1L’abbaye de Noirlac, établie en Berry à 40 kilomètres au sud de Bourges, est tout à la fois un site patrimonial, un site naturel et un équipement culturel de première importance en région Centre-Val de Loire. À ce titre, elle est le point de convergence d’enjeux multiples, parmi lesquels figure sa dimension archéologique [ill. 1].
1. L’abbaye de Noirlac lors du diagnostic conduit en 2017.
Vue de l’aile sud, abritant notamment le réfectoire des moines et le chauffoir.
A. Luberne, Inrap.
2Fille de Clairvaux, fondée en 1136 dans la vallée du Cher par Robert de Châtillon – un parent de saint Bernard –, l’abbaye cistercienne de Noirlac, anciennement la Maison Dieu, s’inscrit dans un espace naturel de bocage au cœur du Boischaut Sud. Fortifiée et dotée d’une garnison au xve siècle, pillée et partiellement ruinée lors des guerres de Religion, restaurée et transformée au xviiie siècle, vendue comme bien national, sauvée des destructions révolutionnaires et postrévolutionnaires par sa transformation en manufacture de porcelaine, elle est classée au titre des monuments historiques en 1862. Après une tentative de restauration et de conservation par l’installation d’un orphelinat industriel et agricole en 1893, le département du Cher en fait l’acquisition en 1909. Cantonnement pour l’armée américaine en 1918, elle commence à être restaurée avant de devenir un centre d’internement pour les réfugiés espagnols en 1938-1939. Il faut attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour que soient entreprises des campagnes systématiques de restauration de l’édifice qui, comme pour tout monument de cette envergure, ne sont jamais véritablement interrompues.
- 1 Responsable d’opération : Jean-François Chevrot, service départemental d’archéologie du Cher, 1999.
- 2 Responsable d’opération : Simon Bryant.
3Dès son classement, l’abbaye retient l’attention des chercheurs et fait l’objet d’importantes communications aux sessions de la Société française d’archéologie qui se tiennent à Bourges en 1898 et 1931 (pour une bibliographie détaillée, voir Kaurin dir. 2019). Parallèlement à l’action déterminante des architectes en charge de sa restauration, des recherches archéologiques sont entreprises par des amateurs éclairés, par les architectes eux-mêmes puis par des archéologues professionnels, jusqu’au suivi systématique permis par l’archéologie préventive. Noirlac illustre ainsi l’histoire de notre discipline. Des premières fouilles de la fin du xixe siècle jusqu’à l’entre-deux-guerres, on ne sait rien ou presque. La qualité de la documentation augmente ensuite progressivement au fil des décennies, jusqu’au diagnostic sur les anciennes cuisines1 suivi de leurs fouilles en 1999-2000 par l’Afan2, qui constituent les premières véritables opérations d’archéologie préventive sur le site de Noirlac.
- 3 Diagnostic préalable à la réalisation de réseaux enterrés à l’extérieur de l’enceinte de l’abbaye e (...)
- 4 Diagnostic préalable à la mise en conformité du cloître et à la sécurisation des ailes en 2010. Res (...)
- 5 Diagnostic préalable à l’extension de la conciergerie et à la construction d’un bâtiment logistique (...)
- 6 Fouille préventive préalable à la mise en conformité des bâtiments conventuels en 2011, à la créati (...)
4La création en 2008 d’un centre culturel de rencontre au sein de l’abbaye marque le début d’une succession de nouveaux aménagements qui, dans le cadre de la loi sur l’archéologie préventive, donnent lieu à plusieurs diagnostics archéologiques effectués par l’Inrap préalablement à la création de réseaux3, à la mise en conformité électrique des bâtiments conventuels4 ou encore à la création de nouveaux bâtiments destinés aux activités du centre culturel de rencontre5. Certains sont suivis d’opérations de fouille, ouvertes à une pluralité d’opérateurs et finalement réalisées par Éveha6. On compte ainsi pas moins de sept opérations d’archéologie préventive entre 2008 et 2016 [ill. 2].
