroupement pour les esclaves reste à préciser. Toutefois, l’empreinte de la population inhumante, c’est-à-dire des esclaves eux-mêmes, est clairement perceptible dans ce choix.

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Bibliographie

CAOM : Centre des archives d’outre-mer
Cera : Centre d’études et de recherches archéologiques

Pour les opérations archéologiques citées dans cet article, les références, notices et documents liés des rapports sont consultables sur le catalogue des fonds documentaires de l’Inrap : https://dolia.inrap.fr/, ou dans les SRA.

Bonnissent D., Courtaud P., Legendre Y., Leroy D., Romon T., Rouquet J., Stouvenot C. 2018a : Les cimetières littoraux de la période coloniale. Prévenir une destruction annoncée en Guadeloupe et en Martinique, Les nouvelles de l’archéologie, 150, p. 59-64.

Bonnissent D., Leroy D., Motte V., Payraud N. 2018b : Le développement de l’archéologie de la période coloniale dans les outre-mer, Les nouvelles de l’archéologie, 150, p. 8-12.

Courtaud P. 2015 : Le cimetière, miroir de l’esclavage ? Cimetière d’anse Sainte-Marguerite (Le Moule, Guadeloupe), in Courtaud P., Kacki S., Romon T. (dir.), Cimetières et identités, Bordeaux, MSHA - Ausonius éditions (coll. Thanat’Os, 3), p. 103-114.

Courtaud P., Dutour O., Romon T. 2021 : Les esclaves de la période coloniale aux Antilles : la pathologie infectieuse, entre textes et témoignages osseux, in Kacki S., Réveillas H., Knüsel C. (dir.), Rencontre autour du corps malade. Prise en charge et traitement funéraire des individus souffrants à travers les siècles, Actes de la 10e rencontre du Gaaf, Athénée municipal de Bordeaux, 23 au 25 mai 2018, Reugny, France, Groupe d’anthropologie et d’archéologie funéraire (coll. Publication du Gaaf, 10), p. 189-195.

Delpuech A. 2007 : Archéologie historique en Guadeloupe, Les nouvelles de l’archéologie, 108/109, p. 101-112.

Delpuech A., Jacob J.-P. (dir.) 2014 : Archéologie de l’esclavage colonial, Actes du colloque international, Paris, musée du Quai-Branly, 9-11 mai 2012, Paris, La Découverte - Inrap, 407 p.

Kacki S., Romon T. 2013: From burials to population identity: archaeological appraisal of the status of a Lesser Antilles colonial cemetery (Baillif, Guadeloupe), Antiquity, 87-337, p. 829-839.

Romon T., Courtaud P., Kacki S. 2014 : L’esclavage dans la société coloniale. Les cimetières de Guadeloupe, un champ d’investigation privilégié, in Delpuech A., Jacob J.-P. (dir.) 2014, p. 347-359.

Romon T., Courtaud P., Rouquet J., Kacki S. 2021 : Les pratiques funéraires dans les Petites Antilles françaises à l’époque coloniale, entre tradition et métissage, in Figeac M., Balavoine L. (dir.), Échanges et métissage des cultures matérielles entre la Nouvelle-Aquitaine et les outre-mers (XVIIIe-XIXe s.), Pessac, Maison des sciences de l’Homme d’Aquitaine, p. 53-62.

Rostain S. 2007 : L’archéologie des départements français d’Amérique, Les nouvelles de l’archéologie, 108/109, p. 5-6.

Verrand L. 1999 : Étude du cimetière de l’hôpital Saint-Jean-Baptiste de la Charité, Basse-Terre, Guadeloupe, volet de recherche CAOM, SRA Guadeloupe, 40 p.

Verrand L. 2000 : La cathédrale de Basse-Terre, Notre-Dame de Guadeloupe, rapport d’étude d’archives au CAOM, SRA Guadeloupe, 44 p.

Verrand L. 2001 : Le cimetière de la cathédrale de Basse-Terre, rapport d’étude d’archives au CAOM, SRA Guadeloupe, 38 p.