2. Plan général de localisation des opérations archéologiques menées sur le site de Noirlac depuis les années 1930.
Ces opérations s’inscrivent dans une emprise de l’ordre de 3,5 ha. Depuis le tournant des années 2000, les diagnostics ont permis d’ouvrir au total environ 1 900 m² de sondages, tandis que les fouilles couvrent une surface totale d’environ 2 170 m².
J.-P. Gay, Inrap.
5Ces nouveaux aménagements étant conçus pour porter le moins possible atteinte au monument et à son environnement immédiat, les opérations archéologiques prennent la forme d’une multitude d’observations ponctuelles qui peinent à faire sens. Dictées par l’implantation des travaux, elles sont pour la plupart placées à l’intérieur des bâtiments monastiques ou à proximité immédiate. Elles livrent des vestiges variés, appréhendés de manière très partielle. Les plus anciens témoignent d’occupations antérieures à l’arrivée des moines blancs. Ils se présentent sous la forme d’un puits et de bâtiments renvoyant à une occupation rurale des xe‑xie siècles et de quelques sépultures de la même période. D’autres permettent d’entrapercevoir le chantier de construction de l’abbaye, qu’il s’agisse de la découverte d’une zone de gâchage de mortier dans la galerie nord du cloître ou des premiers indices attestant de la présence d’une forge à l’extérieur des bâtiments conventuels. Les tranchées réalisées dans les bâtiments conventuels livrent régulièrement des maçonneries de précédents états, notamment de l’église.
6Comme attendu, les découvertes de sépultures sont fréquentes. Une cinquantaine ont été fouillées depuis 2009, leur datation s’étirant du xiiie au xviiie siècle. Les espaces investis sont classiques dans un cadre monastique (église abbatiale, cloître, salle capitulaire) ou plus surprenants, comme le dernier cimetière de l’abbaye, identifié le long du mur occidental du bâtiment des communs, hors de l’enclos monastique. Un dépôt d’une centaine de monnaies en argent et en or datées du xive siècle a été mis au jour sous le dallage de l’entrée de la salle capitulaire. Plusieurs tranchées ont permis d’appréhender les fossés défensifs qui ceinturaient l’abbaye, creusés au xve siècle et comblés au xviiie siècle. Si les cisterciens sont réputés pour leur maîtrise de l’eau et la qualité de leurs aménagements hydrauliques, les vestiges reconnus à Noirlac sont pour l’instant très ténus et relèvent tous de travaux réalisés au xviiie siècle : un imposant collecteur d’eau appréhendé à de multiples reprises et destiné à drainer les eaux s’écoulant depuis le coteau qui surplombe au nord l’abbaye, postérieur aux années 1775-1776 ; un puits à main et un mur de terrasse fouillés au nord-est de l’église abbatiale et contribuant à l’aménagement des jardins.
7Nombre de vestiges renvoient à l’histoire récente de l’abbaye. Certains restent mal caractérisés, comme les maçonneries identifiées dans l’avant-cour de l’abbaye ; d’autres renvoient sans aucun doute à la reconversion du site en manufacture de porcelaine au début du xixe siècle. Ici, l’archéologie apporte des informations complémentaires à celles fournies par les archives et les photographies d’époque. Si l’on sait que le chapitre est transformé en entrepôt pour les céramiques et que le cellier accueille des cuves de trempage et de rinçage, les interventions archéologiques ont permis de démontrer la présence, jusque-là supposée, de fours dans l’église abbatiale et de révéler la présence d’ateliers à l’extérieur des bâtiments monastiques, notamment au nord de l’église. Des rejets de la manufacture sont par ailleurs présents dans la partie supérieure des stratigraphies de nombreuses tranchées situées à l’extérieur des bâtiments, permettant de documenter ses productions et leurs procédés de fabrication. Les opérations archéologiques sont également l’occasion de recherches aux archives départementales du Cher, qui permettent de mieux comprendre les circonstances dans lesquelles s’inscrit la fortification de l’abbaye et l’évolution du site, depuis sa vente comme bien national en 1790 jusqu’à son acquisition par le conseil général du Cher en 1910. Au début des années 2010, il se dégage de l’ensemble de cette histoire une impression de mitage sans véritable cohérence scientifique, en dépit de la qualité des opérations, aux résultats peu valorisés.