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Notes

1 Responsable d’opération : Michel Pichon, Afan, 1996.

2 Responsable d’opération : Xavier Rousseau, ministère de la Culture, 1996.

3 Responsable d’opération : Christian Stouvenot, ministère de la Culture, 2008.

4 Responsable d’opération : T. Romon, Inrap, 2015.

5 Responsable d’opération : Alexandre Coulaud, Inrap, 2016.

6 Responsable d’opération : Rosemond Martias, Inrap, 2006.

7 Responsable d’opération : R. Martias, Inrap, 2005.

8 Responsable d’opération : Jean-Georges Ferrié, Inrap.

9 Responsable d’opération : Dominique Bonnissent, Inrap, 2002.

10 Responsable d’opération : Didier Paya, Afan, 2001.

11 Responsable d’opération : T. Romon, Inrap.

12 Responsable d’opération : Martijn Van den Bel, Inrap, 2007.

13 Responsable d’opération : Coralie Demangeot, Hadès.

14 Responsable d’opération : Jérôme Rouquet, Inrap.

15 Responsable d’opération : T. Romon, Inrap, 2013.

16 Responsable d’opération : T. Romon, Inrap.

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Table des illustrations

Titre 1. Localisation des 14 opérations où ont été mis au jour des cimetières d’époque coloniale.
Légende 1. Fonds Saint-Jacques - Sainte-Marie – Martinique ; 2. Anse du Vieux Fort - Sainte-Rose – Guadeloupe ; 3. Morne Dauphine - Saint-Claude – Guadeloupe ; 4. Anse des Îles - Sainte-Rose – Guadeloupe ; 5. Darboussier - Pointe-à-Pitre – Guadeloupe ; 6. Anse Dufour - La Trinité – Martinique ; 7. Anse Sainte-Marguerite - Le Moule – Guadeloupe ; 8. Jabrun - Baie-Mahault – Guadeloupe ; 9. Doyon - Capesterre-Belle-Eau – Guadeloupe ; 10. Plage des Raisins Clairs - Saint-François – Guadeloupe ; 11. Cathédrale de Basse-Terre - Basse-Terre – Guadeloupe ; 12. Hôpital de la Charité - Basse-Terre – Guadeloupe ; 13. Rivière des Pères - Baillif – Guadeloupe ; 14. Anse Bellay - Les Anses-d’Arlet – Martinique.
Crédits DAO : T. Romon, Inrap.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/13071/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 117k
Titre 2. Vue des tranchées du diagnostic d’archéologie préventive mené à Jabrun, commune de Baie-Mahault (Guadeloupe).
Légende Elles révèlent les fosses sépulcrales d’un possible cimetière d’esclaves. Cet espace est totalement oublié des riverains comme des historiens. C’est l’archéologie préventive qui a permis de le redécouvrir.
Crédits Cl. R. Martias, Inrap.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/13071/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 729k
Titre 3. Relevé des sépultures de la partie ouest du secteur 3, fouillées lors de l’opération d’archéologie préventive menée sur le contournement de Rivière des Pères à Baillif (Guadeloupe).
Légende Il s’agit du cimetière de l’hôpital militaire de Basse-Terre, utilisé dans le deuxième quart du xixe siècle.
Crédits DAO : P. Texier et C. Fouilloud, Inrap.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/13071/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 438k
Titre 4. Vue des sépultures en cours de fouille du cimetière de la plage des Raisins Clairs à Saint-François (Guadeloupe).
Légende Menacées par l’érosion marine, elles font très probablement partie d’un des cimetières d’esclaves du bourg de Saint-François en utilisation au xviiie siècle et dans la première moitié du xixe siècle. Ce cimetière est emblématique de la problématique de la gestion de ces sites patrimoniaux et mémoriels face à leur irrévocable destruction du fait de la remontée du niveau marin et de l’érosion.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/13071/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 757k
Titre 5. Trois sépultures du cimetière de l’Anse Bellay (Anses d’Arlet, Martinique), probablement un cimetière d’esclaves, lui aussi menacé par l’érosion littorale.
Légende Leur fouille exhaustive a permis de documenter le traitement de ces corps par la société coloniale.
Crédits Cl. T. Romon, Inrap.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/13071/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 659k
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Pour citer cet article

Référence papier

Thomas Romon, « Trente années de recherche sur les pratiques funéraires coloniales à la Martinique et à la Guadeloupe »Archéopages, Hors-série 6 | -1, 219-225.

Référence électronique

Thomas Romon, « Trente années de recherche sur les pratiques funéraires coloniales à la Martinique et à la Guadeloupe »Archéopages [En ligne], Hors-série 6 | 2022, mis en ligne le 13 juillet 2023, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/13071 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/archeopages.13071

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Auteur

Thomas Romon

Inrap, UMR 5199 « Pacea »

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