8En 2014, le conseil départemental du Cher, poursuivant sa politique de développement, envisage la création d’un aménagement paysager contemporain confié à Gilles Clément, sur l’intégralité de l’enclos abbatial et ses abords, pour faire la liaison entre l’abbaye et le bocage qui se développe jusqu’à la rive du Cher. Devant la grande susceptibilité du projet au regard de l’archéologie, une prospection géophysique est engagée début 2016 par le conseil départemental du Cher. Celle-ci révèle de nombreuses anomalies d’origine anthropique. Un nouveau diagnostic archéologique est alors prescrit pour accompagner la création de ce nouvel aménagement.
- 7 Responsable d’opération : P. Poulle, Inrap.
9Couvrant une surface de 3,3 ha, le diagnostic réalisé en 2017 constitue la plus importante opération menée sur le site de Noirlac7. De ce fait, il est très vite apparu qu’elle devait faire contrepoint à toutes les interventions qui avaient été menées jusque-là et être envisagée comme un trait d’union. Il s’agissait d’élargir le champ pour mettre en cohérence l’apport de plusieurs décennies de recherche archéologique sur un site emblématique. Les perspectives étaient triples : disposer de l’ensemble des éléments de décision pour accompagner le projet d’aménagement paysager ; valoriser l’apport de l’archéologie à la connaissance de Noirlac ; penser un outil pouvant orienter la réflexion sur les aménagements futurs.
10L’Inrap a d’abord proposé, préalablement au démarrage de l’opération, la mise en place d’un système d’information géographique (SIG) localisant l’ensemble des sondages et emprises de fouilles connues, intégrant et présentant de manière homogène l’ensemble des vestiges relevés en plan. L’Inrap a également mobilisé ses spécialistes en prospections géophysiques pour procéder à une nouvelle analyse des données issues des prospections réalisées en 2016. Les images obtenues fournissant des éléments archéologiquement utiles ont été retraitées et réinterprétées pour en permettre une exploitation optimale [ill. 3].
3. Emprise supposée de l’atelier métallurgique contemporain de la construction de l’abbaye.
Restituée à partir des observations réalisées lors des diagnostics de 2014 et 2016 ainsi que de la cartographie des anomalies magnétiques identifiées lors des prospections géophysiques.
F. David, G. Hulin et F.-X. Simon, Inrap.
11La mise en place de la phase terrain a dû composer avec la programmation du centre culturel de rencontre. Il s’agissait d’interférer le moins possible avec le fonctionnement du lieu et d’avoir quitté le terrain avant le démarrage de la saison touristique. La mise au jour au cour de l’opération de vestiges particulièrement didactiques – forges de l’abbaye [ill. 4], aménagements de berges, dernier cimetière de l’abbaye [ill. 5], zones d’épandage des rejets de la manufacture de porcelaine – a été immédiatement envisagée comme base du dialogue qui allait devoir être mené, ce qui a conduit à enrichir la méthode d’intervention initialement prévue. En effet, les vastes épandages de rejets de la manufacture de porcelaine ou les vestiges des ateliers métallurgiques contemporains de la construction de l’abbaye se signalaient par des jeux de contraste entre noir et blanc se détachant sur les limons et rendant la stratigraphie immédiatement accessible, même au non-archéologue. Une attention particulière a donc été portée à la documentation graphique, notamment à travers la réalisation de relevés des coupes par photographies redressées.
4. Vue des vestiges de l’atelier métallurgique contemporain de la construction de l’abbaye.
B. Wedajo, Inrap.
5a. Localisation des différentes sépultures découvertes dans l’abbaye et à ses abords.
M. Larcher-Chemin, Inrap.
5b. Sépulture du dernier cimetière de l’abbaye, fonctionnant de 1758 à 1790, identifié à l’ouest du bâtiment des communs.
F. David, Inrap.
12Cette opération étant la première permettant de documenter les abords de l’abbaye au sud en direction du Cher, l’Inrap a également engagé une étude géomorphologique couplant étude documentaire, observations détaillées des dépôts superficiels, sondages profonds et carottages orientés selon un axe nord-sud perpendiculaire à celui de la vallée. Cette étude a permis de restituer la morphologie générale des dépôts et d’apporter des éléments permettant de mieux comprendre certains aménagements identifiés lors des différentes opérations archéologiques.
13Enfin, capitalisant sur l’ensemble de la documentation acquise au cours de ce diagnostic et des opérations antérieures, l’Inrap a tenté de dresser un état de la conservation du site de Noirlac en s’appuyant sur la méthode adoptée par les « Documents d’évaluation du patrimoine archéologique des villes de France » (DEPAVF). Ce faisant, il a été possible de proposer une cartographie du niveau d’apparition des vestiges et de l’estimation de leur puissance stratigraphique [ill. 6]. Le niveau d’apparition des vestiges considère principalement des éléments liés à la manufacture de porcelaine, qui composent la séquence supérieure de la stratigraphie de la plupart des tranchées et ouvertures qui ont été réalisées sur le site de l’abbaye. L’épaisseur stratigraphique des niveaux archéologiques reste plus difficile à évaluer. En effet, dans l’enclos abbatial, les ouvertures se sont soit arrêtées sur le niveau d’apparition des vestiges, soit limitées à l’exploration des niveaux supérieurs, avec quelques observations ponctuellement plus profondes. À l’extérieur de l’enclos abbatial, aucune tranchée n’a atteint le terrain naturel, des dépôts d’alluvions récents recouvrant même des niveaux médiévaux sur une profondeur supérieure à 1,20 m. En dépit des difficultés inhérentes à l’exercice, les cartographies établies fournissent deux informations essentielles pour la gestion du site.
6. Variation des épaisseurs des sédiments protégeant les vestiges archéologiques établie par relevé des épaisseurs de recouvrement des vestiges archéologiques et carte d’interpolation triangulaire (TIN) à partir de ces points.
En vert, l’épaisseur protégeant les vestiges est importante (plus de 50 cm) ; en rouge, les vestiges sont affleurants.
J.-P. Gay, C. Lallet, S. Badet et C. Font, Inrap.
14Les résultats de cette opération ont permis de nouer un dialogue constructif avec le conseil départemental du Cher, Gilles Clément et l’équipe en charge de mettre en œuvre le projet, mais aussi avec les autres services patrimoniaux de l’État. Il s’est agi de trouver le point d’équilibre entre la préservation in situ des vestiges et la cohérence du projet, tout à la fois création contemporaine visant à respecter l’histoire du lieu et élément fonctionnel structurant la gestion des flux de visiteurs. Les adaptations furent nombreuses, influant sur le choix des espèces végétales, la mise en œuvre des parterres et leur alimentation en eau, conduisant aussi au déplacement d’un des éléments majeurs que constituait le verger. Pensé initialement dans le secteur où le diagnostic a révélé les ateliers métallurgiques contemporains de la construction de l’abbaye, il a été déplacé dans une zone qui a toujours été ouverte, laissant une pâture protéger les vestiges.
- 8 PCR « L’abbaye cistercienne de Noirlac (Bruère-Allichamps, Cher) », coordonné par J. Kaurin, I. Pig (...)
15Cette opération a ensuite permis de mettre en place un projet de valorisation associant les deux opérateurs ayant réalisé les opérations archéologiques récentes – l’Inrap et le bureau d’études Éveha –, sous l’égide du service régional de l’archéologie (SRA). Il a pris la forme d’une publication destinée à un public large, au sein de la collection « Patrimoine protégé » de la Drac Centre - Val de Loire, parue à l’occasion des journées archéologiques de la région Centre - Val de Loire en avril 2019 et largement diffusée auprès du centre culturel de rencontre de l’abbaye de Noirlac (Kaurin 2019). La dernière étape est celle de la diffusion auprès de la communauté scientifique. La capacité du collectif à travailler ensemble ayant été éprouvée au cours de cette première publication, un projet collectif de recherche (PCR) a été déposé en 2020, soutenu par le SRA Centre - Val de Loire, l’Inrap et Éveha8. L’objectif de ce PCR est de produire une synthèse des données acquises sur l’abbaye cistercienne de Noirlac au terme de plusieurs décennies de recherches, nécessitant l’approfondissement de certaines études – céramologiques et métallographiques notamment –, une étude du bâti et des recherches documentaires complémentaires pour mieux comprendre la nature des vestiges mis au jour.